Fin de la naïveté du continent

EP Plenary session - Financial activities of the European Investment Bank - annual report 2023 - In the presence of Nadia Calviño, President of the European Investment Bank

Alors que l’Europe voit en cette année 2024 entrer en vigueur plusieurs textes législatifs majeurs, le continent doit prendre des décisions stratégiques pour recouvrer sa souveraineté et renforcer la compétitivité de ses entreprises. L’intelligence artificielle peut être un vecteur de dynamisme économique sans précédent, mais il faut pour se faire la rendre accessible à tous, renforcer les investissements et les financements et notre politique de concurrence.

Rencontre avec Stéphanie Yon-Courtin, députée européenne (Renew Europe)

Propos recueillis par Mélanie Bénard-crozat

L’Europe a tiré la première

Proposé en avril 2021 par la Commission européenne, l’AI Act a pour but de mieux réguler les pratiques les plus risquées et de favoriser l’innovation en Europe. La proposition de règlement interdit les systèmes d’intelligence artificielle basés sur la surveillance généralisée de masse, sur la notation sociale des citoyens. Des systèmes qui ont cours dans des pays comme la Chine, mais sont contraires à nos libertés fondamentales. Il existe des exceptions pour la reconnaissance faciale en temps réel notamment dans le cas de terrorisme, de crimes ou d’enlèvements d’enfants, avec un encadrement majeur par une autorité judiciaire qui doit au préalable y consentir. Ce texte, le Digital Markets Act (DMA) et le Digital Services Act (DSA), permettent ensemble un juste équilibre entre innovation et compétitivité, sécurité et protection des droits fondamentaux. L’innovation sand box est aussi un atout important. Mais il nous faut encourager plus encore l’innovation en France et en Europe. Cela passe par des investissements et des financements, mais aussi un nouveau texte sur la politique de concurrence, qui doit nous permettre de lutter contre les pratiques déloyales notamment des géants du numérique qui étouffent le marché. L’AI Act privilégie une approche par les risques avec une volonté d’encadrer plus que de réguler, en apportant une dimension éthique primordiale. Il était nécessaire non seulement pour protéger mais aussi pour lutter contre la toute puissance des GAFAM. Rappelons que l’IA est une arme dans la guerre hybride notamment dans les conflits sous-jacents (USA-Chine). Une arme très puissante. Aujourd’hui, des discussions techniques doivent encore préciser le texte.

Application de la loi, concurrence et mesures anti-trust

Le DSA et le DMA sont arrivés un peu tard. Mais on voit que les choses évoluent. Il y a une véritable prise de conscience des enjeux en matière d’innovation et de souveraineté. Pour que l’UE soit véritablement compétitive dans le domaine de l’intelligence artificielle, il faut veiller à ce que les outils nécessaires à son déploiement soient accessibles aux entreprises de toutes tailles. Si l’IA est déjà une réalité disruptive dans de nombreux secteurs, son véritable potentiel en tant que vecteur de développement économique réside dans le fait de la rendre accessible. Le DMA et la politique de concurrence de l’UE doivent permettre cette accessibilité tout en stimulant la compétitivité de l’UE. Il est nécessaire d’élargir à l’IA générative le champ d’application de la législation relative au marché numérique et de renforcer la coopération internationale entre les autorités de concurrence. Je souhaite des mesures anti-trust et suis favorable à la création d’un Buy European Tech Act. Nous devons porter une plus grande attention aux fusions ou acquisitions prédatrices potentielles afin d’empêcher les GAFAM de prendre en charge le développement et le déploiement de l’IA. Nous devons rester vigilants pour éviter une concentration du marché de l’IA, l’absorption par les géants du numérique des start-up qui excellent dans ce domaine. Le partenariat entre Microsoft et Mistral AI doit notamment être surveillé. C’est donc des conditions de concurrence équitables, la promotion de l’innovation, avec des actions spécifiques dédiées aux PME et aux start-up dans le domaine de l’IA en tant qu’épine dorsale de l’économie européenne, qui doivent être la recette du succès de l’UE dans la course au développement de l’IA. Le Buy European Tech Act doit favoriser les financements et les accès au marché européen, avec l’émergence et la consolidation de champions européens. La commande publique représente 14% du PIB. Elle est un levier majeur de notre autonomie. Il faut également effectuer un ciblage autour des acteurs stratégiques, je pense aux 14 écosystèmes présentés par le commissaire Thierry Breton. Nous avons débuté avec NZIA en officialisant le caractère stratégique du nucléaire. Cela doit venir pour le numérique. Il en va de notre souveraineté et de notre sécurité.

Le GAFAM jouent la montre

Depuis le 7 mars et l’entrée en vigueur du DMA, qui marque un véritable tournant pour notre espace numérique européen, les grandes plateformes ne peuvent plus imposer leurs propres conditions, à l’ensemble du marché, et en particulier aux petites entreprises. Je sais que certains acteurs du secteur tirent la sonnette d’alarme sur la mise en œuvre effective du texte. Les GAFAM et TikTok doivent présenter des changements concernant 22 de leurs services. Le réseau social X et le site de réservation d’hôtel Booking devraient bientôt les rejoindre, car ils remplissent eux aussi désormais les critères de taille fixés par le DMA (45 millions d’utilisateurs particuliers dans l’Union européenne ou 10 000 entreprises). Face à l’arsenal dont ils disposent, nous devons nous donner les moyens de faire appliquer et respecter notre corpus réglementaire. La bonne articulation entre les différents textes, y compris nationaux, sera primordiale. Le projet de Loi SREN français ne doit pas présenter d’incohérences au risque d’entraîner des problèmes juridiques auxquels nous serons amenés à répondre.

Les piliers de la prochaine mandature

J’appelle de mes voeux que d’autres gatekeepers soient ajoutés dans le DMA. Seuls 6 ont été désignés par manque de moyens et de ressources. La Commission européenne y est favorable. Au vu des enjeux importants et de l’évolution très rapide de ce secteur, l’Autorité française de la concurrence a décidé de s’auto-saisir pour avis afin d’analyser son fonctionnement concurrentiel et rendra son avis à l’issue de la consultation publique qui cours jusqu’au 22 mars. Cet avis sera l’occasion d’examiner les stratégies mises en place par les grands acteurs du numérique. L’Autorité s’intéresse aux pratiques mises en œuvre par les acteurs déjà présents sur l’infrastructure cloud et aux problématiques liées à l’accès à ces infrastructures, aux données et à une main d’œuvre qualifiée. Elle examine également les prises de participation des grands acteurs du numérique dans des entreprises innovantes spécialisées dans l’IA générative. L’avis qui sera rendu constituera les premières orientations mais je crains que nous ne puissions pas avoir de désignation de nouveaux gatekeepers notamment. Je rappelle également qu’un office de l’IA va ouvrir au sein de l’Union européenne.

Le fléau de la pédo-pornocriminalité doit être traité au niveau européen. Les acteurs comme Point de contact doivent trouver une écoute attentive de la part des autorités, y compris au niveau européen. Il en va de la protection de nos enfants et de notre jeunesse. Et la réponse ne sera que globale et collective. Cela rappelle le nécessaire contrôle qui doit s’opérer sur des réseaux comme TikTok et les ravages que produisent les plateformes addictives en ligne. Je rappelle à ce sujet que les autorités qui doivent faire références dans les Etats , dans le cadre du DSA ne sont toujours pas nommées. Cela interpelle…

Des travaux vont se poursuivre au sein de la Commission européenne sur le sujet de la concurrence dans le domaine de l’IA au second semestre 2024. Les ressources seront le prochain grand sujet du mandat. Les GAFAM disposent de moyens de très grande ampleur quand nous en manquons cruellement et savent faire jouer la montre. Nous avons besoins d’acteurs majeurs du Cloud et de l’IA en Europe pour relever les défis et occuper la scène internationale.

Nous assistons à la fin de la naïveté du continent européen. Il y a des technologies qui ne doivent pas, plus, nous échapper. Les données doivent faire l’objet de considérations spécifiques en qualité d’actifs stratégiques. Le numérique dans sa globalité doit bénéficier d’une approche unique. La guerre hybride qui se déroule en Ukraine va accélérer les choses.

Il s’agit du prochain pilier de la mandature en matière de souveraineté. Qui veut la paix, prépare la guerre.