L’enjeu de la normalisation au coeur de la guerre économique

Le front de guerre s’est ouvert sur la course au contrôle des normes. « Celui qui contrôle les normes contrôle le marché », écrivait Werner Von Siemens, le célèbre inventeur et industriel allemand. La guerre des normes est devenue un enjeu de premier plan dans la guerre économique mondiale et dans l’institution des valeurs défendues par les différentes puissances. Dès lors, l’Union européenne et la France ont un modèle qu’il faudra défendre dans cette course effrénée.

Par Hugo CHAMPION

La Chine et les Etats-Unis : le choc des titans

La course au développement des nouvelles technologies devient un enjeu de taille pour atteindre une place de leader sur le marché mondial. Le secteur de l’intelligence artificielle (IA) prend une dimension particulière tant son potentiel est exponentiel. Cette année 2023, le marché mondial de l’IA a été évalué à 207,9 milliards de dollars et pourrait encore s’accroître d’environ 36,6% d’ici 2030.

Face aux Etats-Unis, leader mondial de l’IA, l’Empire du milieu suit les axes de son grand programme ”Made in China 2035”, qui fixe un projet de conquête des marchés des nouvelles technologies par le biais des normes. La stratégie chinoise, développé dans son projet « China Standards 2035 » passe par une présence plus accrue au sein des principaux organismes de normalisation. Au coeur de l’Organisation internationale de normalisation (ISO), la Chine a augmenté le nombre de comités et sous-comités techniques auxquels elle participe, de 465 en 2005 à 668 en 2021. Pour stimuler sa croissance économique, la Chine veut faire de ses normes nationales des standards internationaux. Et elle ne recule devant rien. Elle entend rendre les chaînes d’approvisionnement industrielles mondiales dépendantes d’elle, faisant ainsi des technologies chinoises la norme de facto. Un accord chinois de « reconnaissance des normes », signé depuis 2019 par quarante-neuf pays, prévoit que la Chine rende incompatibles à son infrastructure de transport tous les navires et trains autonomes étrangers qui ne suivent pas les normes d’interopérabilité chinoises.

Les Etats-Unis, quant à eux, dominent actuellement l’arène. Par la puissance de frappe des GAFAM, les normes s’imposent de facto grâce à leur capacité d’innovation d’exception. Viennent s’ajouter dans la Silicon Valley quelque 13 000 start-up spécialisées dans l’IA. La collaboration étroite public-privé aux Etats-Unis déploie les capacités d’innovation. En 2020, une enveloppe de 625 millions de dollars sur cinq ans a été débloquée par le gouvernement américain afin d’assurer le financement de R&D des centres américains de recherche en IA et informatique quantique. L’heure étant à l’encadrement éthique des technologies de rupture, l’administration de Joe Biden a, en décembre dernier, déclaré faire un premier pas sur la rédaction de normes liées à l’IA. L’Institut national des normes et de la technologie du ministère du commerce (NIST) a sollicité l’avis du public d’ici le 2 février pour réaliser des tests essentiels à la sécurité des systèmes d’intelligence artificielle. Cette feuille de route doit élaborer « des normes industrielles en matière de sûreté, de sécurité et de confiance dans l’IA qui permettront à l’Amérique de continuer à jouer un rôle de premier plan dans le développement et l’utilisation responsables de cette technologie en rapide évolution », explique la secrétaire d’Etat au commerce, Gina Raimondo1. Dans cette volonté de leadership en matière de normes éthiques, les géants Microsoft, Google, Open AI et Anthropic, ont lancé l’été dernier le Frontier Model Forum, afin d’encadrer le développement de l’IA. Ce groupe a pour objectif d’influencer les décideurs et de conduire les réflexions sur les normes.

Les deux colosses arrivent en première place des investissements dans ce domaine. Entre 2013 et 2022, les Etats-Unis ont investi plus de 250 milliards de dollars tandis que la Chine arrive en deuxième place avec 95 milliards de dollars. La France est en sixième position avec 6,6 milliards de dollars. Le rapport de force est donc affiché. Rattraper financièrement les concurrents sino-américains semble impensable, bien que l’UE soit prête à faire des efforts en investissant 1 milliard par an dans l’IA. Dans cet affrontement, elle tente tout de même de jouer sa carte des normes et des valeurs. La conformité et la confiance font la paire pour imposer l’UE comme un modèle harmonieux. Mais cela sera-t-il suffisant ?

LUnion européenne : l’équilibre entre normes et innovation

L’UE met en place une stratégie pour rester compétitif sur le plan international, en faisant des normes une arme concurrentielle. Toujours en discussion, l’AI Acta pour objectif d’établir des règles harmonisées en matière d’IA. Il doit entrer en vigueur en 2026. Le Vieux Continent est la première puissance économique à encadrer l’IA de façon éthique et responsable. En effet, il est nécessaire, si ce n’est vital, de développer un modèle d’encadrement pour réduire la domination des géants du numérique sino-américains et ne pas perdre nos usages éthiques des technologies de demain. « Dans cette entreprise, nous avons réussi à maintenir un équilibre extrêmement délicat : stimuler linnovation et ladoption de lintelligence artificielle dans toute lEurope tout en respectant pleinement les droits fondamentaux de nos citoyens »,2  indique Carme Artigas Brugal, secrétaire d’Etat espagnole à la numérisation et à l’intelligence artificielle, en marge des pourparlers de décembre dernier entre la présidence du Conseil et les négociateurs du Parlement européen.

Le nouvel accord provisoire doit développer des normes harmonisées et permettre de tester les systèmes d’IA innovants dans des conditions réelles. L’accord prévoit de permettre aux entreprises de tester ponctuellement leurs technologies sans avoir à respecter l’intégralité de la législation. Pour alléger la charge administrative pesant sur les petites entreprises, l’accord contient une liste d’actions devant être engagées pour soutenir ces opérateurs et prévoit certaines dérogations limitées et clairement définies.

Pour gagner en autonomie stratégique, l’UE devra également gagner en indépendance, vis-à-vis des influences lobbyistes et de l’innovation américaines. En début d’année dernière, un groupe d’élus européens, en collaboration avec Corporate Europe Observatory (CEO) et LobbyControl, a lancé le site internet LobbyLeaks destiné à recueillir des informations sur les pratiques douteuses des lobbyistes des GAFAM. Sur le volet technologique, certaines entreprises, comme Mistral AI qui a développé une brique fondamentale de l’IA générative, tentent de concurrencer les technologies américaines. L’application compte 7 milliards de paramètres contre 175 milliards pour ChatGPT… Si la dynamique est lancée, beaucoup reste à faire.

La France, en lice pour le défi IA

L’Hexagone tente de développer un usage stratégique de la « normalisation volontaire », au service de la compétitivité des entreprises françaises et des innovations tricolores sur les marchés internationaux, dans le cadre du plan France 2030. Le secrétariat général pour l’investissement, le ministère de l’Economie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, l’Association française de normalisation (AFNOR) ont signé en septembre dernier une convention stratégique qui doit mettre au point un cadre normatif pour générer de la confiance dans l’écosystème IA.

Cette démarche s’inscrit dans la stratégie européenne de normalisation dont l’objectif est d’orienter la fixation des standards internationaux au regard des grands défis socio-environnementaux. Les actions deviennent concrètes avec l’ « utilisation de la normalisation comme un outil de détection et dorientation des stratégies France 2030, à limage des normes en conception à lISO, sur initiative française, pour les professionnels de la biodiversité, des matériaux critiques ou sur les bonnes pratiques d’égalité femmes-hommes » ou encore le « déploiement dun accompagnement dédié et renforcé, individuel et collectif, pour les lauréats du programme French Tech 2030 ».

Dans la course aux normes, les voies portées par les trois acteurs divergent. L’Union européenne et la France ont fait le choix de la confiance, de la responsabilisation et de la durabilité. S’il est le choix de la raison et du bon sens, cela sera-t-il suffisant face à la soif de pouvoir, de domination, et aux moyens engagés par nos compétiteurs ? L’avenir ne tardera pas à nous dévoiler les premiers éléments de réponse.

1https://www.boursorama.com/actualite-economique/actualites/l-administration-biden-fait-un-premier-pas-vers-la-redaction-de-normes-cles-en-matiere-d-ia-2ac289b6320782c9e28392a9de5118c2

2https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2023/12/09/artificial-intelligence-act-council-and-parliament-strike-a-deal-on-the-first-worldwide-rules-for-ai/