Sécurité : qui paye pour quoi et pour qui ? Un autre défi pour la filière industrielle

Stéphane Schmoll, Directeur Général de Deveryware, Paris, 12.02.2014

Stéphane Olivier Schmoll, directeur général de Deveryware – ©Deveryware

La sécurité est l’affaire de tous les acteurs, qu’ils en soient producteurs ou consommateurs : administrations, collectivités territoriales, opérateurs vitaux, entreprises, bailleurs sociaux, associations ou particuliers. Tous sont donc concernés par la prévention des risques, par le coût des sinistres et de la résilience. Mais qui doit payer ? L’Etat ? Les autres acteurs ? Les assureurs ? Lorsque nous abordons des risques aux contours bien cernés, les réponses sont quasi connues. Mais une approche plus systémique du sujet semble nécessaire et pose de nombreuses questions.

Le partage progressif du domaine régalien

En France, nous avons dès l’ancien régime érigé en dogme l’exclusivité de la mission régalienne de sécurité.  La défense et la justice ont été les premiers fondements de l’Etat. La gendarmerie date de la révolution, les pouvoirs de police des maires de 1884 et la police nationale de Vichy. Les missions des forces de l’ordre sont constamment alourdies, mais depuis les conséquences de la mondialisation, elles n’ont plus les moyens d’y faire face.

L’Etat fait face à des contraintes multiples : difficulté à affronter les spécificités géographiques ou circonstancielles, diminution des moyens financiers ou humains, nécessité de réponses rapides à des nouvelles menaces naturelles, industrielles ou terroristes, y compris par une coopération civilo-militaire. La Loi a été adaptée pour reporter une partie des responsabilités sur les collectivités territoriales. Les plans de prévention en tous genres et les polices municipales se sont multipliés, la plupart étant même armées, battant en brèche certaines idéologies. Le principe de coproduction de sécurité a été affirmé en 1983 puis en 1997, et le principe de réalité prévaut toujours lorsque les intérêts fondamentaux de l’Etat, des entreprises ou des particuliers sont menacés.

Seuls, les dogmatiques aveugles et sourds peuvent encore parier que l’Etat conservera toutes ses prérogatives exclusives puisque son monopole s’effrite constamment. Les nouvelles grandes régions attendues constitueront sans doute un acteur intermédiaire entre l’Etat central et le privé, car ces entités publiques seront capables de répartir plus vite et mieux les missions et les coûts entre le public et le privé.

Les missions de sécurité augmentent pour diverses raisons telles la difficulté croissante de  subvenir aux besoins minima d’un grand nombre, la mondialisation des menaces ou encore parce que le monde physique est dédoublé par le cyberespace, tout aussi dangereux. C’est pourquoi il faut sans cesse davantage de personnels, de technologies, d’innovations et d’initiatives rapides.

Dans peu de temps, la France comportera davantage d’agents de sécurité privés que d’agents des forces de l’ordre, avec un point de croisement autour de 200.000 professionnels. Le débat sémantique et juridique sur la notion de force va s’intensifier malgré le peu de délégation actuel de la force publique. Les nouveaux moyens humains et technologiques vont permettre à certains auxiliaires techniques, notamment ceux qui recueillent et traitent des données massives de toutes sortes, de contribuer à la sécurité, et pas seulement en renseignement ou en prévention. A tel point que la limite actuelle de délégation de la force publique devra être juridiquement adaptée à la nécessité.

Dans les pays comme les USA, il n’y a presque pas de limites à ce que la puissance publique peut sous-traiter au secteur privé : missions de surveillance et de protection et même d’investigation, en matière de police comme de défense, avec les sociétés militaires privées, les détectives d’investigation, les polices communautaires, etc. Nous n’en sommes pas encore là, et c’est peut-être un bien, mais nous devons quand même progresser dans notre cadre européen. 

Les limites des concertations à court terme

Fort heureusement, les instances de concertation se multiplient et les complémentarités sont recherchées, avec parfois des mises en œuvre volontaristes dépassant certains paradigmes anciens. Mais au-delà des limites juridiques de la délégation régalienne, deux facteurs clefs freinent l’ambition des réformes. Tout d’abord, les décideurs responsables, tant privés que publics, sont rarement motivés à investir dans des solutions dont le retour sur investissement sera plus long que leur fonction ou leur mandature. Face à des risques difficiles à préciser dans le temps et dans l’ampleur des sinistres, il est compliqué de dimensionner les investissements préventifs, y compris pour les assureurs qui se contentent de couvrir des coûts de remise en ordre et des pertes d’exploitation. Quant aux autres acteurs, en toute légitimité, ils se soucient davantage de leur propre intérêt que d’un intérêt général à moyen ou long terme dans lequel leurs apports et responsabilités ne sont pas clairement établis. Les conséquences de crises ou sinistres qui sortent du périmètre initialement pris en compte sont rarement couvertes alors qu’en matière de sécurité, l’effet domino peut avoir des conséquences importantes voire incommensurables et durables. Le développement de nouvelles formes de menaces aux conséquences encore mal appréhendées, ainsi que les évolutions permanentes mais incertaines des sphères de compétence privée et publique, ne permettent pas de flécher une stratégie.

Investir sur l’approche systémique

Idéalement, il faudrait donc mieux appréhender les risques systémiques. Bien entendu, dans la chaîne complète de la sécurité, tout a un coût : le renseignement, l’analyse, la prévention, la détection, l’intervention et la résilience appliquée aux infrastructures et aux biens, et autant que possible aux personnes et aux entreprises. Mais on peut également prendre en compte les risques et les coûts systémiques pour l’intérêt général jusque dans leurs conséquences sociales, économiques et sociétales. Ainsi, qui se préoccupe du coût et des conséquences de l’éviction des PME par les coteries entre l’Etat et les grands groupes de sécurité ? Qui se préoccupe du coût et des conséquences du rachat de nos pépites par des industriels étrangers qui n’ont cure de notre indépendance, de notre rayonnement, de notre prospérité ou de celle de nos enfants ? Qui se sent responsable du gâchis de l’exode des meilleurs produits de notre coûteux système éducatif ? Les systèmes industriels conçus par les français sont souvent parmi les meilleurs du monde mais nous n’en tirons pas tous les profits, ne serait-ce que parce que nous sommes faibles en intelligence économique, en protection du patrimoine immatériel des entreprises et des laboratoires et plus généralement en sécurité économique. Dans le domaine de la sécurité, nous sommes confrontés à tous les types de risques et notre pays dispose de la quasi-totalité des savoir faire nécessaires pour définir, mettre en œuvre puis exporter une approche systémique de la sécurité. Par sa capacité à planifier, à investir en R&D et en réglementation dans l’intérêt général, la gouvernance européenne constitue une opportunité majeure. Mais en Europe comme en France, face aux nouveaux risques et aux conséquences des sinistres correspondants, les acteurs de la sécurité ne pourront s’inscrire dans des perspectives à long terme si on ne précise pas leurs champs de responsabilité respectifs, de la R&D jusqu’à la mise en œuvre des solutions. On pourrait ainsi mettre fin aux débats cherchant à déterminer si la sécurité est un bien public ou un bien marchand. L’Etat lui-même devrait évaluer l’impact des nouveaux moyens, notamment technologiques, sur la statistique criminelle et plus généralement sur les indicateurs de la mission Sécurité. Aucun tabou ne doit contrecarrer l’approche systémique : ni les coopérations contre nature, ni les incitations de toutes sortes, ni même l’extension des champs de responsabilité civile et pénale. A titre d’exemple, comme l’argent est souvent le nerf de la guerre, certains proposent déjà de ponctionner davantage l’économie criminelle ou de faire payer aux condamnés les coûts des enquêtes !

Les nouvelles assurances

Les dommages aux biens et aux personnes ainsi que les pertes d’exploitation des entreprises sont relativement bien couvertes par les assureurs, avec souvent une obligation juridique de couverture pour les acteurs concernés, facteurs du risque ou victimes potentielles.

Dans le cas des risques naturels et terroristes, l’investissement de prévention est privilégié au détriment de celui de la résilience. Les experts capables d’appréhender les conséquences dans leur globalité sont traités de Cassandre, pendant que les décideurs publics et privés font l’autruche. L’Etat est l’assureur ultime après Dieu. Mais l’Etat, c’est nous, les citoyens, particuliers et entreprises. Ce sera donc à nous de payer, avant ou après l’accident.

Donc, si le champ de l’assurance ne couvre pas tous les risques, surtout les nouveaux risques tels que les cyber-risques, il appartient à tous les acteurs de se répartir les nécessaires efforts d’investissement et de prévention, et d’en assumer les conséquences, qu’elles soient sociales, sociétales, économiques, politiques… L’équilibre des flux d’investissements entre d’une part la R&D, l’expérimentation, l’industrialisation, la commercialisation et d’autre part la couverture des risques doit être assuré par une gouvernance forte, pédagogue et responsable. Certains assureurs commencent à montrer la voie et l’ensemble de la profession devrait s’y investir.

La responsabilité de la filière

Précisément, la filière industrielle de sécurité a été récemment créée pour apporter des réponses nationales aux besoins critiques, pour créer des emplois et de la valeur exportable. Si elle échouait, les conséquences systémiques seraient importantes. Car mis à part les grandes catastrophes répertoriées, l’économie globale des risques classiques est bien maîtrisée, avec ou sans les assureurs. En revanche, les faillites d’entreprises, les destructions d’emplois, les pertes de PIB et les conséquences d’un déséquilibre lourd de la balance commerciale internationale sont susceptibles de coûter infiniment plus cher au pays.

 

Tous ces risques n’étant pas assurables, il serait donc logique de répartir les coûts et la sécurité entre les acteurs de façon raisonnée, cohérente et équitable. Le vrai risque, c’est le chacun pour soi. Rares sont ceux qui prennent vraiment et durablement en compte l’intérêt général. Il s’agit là probablement du plus grand défi d’une politique de filière. Jusqu’à présent, la jeune filière industrielle de sécurité est essentiellement une somme d’intérêts particuliers, qu’il s’agisse des grands groupes, des PME, des centres de recherche, des opérateurs vitaux et même des services de l’Etat. Chacun récite les refrains officiels de l’intérêt général : l’efficience budgétaire, la priorité à l’emploi et à l’export, la nécessité de protéger et d’accompagner les PME et autres pépites et bien entendu la prise en compte de la prévention et de la résilience.

Le comité de filière devrait vite impulser une approche systémique instaurant et sacralisant un pot commun des intérêts individuels et collectifs. A moins qu’un Grenelle de la sécurité soit nécessaire pour provoquer le sursaut nécessaire ?