La France face à un tournant stratégique

La France face à un tournant stratégique

Jean-Yves Le Drian, Ministre de la Défense, revient lors de conférence inaugurale de la Chaire en Sorbonne, une Chaire internationale consacrée aux grands enjeux stratégiques contemporains, sur les menaces, les tournants stratégiques auxquels doivent se préparer la France et le système international.

Le Président de la République, François Hollande a rappelé fin 2015 que la France avait un seul ennemi au Moyen Orient, Daech. Pour autant, d’autres facteurs de rupture que le terrorisme menacent la sécurité de l’Europe : le comportement ambivalent de la Russie, mais aussi la diffusion des capacités militaires avancées – qui ne doivent pas être occultées.

« La guerre change – non pas dans sa nature, immuable, d’affrontement collectif violent – mais dans son caractère, en perpétuelle mutation, dans ses moyens techniques, dans ses modalités tactiques. Nous en sommes là aujourd’hui. Avec l’irruption du terrorisme militarisé mais aussi, à un autre niveau, avec l’émergence de nouvelles puissances et d’un nouveau milieu pour les armées, celui du cyberespace, nous sommes au cœur d’un grand bouleversement stratégique. »

Le terrorisme militarisé

Le terrorisme qu’incarne Daech et ses émules au Moyen Orient, et d’autres mouvements demain est un terrorisme nouveau, qui se caractérise par une virulence idéologique qui prend racine dans un terreau religieux, politique et socio-économique favorable. « Ce n’est ainsi pas un hasard si Daech a émergé entre l’Irak sunnite marginalisé par le gouvernement chiite de M. Maliki, et la Syrie sunnite, majoritaire celle-là, mais martyrisée par le régime Assad. » a rappelé le ministre.

Une idéologie destructrice qui use sans discontinuer des avantages du numérique et des réseaux sociaux pour contaminer de ses métastases le monde dans son ensemble, et pénétrer au sein des environnements les plus vulnérables « C’est cela qui produit directement de la radicalisation au sein de notre jeunesse. Ces réseaux accélèrent des processus plus lents et expliquent un phénomène de radicalisation en masse, la banalisation du passage à l’acte violent, notamment parce qu’ils permettent l’accès sans limitation à des contenus ultra-violents que Daech s’évertue d’ailleurs à produire et à diffuser, en reprenant les codes graphiques auxquels sont habitués nos jeunes, ceux des blockbusters ou des jeux vidéo. »

Au-delà de la barbarie et de la violence extrême de Daech, son organisation, ses modes d’actions et ses capacités militaires significatives « lui confèrent des capacités de nuisance équivalentes à celle d’un Etat. Ces caractéristiques sont celles de Daech en Irak et en Syrie, qui peut compter sur 30 000 à 40 000 combattants, dont certains très aguerris, et de nombreuses armes lourdes. » Mais les capacités djihadistes s’étendent bien au-delà du territoire moyen-oriental. « Qu’il s’agisse de l’entraînement reçu, des armes de guerre utilisées, y compris des armes chimiques, ou des procédures de planification et de commandement de l’ennemi, nous sommes confrontés sur notre sol à de véritables commandos terroristes. » a ajouté Jean-Yves Le Drian.

« L’irruption d’un terrorisme purement destructif dans ses buts, et militarisé dans ses moyens, comme le caractère constant de la menace : voilà la rupture majeure à laquelle nous sommes confrontés. »

« L’arc de crise » identifié il y a presque 15 ans ne s’est pas résorbé : de la région « AfPak » à l’Afrique, en passant par le Golfe et le Levant, la menace touche désormais l’Europe et l’Asie.  Les mouvements nationaux ou régionaux tels que Boko Haram au Nigéria ou Ansar Beit Al-Makdis dans le Sinaï se rallient à Daech tout autant que des individus isolés.

Nous sommes face à « une menace grave, une menace répandue, une menace durable. (…) Il ne fait guère de doute qu’une nouvelle tête de l’hydre djihadiste puisse repousser après ailleurs. »

La sécurité en Europe : un nouveau contexte stratégique

Pour autant, on aurait tort de penser que le djihadisme est le seul phénomène susceptible d’engendrer des risques sérieux pour notre pays. Le contexte stratégique de l’Union européenne a changé. A l’Est, en Ukraine, une tension géopolitique grave est née. Au Sud, l’instabilité et les flux massifs de réfugiés agitent le continent tout entier. L’Europe est donc elle-même à un tournant, « doublement ébranlée par la crise des réfugiés comme par la remise en cause des frontières et des principes qui ont régi sa sécurité depuis bien plus de 25 ans. Cette crise des réfugiés comme la mondialisation du terrorisme djihadiste ont montré l’inanité d’un quelconque « repli protecteur ». Cette leçon devrait être entendue partout en Europe. » L’année 2015 a ainsi mit « en lumière l’insuffisance de notre dispositif de contrôle de nos frontières extérieures, de la coopération avec nos partenaires et donc globalement une  insuffisance des instruments de l’espace Schengen. »

La Russie a pour sa part remis en cause « les fondements de l’ordre de sécurité sur tout le continent » en annexant illégalement la Crimée, et en soutenant militairement les rebelles du Donbass. Sans oublier une attitude ambivalente qui interpelle. D’un côté la Russie participe au processus de négociation de Minsk et formule des offres de coopération contre Daech au Levant et de l’autre, elle affiche méfiance à l’égard de l’OTAN comme de l’Union européenne. Une méfiance « muée depuis deux ans en une forme d’hostilité déclarée. » de la part « d’une grande puissance nucléaire qui se réarme significativement » n’a pas manqué de souligner Jean-Yves Le Drian.

L’Europe se trouve ainsi face au risque de « régionalisation » des politiques de sécurité. Ce qu’il faut éviter, rappelle le ministre « dans cet environnement stratégique incertain et changeant, il est essentiel d’encourager une posture flexible, adaptée à toutes les menaces, quelle qu’en soit l’origine et quelle que soit leur nature. »

Une prise en compte partagée de toutes les menaces, c’est bien ce qu’entend faire entendre en 2016, l’occupant de l’hôtel de Brienne, à ses partenaires de l’UE et de l’OTAN. « Ce sera notamment un des objectifs à atteindre ensemble dans la rédaction de la Stratégie globale de politique étrangère et de sécurité de l’UE en juin comme lors du Sommet de l’OTAN à Varsovie à l’été prochain. » Deux rendez-vous qui seront déterminant et où l’Europe aura l’occasion de montrer en particulier sa capacité à aller de l’avant vers le principe d’une plus grande intégration en matière de défense et de sécurité ou que seront au contraire entérinés les risques d’une dissolution des principaux acquis européens comme Schengen.

Robert Schuman écrivait que « Les Européens seront sauvés dans la mesure où ils seront conscients de leur solidarité devant un même danger ». Je crois qu’il faut le dire sans ciller : cette conscience n’existe actuellement pas.

La fin de l’avantage technologique occidental

« Le tournant technologique et stratégique que nous vivons marque sans doute la fin de la domination militaire occidentale sans partage que nous avons connue depuis 1991. »

Au niveau tactique, nombreux sont les acteurs capables d’utiliser des technologies dites « nivelantes », pas nécessairement perfectionnées, mais suffisamment efficaces pour remettre en cause cet avantage technologique occidental. Les IED (engins explosifs improvisés) en sont un exemple frappant.

Par ailleurs, plus d’une vingtaine de pays possèdent ou sont en train de développer des missiles de croisière. Il y a 25 ans, les Etats-Unis étaient les seuls. Il en va de même pour les missiles balistiques. Dans le domaine du « C4-ISR », l’avance occidentale demeure certes, mais de plus en plus de pays et même de proto-Etats savent élaborer des réseaux informatiques sophistiqués, « utiliser des mini-drones low-cost, achetés par exemple en Chine, à des fins d’observation, ou même guider des munitions à partir de technologies commerciales. »

Enfin, la possession et la diffusion des armes de destruction massive est un enjeu de taille. La banalisation des ADM n’est pas encore à l’ordre du jour a tenu à rassurer le ministre tout en appelant à la vigilance et au pragmatisme « Nous n’y sommes pas encore, mais nous nous en rapprochons, puisque le régime de Damas a pu impunément utiliser des armes chimiques, imité aujourd’hui par Daech. »

Le cyberespace : la 5e dimension

Avec les milieux terrestre, maritime et aérien, et l’espace exo-atmosphérique, le cyberespace constitue désormais une « 5e dimension ».  Il doit être considéré « comme un espace de confrontation à part entière ». C’est alors un double défi auquel sont confrontées les armées dans ce domaine : réussir à combattre dans ce nouvel espace tout en intégrant le combat numérique dans les opérations conventionnelles dans le cadre d’une manœuvre intégrée.

La remontée en demi-teinte des budgets de défense en Europe

Dans l’urgence, et au regard des impératifs de sécurité, l’Union européenne doit faire un saut qualitatif et quantitatif majeur, pour répondre aux nécessités. « Pour cela, l’augmentation des dépenses de défense devrait être une claire priorité. Les Européens ont pensé, bien avant la crise économique et budgétaire, que la paix sur notre continent s’étendrait au reste du monde par une espèce de porosité vertueuse. Or, ce sont désormais de nos frontières que s’approchent les conflits. Il nous faut en tirer le plus rapidement possible la leçon. » a sommé avec fermeté le ministre de la Défense.

Plusieurs Etats membres se sont déjà engagés en ce sens. Les Etats baltes, l’Estonie, la Pologne, la Roumanie ont accru significativement leurs budgets de défense ; la France a mis un terme aux réductions, de budget comme d’effectifs ; le Royaume-Uni, après des coupes sévères, a engagé lui-même l’augmentation de ses crédits de défense et l’Allemagne suit la même voie.

Ainsi, malgré les augmentations budgétaires enregistrées dans 17 Etats européens et les décisions allemandes, britanniques et françaises de 2015, la remontée en puissance budgétaire européenne a certes inversé la tendance des années précédentes, mais elle reste très limitée (0,54 %). Elle ne permettra pas à une très large majorité d’Etats de rejoindre l’objectif fixé au Sommet de l’OTAN en 2014 des 2 % du PIB consacrés aux dépenses de défense à horizon 2025. Cela laisse ainsi le champ libre à la montée en puissance des grands compétiteurs.

En 2012, l’Asie a dépassé l’Europe en termes de dépenses militaires cumulées . C’était la première fois. En 2014, les dépenses militaires de l’Asie atteignaient déjà 344 milliards de dollars contre 286 milliards pour l’Europe. « Voilà un élément de réflexion pour l’avenir. » n’a pas manqué d’ajouter Jean-Yves le Drian.

L’Europe de la Défense : un axe prioritaire

Le développement de l’Europe de la Défense doit donc rester l’une de nos priorités politiques. Les instruments de l’Union ont prouvé une certaine efficacité opérationnelle dans des actions d’ampleur limitée, notamment en Afrique (missions de stabilisation, de formation et de conseil dans le cadre de la réforme des systèmes de sécurité). Mais les Etats membres de l’UE ont toujours des réserves à s’engager militairement dans le haut du spectre. « La France doit donc à la fois montrer l’exemple et continuer de disposer d’une gamme complète et autonome de capacités, de manière à pouvoir agir seule et rapidement, le cas échéant. Notre autonomie de renseignement, de décision et d’action doit demeurer au centre de notre stratégie. » a souligné Jean-Yves le Drian balayant ainsi les réponses apportées à la fois par la France et les pays européens s’appuyant principalement sur des exemples en application au coeur du continent africain. La France fait l’expérience d’un partenariat innovant, en rénovant son dispositif de coopération, mais surtout en favorisant l’appropriation par les Etats africains de leur propre sécurité, y compris à travers des initiatives de dialogue informel comme celle du Forum de Dakar qui a tenu sa deuxième édition en 2015. Le combat contre le terrorisme au Sahel a également contribué à l’émergence d’une nouvelle dynamique de partenariat spécifique autour du G5 Sahel qui regroupe les cinq Etats africains de la région (Burkina Faso, Mauritanie, Mali, Niger et Tchad), avec le soutien de la France. « Il faudra aller plus loin pour conforter la capacité de ces Etats, parmi les plus pauvres du monde, à assurer eux-mêmes leur sécurité intérieure mais ce nouveau type de partenariat transfrontalier à caractère opérationnel et pragmatique, inaugure une véritable prise de conscience africaine de la nécessité de la coopération militaire et sécuritaire régionale pour contrer efficacement des menaces aussi graves. »

« Une première période qui s’était ouverte avec la fin de la guerre froide vient de se refermer. C’est en tout cas en prenant pleinement la mesure, à la fois de la nature des menaces qui pèsent sur notre pays, et des évolutions majeures qui transforment le monde sous nos yeux, que nous pourrons y faire face, préparer l’avenir, et permettre ainsi à la France de conserver la place qui doit être la sienne. »