GEOINT : quand l’information géospatiale devient stratégique

La stratégie d’ « Information Dominance » des Etats-Unis en 2003 donne officiellement naissance au GEOINT, « lexploitation et lanalyse de limagerie et de linformation géospatiale pour décrire, visualiser les facteurs physiques et les activités géolocalisées sur Terre ».1 Reposant sur 3 piliers, l’image, le renseignement image et l’information géospatiale, le GEOINT a aujourd’hui dépassé les frontières du renseignement. D’application civile comme militaire, régalienne comme commerciale, il est aujourd’hui surtout un outil d’optimisation et d’aide à la décision.

Par Amélie Rives

La fusion des données géolocalisées

L’essor de cette discipline traduit d’abord la (r)évolution culturelle qui s’est opérée aux Etats-Unis dans le monde du renseignement à la sortie de la Guerre Froide, avec l’apparition de la menace terroriste. « Il est porté par la volonté de rationaliser les moyens des différentes agences qui travaillaient alors de façon très cloisonnée et de répondre à des besoins plus opérationnels. On passe dun besoin den connaitre à un besoin de partager, pour répondre à des problématiques opérationnelles plus prégnantes nécessitant une réaction extrêmement rapide. » précise Jean-Philippe Moriseau, ancien interprète image au sein des forces spéciales et spécialiste du GEOINT.

En France, « lapproche de la pratique du GEOINT se veut plus globale. Il est culturellement lié à la fusion de données géolocalisées/géoréférencées, multisources et multicapteursIl se définit ainsi par la capacité à produire une information de synthèse à partir de plusieurs capteurs et technologies, une représentation cartographique et une capacité danalyse de situation. » indique Philippe Boulanger, professeur des universités en géographie à Sorbonne Université.Il trouve des applications multiples, au service des unités militaires comme dans le secteur de la sécurité et de la sûreté. « Le Livre Blanc sur la sécurité nationale de 2020 y accorde une place importante. Il met en évidence le besoin permanent des forces de lordre d’accès à des informations de qualité lié à la diversité des capteurs, au processus de fusion et à la capacité danalyse de situation. Lenjeu est d’être souverain et de disposer dune parfaite autonomie de décision. » rappelle l’universitaire, et d’ajouter : « Dabord liées à la reconnaissance (lobservation) et au ciblage, ses fonctions se sont étendues dans les phases de la planification, conduite et exploitation des opérations pour répondre au besoin dinformation permanent du commandement. »

Un outil daide à la décision au service du gendarme

La Gendarmerie a pris le tournant dans les années 2010, dans une logique de gestion de crise. En 2013, elle met au point un système projetable, autonome, de création et production rapide d’images avec « lobjectif de pouvoir disposer de cartes dopérations reftant précisément la réalité du terrain. A l’époque, laccès aux données satellites était beaucoup moins aisé et les délais dacquisition des données ne correspondaient pas à la cinétique et à lurgence des opérations. » explique le Lieutenant-Colonel Blanc, du Centre d’Intelligence Géospatiale Opérationnelle de la Gendarmerie nationale et de poursuivre : « En parallèle, nous avons commencé à exploiter des bases de données en replaçant ces informations dans le cadre dun processus décisionnel. Cest ainsi quest notamment né Viaprotect. » Une aide à la sécurisation d’itinéraires reposant sur la fusion de bases de données géographiques pour produire une base de données d’intersections enrichie de critères d’identification : positions GPS, points kilométriques, zones de compétence Gendarmerie… Développé pour sécuriser le Tour du France, Viaprotect permet d’élaborer pour chaque étape un atlas des intersections selon le déroulé de la course. Un gain de temps considérable sur la reconnaissance d’itinéraire qui permet au gendarme de se focaliser sur ses missions : le dispositif de sécurisation. Combinées à d’autres données (état de la menace, situation locale…) ces informations « permettent daller plus loin dans la sécurisation des grands événements, de comprendre comment un événement perturbe la vie locale, impacte les flux logistiques ou de personnes, les transports, etc. En identifiant les répercussions potentiellement problématiques, nous pouvons dimensionner notre dispositif et mettre en place les mesures palliatives. » détaille le LCL Blanc.

Autres usages du GEOINT : modéliser les flux de circulation pour la définition de dispositifs d’interception, « pour apporter des éléments de réponse techniques à un objectif politique, comme localiser les communes ou citoyens les plus éloignés du service public gendarmerie dans le cadre de réflexions sur la recréation de brigades ou la re-densification du maillage. » conclut le LCL Blanc.

Une technologie duale au futur prometteur

Au-delà des usages régaliens, des usages commerciaux utilisent aussi l’exploitation et la fusion de données géographiques à des fins d’optimisation et d’aide à la décision. L’Hyperviseur des systèmes d’aide à l’exploitation de Paris-La Défense permet ainsi d’exploiter simultanément les données des 15 000 systèmes et capteurs du quartier. Il synthétise les informations pertinentes sur un environnement cartographique partagé pour suivre le fonctionnement des équipements, la sécurité des habitants, la fluidité du trafic, etc. Les Etats s’appuient également sur le GEOINT pour améliorer la réponse de leurs services. Le service européen CleanSeaNet combine les images satellites radar de Copernicus avec des données sur le trafic maritime pour détecter les déversements d’hydrocarbures illégaux et identifier les pollueurs. « La boucle décisionnelle est considérablement réduite et permet aux autorités dintervenir en moins de 30 minutes après l’acquisition d’une image satellite. » souligne Jean-Philippe Morisseau.

Des usages voués à se multiplier avec l’augmentation de la connectivité et du volume de données. « La nouvelle ère technologique qui se développe impulse une dynamique forte dans ce secteur : IA, Big Data, progrès du New Space… apportent une meilleure connaissance, donc une meilleure autonomie dappréciation, grâce à des capteurs plus performants, une plus grande fluidité et rapidité des transmissions de données, une automatisation du traitement des informations, une meilleure représentation cartographique. » explique Philippe Boulanger. « Lamélioration des technologies permettant la captation et la fusion des données en temps réel favorise lutilisation du GEOINT pour produire ce que les anglo-saxons nomment l’« actionnable intelligence ». Il s’agit d’un renseignement de temps court pouvant être utilisé immédiatement dans le cadre dopérations, par exemple pour définir des zones isochrones et circonscrire un périmètre de recherche en coordonnant l’action de multiples voitures de patrouille comme l’a fait la police de Redlands (Californie). » ajouteJean-Philippe Morisseau, et de compléter : « le GEOINT a aussi beaucoup à apporter à l’analyse des dynamiques d’activités. De nouvelles approches méthodologiques se développent comme l’Activity Based Intelligence, qui vise à identifier des « signatures », tendances ou typologies de comportements potentiellement assimilable à des menaces. Ces développements ouvrent des perspectives dans des environnements très divers, qu’ils soient physiques ou même liés au cyberespace. »

Autant d’évolutions qui nécessiteront des adaptations de fonctionnement, d’organisation, de process, mais aussi une montée en compétences pour ces nouveaux métiers qui tiennent tant des sciences dures (géomatique…) que des sciences humaines.  Parmi les profils recherchés : cartographes, topographes, urbanistes, géographes, exploitants du renseignement, analystes des signaux électromagnétiques, graphistes… « La professionnalisation des métiers du GEOINT impliquera donc de former des spécialistes. Des partenariats ont déjà été signés entre le master Gaed Géopolitique-GEOINT de Sorbonne Université, le ministère des Armées et des entreprises privées. » précise Philippe Boulanger. « Ce nest que le début dune prise de conscience. Le GEOINT est une discipline qui se créé et qui sinvente » conclut le LCL Blanc.

1JP 2-03, Geospatial Intelligence in Joint Operations (fas.org)

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