Trafic de drogue et terrorisme en Afrique

Par Alain Rodier – Directeur de recherche (Terrorisme et criminalité organisé) Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R)

Il existe aujourd’hui dans le monde une « compétition » féroce entre les deux principales mouvances salafistes-djihadistes, Al-Qaida « canal historique » d’une part, et Daech de l’autre. Les affrontements qui les opposent sont fréquents pour gagner en influence. Toutefois, s’il y a un domaine dans lequel les deux nébuleuses semblent parfois coopérer, notamment sur le continent africain, c’est bien celui des trafics de drogues (cocaïne, héroïne, drogue synthétiques). Si pour les salafistes-djihadistes, l’usage même de stupéfiants (1) est haram (interdit), ce n’est pas le cas du trafic qui est destiné à empoisonner les « mécréants » ou les « mauvais musulmans » (tous ceux qui ne sont pas salafistes). De plus, les activistes djihadistes ne se livrent pas directement à la production ou à la distribution de drogues, mais assurent seulement la « protection » des trafiquants. Cette pirouette sémantique leur permet d’affirmer qu’ils ne touchent pas directement à la drogue. L’exemple afghan est symptomatique. Les deux nébuleuses
se disputent la protection des cultivateurs de pavot et des trafiquants qui le transforment en héroïne et l’acheminent vers l’extérieur.
En Afrique, trois sortes de drogues circulent : la cocaïne qui provient d’Amérique latine ; l’héroïne d’Afghanistan et du Triangle d’or (Laos, Birmanie et Thaïlande) ; et les drogues synthétiques. Pour ces dernières, de zone de transit, l’Afrique est devenue un continent producteur et exportateur, majoritairement en direction de l’Extrême-Orient.
En effet, les consommateurs asiatiques sont très friands de drogues synthétiques et la production autochtone ne suffit pas à répondre aux besoins locaux.
Denier fait inquiétant, la jeunesse des milieux aisés africains est de plus en plus attirée par la consommation de drogues. Les producteurs l’ont bien compris et espèrent trouver là un marché d’avenir qui complètera ceux d’Amérique du Nord et d’Europe qui commencent à être saturés.

Le Nigeria au centre des trafics de drogues

Un « super laboratoire » de fabrication de méthamphétamine, construit avec l’aide de Mexicains, a été démantelé à Asaba (Nigeria), en mars 2016. D’une capacité de production de quatre tonnes par semaine, il utilisait une méthode complexe de fabrication qui lui évitait d’avoir à employer l’éphédrine comme produit précurseur. En effet, ce produit chimique commence à être difficilement disponible sur le marché légal. En cette occasion, quatre Nigérians et quatre « conseillers techniques » mexicains ont été appréhendés. C’est loin d’être le premier laboratoire à être démantelé dans ce pays, mais c’est indubitablement le plus moderne.

Le principal pays africain à être concerné par le trafic de drogues est le Nigeria, dont les réseaux mafieux couvrent le monde entier depuis des années. Boko Haram (2) ne pouvait pas laisser passer l’occasion d’en profiter pour se financer à moindres frais (3).
Très discrètement, des activistes du mouvement ont noué des relations avec les trafiquants de drogue, qui exporte leur marchandise depuis Calabar et Port Harcourt, villes situées au sud-est du pays (4). Pour ce faire, l’arme de la corruption est utilisée à grande échelle, surtout auprès des responsables des infrastructures portuaires. Boko Haram ne se contente pas de payer ses cibles mais leur fournirait aussi des prostituées.
Il en profiterait pour filmer les prestations pour le cas où leur collaborateur commençerait à avoir des états d’âme et voudrait cesser de travailler pour le mouvement rebelle. Selon Transparency International, le Nigeria était le 32e pays le plus corrompu sur les 168 étudiés en 2015. Il y a peu de chances que cela évolue en 2016 ! Boko Haram aurait même pris pied dans les ports de San Pedro et d’Abidjan, en Côte d’Ivoire. Il est hors de question qu’il s’y livre à des opérations terroristes car cela nuirait à la bonne marche des affaires. C’est en partie pour cette raison que l’attaque de Grand-Bassam du 13 mars 2016 ne pouvait être l’oeuvre de Boko Haram. Il a trop d’intérêts financiers dans cette zone.
Tous les ports cités sont des points d’entrée de la cocaïne mais également des lieux de départ vers l’Europe occidentale et vers l’Extrême-Orient, pour les drogues synthétiques. Les autres plate-formes traditionnelles pour le trafic de drogues sont l’Angola, le Cap Vert, la Guinée, la Guinée Bissau, la Tanzanie, le Kenya, l’Ouganda et l’Afrique du Sud. A noter que la majorité de la cocaïne péruvienne, colombienne et bolivienne qui rejoint l’Afrique de l’Ouest transiterait par le Brésil et – le Venezuela. Si de nombreux Nigérians ont été arrêtés au Brésil ces dernières années, il s’agit
essentiellement de passeurs qui avaient ingéré des boulettes de cocaïne. Aucun gros poisson n’a encore été pêché à ce jour.
Boko Haram facilite également le transit de cocaïne et d’héroïne en provenance d’Afrique du Sud ou de Tanzanie (principal point d’entrée en Afrique de l’héroïne afghane et du Triangle d’or) à travers le Sahel, vers les points d’embarquement situés en Libye et dans les pays du Maghreb. Pour cela, Boko Haram collabore ponctuellement avec Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) qui assure le transit à travers le Sahel puis l’embarquement de la marchandise. En Libye, il est vraisemblable que Boko Haram a pris contact avec le groupe Etat Islamique (Daech), mais ce dernier n’aurait pas encore les capacités d’exporter de la drogue depuis son bastion de Syrte. Cependant, comme Daech commence à se livrer au trafic de migrants, il lui sera vraisemblablement possible d’ajouter cette corde à son arc. Les principales destinations maritimes européennes seraient la Grande-Bretagne et l’Italie. Une petite partie emprunte les voies aériennes et les points d’entrée sont alors extrêmement divers.

Le comportement déviant de Boko Haram
Globalement, Boko Haram ne respecte pas les préceptes de Daech. Ainsi, il collaborerait avec les shebabs somaliens qui pourtant dépendent d’Al-Qaida « canal historique », et qui sont les adversaires déclarés du groupe Etat islamique, pour se fournir en khat. En effet, à l’inverse de ce qui se passe sur le front syro-irakien, les djihadistes africains sont de grands consommateurs de drogues dont du khat. En échange, les islamistes somaliens lui livrerait des armes.
Le groupe nigérian, qui a étendu ses réseaux dans les pays voisins – en particulier autour du lac Tchad – semble s’apparenter désormais à un mouvement narcoterroriste, un peu à l’image des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). Des interceptions de ses communications laissent entendre que Boko Haram est en contact direct avec des cartels latino-américains, mais aussi avec le Hezbollah, très impliqués dans les trafics via la diaspora libanaise en Afrique. Or, le mouvement chiite libanais est un ennemi à abattre pour Daech.
En sus, l’emploi systématique de femmes – voire d’enfants – comme kamikazes par Boko Haram est strictement interdit par la doctrine salafiste-djihadiste appliquée par Daech. De plus, le mouvement nigréian est souvent qualifié de “secte“, car sa vision de l’islam radical est teintée d’animisme, ce qui va à l’encontre de la doctrine de Daech.
Tout cela n’est certainement du goût de la choura de Daech (le conseil qui préside cette organisation) mais pour l’instant, la nébuleuse à trop besoin de Boko Haram pour étendre son influence en Afrique noire pour lui faire le moindre reproche.