La maîtrise de l’eau, une clé de la guerre menée par l’Etat islamique

Par Nicolas Hautemanière
Source / Les clés du Moyen-Orient

Depuis le printemps 2014, le contrôle de l’eau est devenu l’une des problématiques majeures de la lutte opposant l’Etat islamique (EI) aux Etats du Moyen-Orient et à la coalition internationale menée par les Etats-Unis. En raison de la raréfaction de cette ressource, la maitrise des quelques grands barrages du Tigre et de l’Euphrate constitue un puissant levier pour asseoir sa domination sur les territoires irakien et syrien, tant pour l’EI que pour les Etats. Au cœur de cette lutte se lisent les implications de long terme du réchauffement climatique dans la géopolitique du Moyen-Orient.

Les bassins du Tigre et de l’Euphrate, lieux décisifs de la lutte contre l’EI

Lorsque l’on observe la géographie du conflit opposant l’Etat Islamique à la coalition internationale menée par les Etats-Unis, trois critères permettant d’expliquer la localisation des batailles se dégagent. Il y a, bien sûr, l’importance administrative et régionale des villes, qui explique pour partie que Mossoul (deuxième ville d’Irak), Erbil (capitale du Kurdistan iranien), ou Kirkouk (capitale de la province du même nom) soient âprement disputés par les belligérants. La présence de ressources pétrolifères est également capitale aux yeux de l’EI, dans la mesure où elle permet le financement des activités du groupe : la maîtrise de l’axe Mossoul/Bagdad par les djihadistes est ici essentielle.

Un troisième facteur entre néanmoins en jeu : il s’agit de la maîtrise des ressources en eau, et donc des barrages situés sur les deux grands fleuves régionaux que sont le Tigre et l’Euphrate. Parmi les lieux ayant subi le plus grand nombre de frappes aériennes par la coalition, on compte ainsi, aux côtés de Mossoul, les villes irakiennes de Falloujah, Haditah, ou encore Raqqa et Abou Kamal, en Syrie, légèrement en aval de Deir-ez-Zour. Toutes ces cités ont pour point commun d’être liées à un grand barrage fluvial et constituent à ce titre des points névralgiques dans les réseaux de distribution d’eau et d’électricité en Syrie et en Irak.

Un contexte tendu : la gestion de l’eau en Irak et en Syrie

Pour comprendre l’importance stratégique de ces lieux, il faut revenir sur l’évolution de la gestion de l’eau en Irak et en Syrie au cours de ces dernières années. Ici comme dans tout le Moyen-Orient, l’eau est une ressource rare : on estime que pendant la période 2010-2014, il est tombé 216 millimètres d’eau par mètre carré et par an en Irak, et sans doute environ 170 mm en Syrie, ce qui en fait une région de climat semi-aride voire aride. A titre indicatif, la France a bénéficié de précipitations quatre fois plus importantes pendant la même période (816 mm/m2/an). Au regard de ces faibles précipitations, la Syrie et l’Irak restent largement dépendants des ressources de l’Euphrate et du Tigre pour alimenter leur population en eau, ce qui les place dans une situation de fragilité certaine. D’une part, ce bassin fluvial est alimenté à 70% par des sources turques, rendant l’Irak et la Syrie tributaires de la République turque pour leur approvisionnement en eau. D’autre part, cette dépendance les expose de manière aigüe aux conséquences du réchauffement climatique dans la région : l’ONU estime qu’en 2025, le débit de l’Euphrate aura baissé de 50% (25% pour le Tigre). Il ne s’agit pas là que de pronostics : cette baisse des débits est d’ores et déjà palpable aujourd’hui. Dès les années 2008-2010, l’Irak et la Syrie se trouvaient dans une situation de stress hydrique, c’est-à-dire que la demande en eau excédait l’offre et les quantités disponibles.

Dans ce contexte très tendu, on aurait pu s’attendre à ce que les Etats irakien et syrien mettent en place des politiques permettant de gérer les ressources hydriques de manière durable. Il n’en fut pourtant rien. En Syrie, le gouvernement de Bachar al-Assad a au contraire instrumentalisé la gestion de l’eau à des fins politiques, sans objectif de préservation de la ressource à long terme. Ainsi, le régime alaouite a joué la carte de l’alliance avec la petite paysannerie sunnite : à des fins clientélistes, il a délibérément refusé de limiter les consommations d’eau liées à l’agriculture. Pareillement, une politique très généreuse de subventions aux formes d’agricultures les plus gourmandes en eau (production d’agrumes) a été mise en place au Nord-Est de la Syrie pour soutenir l’arabisation de la région et ce faisant fragiliser les minorités kurdes. Le passage à une arboriculture sèche, viable à long terme, n’a pas été envisagé par l’administration. On observe de semblables carences en Irak : le très fort centralisme, issu de l’ère Saddam Hussein, a conduit à une absence d’investissement dans le secteur agricole. On estime que 80 % des ressources du ministère de l’Agriculture sont absorbées en frais de fonctionnement, tandis que les 20% restants sont déboursés dans des politiques de subvention et ne sont pas orientés vers des programmes de modernisation des infrastructures d’irrigation. Pour ces raisons, l’agriculture continue d’absorber 90% des ressources en eau du pays. En Irak comme en Syrie, ces politiques ont donc conduit à une surexploitation des ressources en eau et à un épuisement des nappes phréatiques, accentuant ainsi la dépendance des populations aux grands barrages du Tigre et de l’Euphrate.

Dans le contexte actuel, on comprend donc que le faible niveau des ressources en eau conjugué à la gestion de celles-ci a contribué à créer une situation explosive. Les populations irakienne et syrienne sont plus que jamais dépendantes des barrages de Mossoul, Falloujah, Haditah ou de Raqqa, à l’heure même où l’EI est devenu une force militaire capable de maîtriser ces infrastructures. 

L’eau comme une arme

Le drame des populations syrienne et irakienne, qui explique que la coalition internationale cherche absolument à reprendre le contrôle des barrages du Tigre et de l’Euphrate, est que l’EI a pleinement pris conscience de l’importance stratégique de ces lieux et utilise l’eau comme une arme pour asseoir sa domination sur ces territoires.

C’est au mois d’avril 2014 que les djihadistes de l’EI ont commencé à instrumentaliser leur maitrise des infrastructures hydrauliques à des fins politiques. Il a alors été décidé de fermer les portes du barrage de Falloujah pour assécher une zone de population chiite du Sud de l’Irak. Quelques semaines plus tard, l’arrivée de l’armée régulière irakienne a conduit l’EI à ouvrir brusquement les portes de ce même barrage de manière à inonder les villages alentours et ralentir la progression de leurs opposants. Depuis, des stratégies semblables ont été employées en d’autres lieux. En septembre, le barrage de Sudur, au Nord de Bagdad, a ainsi été fermé pour affaiblir la communauté chiite de la province de Diyala. Dans la même province, des cas d’inondation de villages par l’EI ont également été attestés dès le mois d’octobre 2014.

A l’heure actuelle, de nouvelles stratégies d’action font leur apparition. Dans les zones de peuplement kurde de l’Irak, l’EI s’en prend aux infrastructures d’acheminement d’eau vers les villages dont il a perdu le contrôle pour compliquer le retour des populations après son départ. Sans ces ressources, tout repeuplement des villes reprises à l’EI est en effet impossible. Là où il maintient sa domination, l’EI exploite en revanche l’eau comme un élément dans une stratégie plus générale de state-building (construction de structures étatiques) : dans le village kurde Talkhaneim, l’EI distribue eau et électricité moyennant paiement, cherchant ainsi à se présenter comme une autorité administrative « classique » assurant l’approvisionnement des populations locales.

En un mot, l’EI a su tirer profit de la raréfaction des ressources en eau et du faible nombre d’infrastructures permettant sa distribution pour renforcer sa domination sur les territoires syrien et irakien. 

L’instrumentalisation politique de l’eau, un phénomène d’ampleur croissante dans les conflits moyen-orientaux ?

Ce genre de pratiques n’est pas tout à fait nouveau. A la fin des années 1980, déjà, Saddam Hussein avait fait le choix de bloquer 90% des approvisionnements en eau des communautés chiites du Sud-Est de l’Irak, en représailles aux révoltes qui avaient mis en question l’autorité du pouvoir central. En Syrie, le gouvernement de Bachar al-Assad avait également pris soin de limiter le développement des infrastructures hydrauliques dans les zones de peuplement kurde, lorsque celles-ci ne pouvaient bénéficier à des populations arabes proches du régime. Pareillement, en 1998, le gouvernement turc avait délibérément limité le débit de l’Euphrate à la frontière syrienne dans le but de forcer le régime de Bachar al-Assad à livrer Öcalan, chef du PKK turc réfugié en Syrie. Une initiative qui s’était soldée par un succès retentissant. Bref, il est clair que l’instrumentalisation de l’eau fait partie des moyens traditionnels de la politique au Moyen-Orient.

Néanmoins, il semble que ces pratiques d’instrumentalisation deviennent aujourd’hui plus fréquentes et plus systématiques. Loin d’être un épiphénomène, la stratégie adoptée par l’EI témoigne donc de l’importance politique croissante qu’acquiert l’eau à mesure qu’elle se raréfie. Au mois de mai 2014, la Turquie a ainsi été suspectée de limiter les flux de l’Euphrate alimentant le lac Assad, en Syrie, dans le but d’affaiblir le régime de Bachar al-Assad. Une telle offensive se situerait dans la continuité de ce que la Turquie a déjà fait en 1998, et constituerait une violation à la convention de New York de 1997, censée pérenniser le partage des ressources fluviales entre Etats situés sur un même bassin fluvial. Au mois d’avril, on a également vu les forces loyalistes syriennes couper l’acheminement d’eau vers le camp palestinien d’al-Yarmouk, situé en Syrie, dans le but de faciliter son siège.

S’il est clair que l’eau n’est pas à l’origine de tous ces conflits, il n’en demeure pas moins qu’elle constitue un moyen de pression de plus en plus fréquemment utilisé dans les conflits du Moyen-Orient contemporain.