Promouvoir le renseignement : Pourquoi ? Comment ?

L’examen par le Parlement du projet de loi sur le renseignement place de nouveau ce sujet au cœur de l’actualité. Au risque parfois de l’incompréhen- sion, voire de la suspicion à l’égard d’une activité qu’il convient certes d’en- cadrer strictement, mais qui est plus que jamais indispensable à la sécurité comme à la performance de toute organisation. Ce qui est vrai pour la sphère publique l’est tout autant pour les acteurs économiques. Pourtant, trop peu d’entre eux ont encore, en France, acquis une culture et des outils d’intel- ligence économique (IE). Pourquoi? Comment y remédier? Quels apports attendre de l’expérience militaire dans ce domaine ?

Il y a tout juste un an, le 18 avril 2014, l’Association des auditeurs jeunes de l’Institut des hautes études de défense nationale (ANAJ-IHEDN) organisait son colloque annuel autour d’une question toujours actuelle: « Comment promouvoir l’intelligence économique? » Malgré l’ancienneté de la matière, introduite dans le champ lexical en 1994 avec le rapport Martre, malgré les efforts des pouvoirs publics pour en diffuser les bonnes pratiques au sein du tissu économique, force est de constater qu’il reste encore beaucoup à faire. Quand bien même l’ac- croissement objectif des tensions concurrentielles, de même que les méthodes employées par nos concurrents, rendaient d’autant plus nécessaire l’utilisation offensive de l’information « pour décoder, anticiper et se défendre ». Ainsi que l’a souligné Alain Juillet à l’occasion de ce colloque: « Aujourd’hui, tout le monde connaît l’intelligence économique. Mais la notion reste floue, en particulier pour les PME […] Si nous voulons les convaincre de l’intérêt d’utiliser les techniques de l’IE, il faut se mettre à leur portée ». Et le président de l’Académie de l’Intelligence économique de plaider pour le développement de l’une des spécificités de « l’IE à la française »: son volet territorial. « Il faut descendre au niveau des régions pour faire comprendre que l’intelligence économique n’est pas réservée aux grandes entreprises ». Mais avec un message adapté, différent de celui adressé aux socié- tés déjà internationalisées. Un message plus pragmatique, qui fait du recueil de l’information à des fins décisionnelles une condition de la survie de son activité, hic et nunc.

Un enjeu essentiellement qualitatif

La seconde spécificité de l’IE telle qu’élaborée progressivement en France, à sa- voir son approche culturelle – « l’intelligence culturelle » – constitue également l’un des leviers potentiels de son développement. « Les 500 ans de domination occi- dentale que nous venons de vivre sont terminés, et l’intelligence économique est l’un des moyens pour nous obliger à repenser complètement nos modèles afin de nous adapter à ces nouvelles réalités, où il existe de formidables opportunités pour les entreprises françaises, à condition de faire l’effort de se mettre au niveau des autres ». Car avant d’être un ensemble de techniques, l’intelligence écono- mique reste un état d’esprit, « une méthode de raisonnement ».

C’est d’ailleurs parce qu’elle est avant tout une culture que l’IE, en tant qu’adaptation du renseignement à la sphère économique, est en mesure de s’affranchir du risque techniciste et de l' »infobésité ». Comme le note Olivier Bariéty dans le Manuel d’intel- ligence économique (Puf), « s’il est relativement simple d’avoir accès à l’information, l’organisation de son recueil, sa prise en compte et son utilisation, à l’instant opportun, sont primordiales et feront la différence. La plus-value est donc bien dans le manage- ment stratégique de l’information ». C’est-à-dire dans l’intelligence de l’action, en évi- tant de confondre la fin et les moyens, et en privilégiant le raisonnement par objectifs.

La visibilité, condition de l’efficacité

Dans L’intelligence économique (Eska), Franck Bulinge rappelle l’origine militaire de l’IE : « Le renseignement et l’intelligence économique utilisent un modèle d’exploitation fonctionnel appelé cycle du renseignement ou de l’information. Ce modèle empirique, issu du renseignement militaire, décrit à la fois le processus d’acquisition et d’ex- ploitation de l’information ainsi que l’organisation qui le met en œuvre. […] Autrefois enseigné dans le secret des écoles de renseignement, le cycle du renseignement était au cœur d’un rite initiatique au terme duquel les acteurs devenaient membres de la communauté du renseignement. » Or pour Bulinge, cette méthodologie très stricte, éprouvée dans le milieu militaire, s’est avérée partiellement inadaptée à des organisa- tions civiles, plus complexes et mouvantes. Pire : le culte du secret et de la technicité s’est accentué alors même qu’il n’avait plus de raison d’être – l’IE opérant sur sources ouvertes, avec des moyens légaux.

Il en ressort qu’une expertise militaire ne peut être intégralement transférée, mais né- cessairement adaptée au monde civil. Et que le meilleur moyen de promouvoir et faire comprendre tout l’intérêt du renseignement, en particulier économique, est d’éviter à tout prix son cloisonnement, sa relégation à une fonction par trop spécifique, et pire encore accessoire. Pour être acceptée, et optimisée par les décideurs, la fonction ren- seignement se doit donc d’être visible, et ses objectifs affichés – même si ses « voies et moyens » relèvent à tout le moins de la nécessaire discrétion !

Aller plus loin : Colloque « Comment promouvoir l’intelligence économique? », interventions en ligne, www.anaj-ihedn.org, 18/04/2014 ; L’intelligence économique, par Nicolas Moinet et Yves Chirouze (dir.), « Marketing & Communication » n°3/2006, éditions Eska, 120 p., 19 € ; Manuel d’intelligence économique, sous la direction de Christian Harbulot, Puf, 432 p., 28 € (2e édition à paraître en juillet 2015).

Extrait : Les conditions ultimes d’un management stratégique de l’information :

« L’information détient une place centrale dans le processus décisionnel, car de sa pertinence dépendra la compréhension des enjeux, l’autonomie de décision et d’action. Le ‘vainqueur’ de demain sera donc celui qui saura parfaitement la maîtriser. Il devra disposer d’une organisation qui la recueille, qui la ‘façonne’ pour qu’elle soit ‘intelligible’, et qui la fasse parvenir au bon endroit et au bon niveau. Si cette organisation est nécessaire, elle n’est pas suffisante. Il manque, en effet, la phase ultime : l’utilisation
de cette information. Le ‘niveau’ qui recevra cette ‘production’ doit disposer à la fois de courage et d’intelligence de situation. De courage, car ‘il’ lui faudra parfois utiliser une information qui pourra aller à l’encontre du ‘bruissement informationnel global’ ou sortir de la tendance naturelle de l’ensemble des acteurs, et d’intelligence de situation, pour comprendre en quoi la ‘situation globale’ est en train de changer. Bref, des qualités humaines intrinsèques car c’est bien le flair, l’intuition, la vision, le trait de génie de l’homme qui feront toute la différence. »

Colonel Olivier Bariéty, in Manuel d’intelligence économique, op. cit.