Bruno Bonnell : investir le champ de l’innovation entre excellence, vision et révolution

En octobre 2021, Emmanuel Macron annonçait le lancement de France 2030, plan d’investissement à 54 milliards d’euros destiné à soutenir la recherche, l’innovation, l’industrialisation et la formation. Deux ans et demi après l’amorçage du projet, le secrétaire général pour l’investissement en charge de France 2030, Bruno Bonnell, y voit l’opportunité pour la France de rattraper son retard et de prendre un temps d’avance dans les secteurs stratégiques pour l’avenir.

Propos recueillis par Alban Wilfert

France 2030 : un soutien inédit à l’innovation française

Valoriser l’innovation pour une société du mieux : le mot d’ordre du plan, comme ses objectifs, restent inchangés. La feuille de route visait notamment à la fabrication de deux millions de véhicules électriques, du premier avion bas carbone ou encore d’un lanceur spatial à l’horizon 2030. Au 31 décembre 2023, « 4 633 intentions de dépôts de brevets ont été présentées, avec un ratio plutôt élevé de 1,4 brevets par million d’euros de dépense en recherche », précise Bruno Bonnell. Toutefois, « France 2030 ne vise pas un objectif chiffré, il s’agit d’inciter les entreprises à mieux se protéger et à développer de véritables stratégies de propriété industrielle ».

L’objectif est bien de ramener la France sur le podium mondial des dépôts de brevets. Elle n’est actuellement qu’au cinquième rang et tend à décliner. Le dépôt de brevets est le nerf de la guerre, car il « caractérise une entreprise en avance sur les autres. En veillant à l’innovation, on peut être en mesure dimposer, à travers celle-ci, des standards, et donc de bénéficier dun avantage pour lexport tout en mettant en place desbarrières à l’entrée sur le territoire français. Il y a une bataille sur le standard, la norme, qui est un élément de souveraineté déterminant ».

Longtemps, sur trois dossiers présentés à France 2030, un dossier était effectivement accepté. Progressivement, la proportion se rapproche d’un dossier accepté pour quatre présentés. « Cela montre que les candidats ont compris la visée de ce plan : un pôle d’excellence, non un guichet au service de toute structure qui se présenterait », se félicite Bruno Bonnell. Un signe que les acteurs intéressés sont nombreux mais aussi que seuls les dossiers les plus « sérieux » aux yeux des jurys sont soutenus.

Début 2024, « au-delà de la continuation de lengagement 24 milliards deuros restent à attribuer , nous avons lancé une opération de suivi et de vérification des conventions dépassées. Ensuite, il faut estimer limpact quauront les projets, en termes demplois, de taille des entreprises, environnemental et de déts de brevets. Ce travail est celui de la validation, de la qualification de linnovation ». Autre nouveauté, il est désormais possible de déposer des feuilles d’intention, permettant de juger rapidement de la légitimité d’une candidature. Des relais régionaux de France 2030 permettent non seulement à des entreprises de bénéficier de soutiens de moindre envergure que pour le niveau national, mais également de recevoir des conseils pour leurs candidatures à celui-ci.

Devenir leader, définir les normes

Les élites françaises doivent désormais rejoindre les rangs des leaders. « La France forme bien ses élites, ce dont témoignent nos Prix Nobel et médailles Fields, plus nombreux que dans certains pays plus peuplés. Je pense notamment à Alain Aspect pour son travail sur le quantique », appuie Bruno Bonnell. Pour lui, « l’innovation est un peloton : il est plus probable de faire une échappée lorsquon est en tête quau milieu, et cest une telle échappée qui permet de lemporter, de définir la norme, celle dun ordinateur quantique par exemple. Cest ainsi quon acquiert un avantage comparatif, quon devient compétitif. Comme Motorola la fait par le passé, en imposant le 8-bit comme norme pour les microprocesseurs », rappelle le secrétaire général pour l’investissement.

Pourquoi privilégier les subventions à la commande publique ? Pour que l’argent public finance à coup sûr des projets français, ce que ne peuvent garantir les appels d’offres publics. De même, face aux réticences des fonds d’investissements quant aux financements de projets dont le retour sur investissement peut se faire attendre, la philosophie de France 2030 est de « dérisquer de largent qui peut aider à soutenir un projet pouvant mettre 5 à 8 ans à aboutir, comme dans le cas du spintronique que nous soutenons à hauteur de 31,1 millions deuros. Ainsi peut-on assurer la pérennité d’une entreprise. »

Plus largement, Bruno Bonnell, qui fut chef d’entreprise pendant quarante ans, loue les liens entre les secteurs privé et public : « Je rêve d’un monde où davantage dallers-retours entre fonction publique et entreprise privée seraient possibles. Les deux en bénéficieraient, car ces univers sont complémentaires. Il ny a pas de dichotomie entre une administration hors sol et des patrons sans souci de l’intérêt général : il y a le bien public dune part et des entrepreneurs soucieux de leurs employés, de leurs externalités et de leurs clients, dautre part ».

Une révolution davance

Si France 2030 vise à un renouveau industriel, ce ne sera pas une réindustrialisation mais une « néo-industrialisation », insiste le secrétaire général. « Il ne s’agit pas de revenir au XIXe siècle, mais d’assurer la bascule vers une autre forme d’industrie de production : les gigafactories, avec l’automatisation et la robotisation. Au vu des erreurs faites ces 40 dernières années, la France a la chance de quasiment partir d’une feuille blanche, au contraire de l’Allemagne ou de l’Italie qui ont une base installée sur les machines-outils. Nous pouvons gagner de l’avance en production, en actant le fait que le travail s’est transformé. Il nous faut donc mettre en avant un soutien aux initiatives de production, si elles montrent le chemin de l’avenir plutôt que de chercher la répétition du passé. On fait face à une nouvelle forme d’industrialisation, que j’appelle la robolution industrielle. » Ce qui implique de prêter attention à la cybersécurité et au déploiement de l’intelligence artificielle, d’être « aussi forts dans les armes virtuelles que dans les armes traditionnelles ».

Toutefois, à terme, il faudra garder l’œil sur un autre élément : l’eau. Celle-ci devrait devenir « un élément capital après 2030. Nombreuses sont les solutions pour cela : désaliniser les océans, filtrer et réutiliser les eaux usées… Surtout, rappelons-nous que leau est lorigine du vivant ». Et cela s’avérera crucial : « en deux siècles, nous sommes passés dune production reposant essentiellement sur le carbone, matière minérale, au développement de la biochimie et des entreprises du vivant. La production de biomédicaments et les progrès dans la génomique ne sont pas tout : on bascule pleinement vers une nouvelle forme industrielle, autour du vivant. La domestication des bactéries, la compréhension fine dans les domaines des ferments ou de l’élevage génétique représente un secteur sur lequel la France est en pointe, dans lequel nous allons investir. »

Par-delà ces considérations, Bruno Bonnell en est convaincu : « Il y aura des ordinateurs à base de cellules végétales. En 2050, en 2100 ? Je lignore. Mais il y a, dans une cellule, davantage de transferts dinformations par seconde que dans le plus grand ordinateur du monde, pour une bien moindre consommation énergétique. Que pourrait-on faire de cette information si on parvenait à la capter ? Des chercheurs y travaillent déjà. »