Du champs de bataille à la toile : la « guerre de l’information » a-t-elle atteint son paroxysme ?

Désinformation, propagande, manipulation… la « guerre de l’information » n’est pas un
phénomène nouveau mais ces pratiques ont pris une nouvelle dimension. A l’ère du tout
numérique, de l’information en temps réel et en continu, des fake news, où l’information
circule plus rapidement, plus facilement et n’est plus le monopole d’autorités officielles ou
médiatiques. Les récents conflits en Ukraine et au Proche-Orient en témoignent de façon
particulièrement poignante : la guerre se mène aujourd’hui aussi bien sur le champs de
bataille que sur la toile; et de plus en plus.
Par Amélie Rives

Une guerre de récits

La guerre des narratifs fait rage. Tant sur le front russo-ukrainien qu’à Gaza, une campagne
de désinformation chasse l’autre. Le Centre de suivi de la mésinformation sur la guerre Israël
– Hamas de NewsGuard décomptait ainsi au 21 décembre, 77 « mythes » relayés sur 242
sites d’information. Au 15 décembre, le Centre de suivi Russie-Ukraine de l’organisation
avait également identifié 453 sites diffusant des fausses informations sur le conflit en
Ukraine. Ces opérations visent principalement à décrédibiliser ou déstabiliser le pouvoir et
démoraliser les citoyens, autant qu’à transformer la réalité pour remporter un avantage
compétitif. « C’est très clair en Ukraine, où les récits diffusés par les autorités poursuivent le
double objectif de maintenir sur la durée une mobilisation nationale contre l’adversaire russe,
et d’assurer le soutien constant de l’Occident tout en provoquant l’isolement croissant de la
Russie sur la scène internationale. » explique Julien Nocetti, chercheur associé à l’Institut
français des relations internationales (IFRI). Beaucoup mieux préparée que lors de l’invasion
de la Crimée en 2014, l’Ukraine démontre en effet depuis 2022 une véritable « résilience
informationnelle ».
Il est vrai qu’elle a su apprendre des stratégies informationnelles de la Russie, qui règne en
maître dans ce domaine. Depuis 2016, la stratégie du Kremlin vise à « semer le doute et la
discorde au sein des opinions et des gouvernements pour paralyser la prise de décision et
alimenter la division des classes politiques occidentales. » rappelle Julien Nocetti. En 2022, il
a instrumentalisé le bombardement de la maternité de Marioupol pour diffuser des narratifs
infondés visant à nier son implication et diviser ses adversaires : l’établissement accueillerait
des troupes ukrainiennes utilisant les femmes comme boucliers humains, la femme évacuée
serait une dangereuse combattante, etc… « Mais on a aussi observé au début de la guerre
une claire évolution de son discours marqué par un affranchissement des codes
diplomatiques traditionnels, avec des termes très connotés : “génocide”, “junte toxicomane”…
Un discours injurieux visant à capter l’attention médiatique internationale, mais qui s’est
finalement avéré plutôt contre-productif. » poursuit Julien Nocetti. Une stratégie qui s’appuie
sur un arsenal désormais hybride de canaux et de relais d’influence pleinement intégrés à
ses stratégies politiques et militaires, autour des médias d’Etat Russia Today et Sputnik. « Ils
font partie à la fois d’une stratégie étatique, officielle et visible, en même temps qu’ils sont
intégrés à une nébuleuse para-étatique et bien plus difficile à retracer avec précision qui
repose sur des personnages comme jusqu’à récemment Evgueni Prigogine. » précise le
chercheur.

Nouveaux outils, nouveaux acteurs

A l’ère du tout numérique, l’information n’est plus le monopole des journalistes et la
propagande n’est plus celui des autorités officielles. La privatisation des canaux de diffusion
et de l’accès à l’information semble aussi avoir franchi une nouvelle étape avec l’entrée en
jeu de messageries comme Telegram, WhatsApp et Signal, qui plus encore que les réseaux sociaux échappent en grande partie à la modération. Elles sont notamment au cœur du
dispositif informationnel russe en Ukraine, à la fois canaux de diffusion de qui se produit sur
le théâtre d’opération et prolongement de ce théâtre. Un des principaux canaux anglophones
prorusses, « Intel Slava Z », rassemble ainsi plus de 417 000 abonnés, et le canal
russophone russe «  Rybar  » plus de 1,2 million. De fait, plus que jamais depuis l’invasion de
l’Ukraine, la population civile est à la fois actrice de la fabrique et de la diffusion de
l’information et victime de ces informations diffusées et relayées en temps réel sans filtre ni
vérification. « Ça n’est pas nouveau mais c’est désormais systématique. Les populations
participent activement à ces conflits en documentant en temps réel le champs de bataille,
aidées par la démocratisation des outils d’Open source intelligence dont le coût d’entrée
reste très accessible. Mais elles sont aussi constamment ciblées, soumises à des flux
permanents d’images à la symbolique très forte visant à diluer la vérité et l’authentique dans
la confusion pour désorienter l’adversaire. » commente Julien Nocetti.
Faire douter de la vérité, c’est aussi ce à quoi est employée l’IA. Depuis le 7 octobre, les
images et vidéos générées par l’IA ont ainsi connu une augmentation sans précédent à
Gaza. « Cette évolution s’explique en grande partie par les progrès de l’IA, particulièrement
des techniques de lip syncing qui donnent des vidéos de meilleure qualité, plus crédibles, qui
deviennent vite virales. » souligne Chine Labbé, rédactrice Europe chez NewsGuard, et de
préciser : « Ces méthodes ont essaimé et se retrouvent aujourd’hui sur le théâtre ukrainien.
Et quand elles ne sont pas utilisées directement, c’est le spectre de l’IA qui est brandi pour
faire douter de la crédibilité d’une information pourtant réelle. » A présent, c’est l’utilisation
des chatbots d’IA génératives qui est redoutée, pour générer à moindre cout des discours de
propagande et de désinformation. « Audité en ce sens Google Bard et ChapGPT sont
exécutés dans respectivement 80% et 98% des cas, produisant des narratifs de
désinformation, précis, convaincants, étayés… » s’inquiète Chine Labbé, qui poursuit : « Par
exemple, Global Village, un site entièrement généré par IA, a lancé une infox devenue virale
sur le prétendu suicide du prétendu psychiatre de Netanyahou. Et les méthodes
traditionnelles restent très efficaces : on continue de photoshopper des mémos
gouvernementaux, de sortir des vidéos de leurs contextes… »

Contre-attaquer avec éthique

Lutter contre ces attaques informationnelles sans recourir à ces pratiques dont l’éthique est
plus que contestable est un véritable défi. Il reste difficile aujourd’hui de déterminer l’origine
de ces campagnes, tout au plus peut-on savoir par quels comptes ou individus elle a été
relayée et amplifiée. Les changements de politiques de certaines plateformes ajoutent à la
perte de lisibilité dans ce flot d’information. Par exemple, il suffit désormais de payer pour
obtenir un compte « vérifié » synonyme de légitimité sur X. Or près de 75% 1 des informations
fausses liées à la guerre en Israël sur X proviendraient de ces comptes. Les Etats ont bien
tenté d’embarquer plateformes et réseaux sociaux et de les inciter ou de les contraindre à
contrôler leurs contenus, mais le résultat n’est pour l’instant pas convainquant, car les
acteurs de la tech ont toujours été réticents à prendre partie (géo)-politiquement. Mais « s’ils
ont longtemps plutôt fait partie du problème, il semblerait que depuis le début du conflit en
Ukraine au contraire ils cherchent plutôt à se positionner sur le volet solutions » note Julien
Nocetti. Comme Google en participant à documenter les crimes de guerre russes, ou comme
Apple en bloquant les achats sur l’AppStore et l’iTunes Store depuis la Russie, ou encore
YouTube en démonétisant Sputnik et Russia Today…
Pour jouer sur le même terrain sans utiliser les mêmes armes que leurs adversaires,
certaines approches proposent de déconstruire les discours par l’humour et le sarcasme. Depuis quelques années, des réflexions émergent aux Etats-Unis sur la place des mèmes
dans la guerre et plus précisément dans des manœuvres informationnelles. Taïwan les a
déjà intégrés à son arsenal de lutte contre la désinformation et la propagande chinoise
« généralement en utilisant la nature humoristique des mèmes pour déformer ou dépeindre
les opérations chinoises comme des actes insignifiants menés par un Etat faible. […] les
mèmes permettent de dissiper la colère que la désinformation cherche à susciter et rendent
tout aussi risibles ceux qui perpétuent la désinformation chinoise. Comme tout vaccin, ils
contiennent une forme atténuée du virus qu’ils combattent » 2
Mais dans cette guerre de l’information, ce sont aussi les médias qui sont en première ligne.
Souvent pris à partie, ils se sont rapidement saisis de cet enjeu qui remet en cause leur
indépendance et leur liberté. Beaucoup ont par exemple mis en place des services et outils
de fact-checking. De son côté, NewsGuard a développé les Empreintes de la
Mésinformation, un catalogue des principales infox en circulation qui permet de fournir aux
analystes ou outils d’IA ou de social listening les informations nécessaires pour les suivre
dans un format lisible par la machine (formules, liens, mots clés et hashtags…). Pour contrer
ces flots ininterrompus d’informations non fiables, le rôle des médias est primordial. Si
certains semblent l’avoir oublié, d’autres s’attachent toujours à produire et délivrer une
information de qualité, vérifiée sur le terrain, étayée par des témoignages de première main.
Une mission parfois difficile sur certains théâtres où l’accès direct à l’information est
complexe et où les dangers sont nombreux. Reporters sans frontière rappelait en février
2023, la mort de 8 journalistes depuis le début de la guerre en Ukraine. 3 26 journalistes
internationaux ont également été visés sciemment et 19 blessés, sans compter les attaques
contre des tours TV ukrainiennes et autres infrastructures médiatiques et les nombreuses
cyberattaques, piratages ou pages de médias attaquées sur les réseaux sociaux. La mission
d’informer est essentielle pour la juste connaissance des citoyens, qui rappelle alors les
médias à l’éthique et la déontologie de leur métier. Quand la guerre de l’information devient
une guerre contre l’information, plus que jamais, ces derniers doivent représenter de
véritables boucliers contre la désinformation, la propagande et les fake news.

1 Guerre Israël-Hamas : les comptes dits « vérifiés » sur X produisent près des trois quarts des fausses
affirmations les plus virales liées au conflit (francetvinfo.fr)

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3 Ukraine : un an de guerre de l’information en chiffres | RSF