La France, l’Allemagne et l’Europe de la défense

Par Jean-pierre Maulny, directeur adjoint de l’IRIS

Il y a près de 25 ans, la France et l’Allemagne ont été les précurseurs de l’Europe de la Défense en posant les fondements de ce qui était alors la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) dans le traité de Maastricht. Cette politique étrangère comprenait un volet consacré à la Défense mais  qui  renvoyait  alors  à  l’Union de l’Europe occidentale (UEO) ‐ un traité de sécurité entre européens, signé en 1948 après la Deuxième Guerre mondiale et qui devait accueillir l’Allemagne en son sein en 1954.

Pour la France, la perspective de voir l’Europe se doter d’une politique étrangère et de sécurité commune répondait au désir d’élargir son espace stratégique aux pays de la communauté européenne, dans un ensemble politique plus cohérent que ne pouvait l’être l’espace transatlantique. La France était bien membre de l’Alliance Atlantique, et en était un allié fidèle, mais considérait que les divergences d’intérêts de sécurité avec les États‐Unis pouvaient affecter l’exercice de notre Défense. Cela avait conduit le général de Gaulle à retirer la France du commandement militaire intégré de l’Otan en 1966. Pour la France, ajouter en 1992 un échelon européen à notre Défense était un engagement fort. Cela voulait dire que notre indépendance nationale ne pourrait continuer à s’exercer dans le seul cadre politique français, et ce alors même que la menace majeure avait cessé d’exister avec la fin de l’URSS.

Pour l’Allemagne, la construction d’une Europe de la Défense constituait un prolongement logique de la politique de sécurité développée depuis 1945. Cette politique ne pouvait s’exercer dans un cadre national, par choix comme par obligation, et l’armée allemande s’était ainsi reconstituée dans le cadre de l’OTAN à partir de 1954. La Communauté européenne (CE), qui devait voir le jour en 1957, était tout autant le symbole que l’instrument de l’unité retrouvée en Europe. En 1992, la politique étrangère et de défense d’une Allemagne réunifiée avait donc vocation à s’inscrire dans ce cadre européen.

Si le but poursuivi est donc bien le même, les motivations qui sous‐tendent les politiques de nos deux pays ne sont pas identiques. Cette différence se retrouve dans les choix de construction de l’Europe de la Défense. Si la France voit dans ce processus une démultiplication de sa puissance, et privilégie donc un schéma de type intergouvernemental, l’Allemagne y voit plutôt un moyen d’encadrer sa puissance et privilégie donc une construction à logique fédéraliste. Il faut ajouter à cela que la PESC nait à un moment    où    l’ennemi    disparait : la perspective d’une politique de Défense commune a d’autant plus de chance de se mettre en place que l’OTAN et les États‐ Unis jouent de fait un rôle moins important dans la sécurité des Européens.

Les années qui suivirent seront celles du triomphe de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) : toutes les institutions de l’Europe de la Défense sont mises en place au tournant des années 2000. Pour autant, le satisfecit est de courte durée car les conditions profondes de l’échec relatif de la PSDC sont déjà en place. D’une part, l’élargissement de 12 à 28 membres de l’Union européenne depuis 1991 n’a fait que complexifier les conditions à remplir pour avoir une vision commune de la politique étrangère européenne. En second lieu, l’ambiguïté des motivations profondes de la France et de l’Allemagne pour une politique de Défense commune s’est d’autant mieux révélée que les crises se sont multipliées, et avec elles autant de raisons pour les deux nations de diverger sur l’usage de la force militaire. De ce fait, les discours sur le thème « l’Europe de la Défense ne marche pas » ont fleuri ces dernières années. En France notamment, leur acuité est d’autant plus grande que le paradoxe de cette période d’après‐guerre froide est que la question de la politique de Défense n’est plus une question théorique mais bien pratique, comme on a pu le voir avec les nombreuses opérations militaires initiées par la France. C’est aussi ce qui a conduit l’OTAN à se rétablir rapidement dès le milieu des années 1990 avec les conflits balkaniques.

Alors, comment faire face à cette atonie ? Et que peuvent faire Français et Allemands, qui sont historiquement les pays qui ont souhaité une Union politique européenne ? Le sentiment est qu’autrefois, les Français théorisaient sur le sujet et que les Allemands souhaitaient des solutions pratiques. La tendance s’est inversée aujourd’hui. Une décennie d’échecs a rendu la France très frileuse en matière d’initiatives politiques liées à l’Europe de la défense. Elle se cantonne aux positionnements pragmatiques, alors même qu’en Allemagne surgissent périodiquement des propositions en vue de constituer une armée européenne.

Alors, que peuvent faire la France et l’Allemagne pour relancer l’Europe de la Défense ? Faut‐il privilégier les initiatives politiques ou se cantonner à des initiatives plus pragmatiques, visant notamment à accroître les capacités militaires de l’Union européenne ?

La relance de l’Europe de la défense ne peut passer que par une initiative politique franco‐ allemande

Il est sans doute nécessaire de faire les deux. Aujourd’hui, les initiatives dites « politiques » en matière de Défense ont mauvaise presse car elles apparaissent inefficaces. Mais l’on oublie que la question de l’intégration en matière de Défense est une question politique avant d’être une question d’efficacité militaire, car la Défense n’est que le prolongement d’une vision politique s’exprimant sur la scène internationale. Français et Allemands se voient‐ils ensemble un destin commun, comme ils l’ont exprimé au  début  des  années  1990,  au‐delà des ambiguïtés ?

Veulent‐ils voir le rôle de l’Europe sur la scène internationale s’accroître, et transcender progressivement celui des États ? Nos deux pays pourraient y trouver objectivement un intérêt. L’Allemagne devient une puissance qui compte. Elle a, depuis la réélection d’Angela Merkel en 2012, exprimé son souhait de jouer tout son rôle sur la scène internationale, notamment par la voie de son ministre des Affaires étrangères, Frank‐Walter Steinmeier, lors de conférence sur la sécurité de Munich de 2013. L’Allemagne ne peut projeter sa puissance que dans un cadre européen, avec le modèle européen à promouvoir sur la scène internationale : tolérance, liberté, paix et sécurité, prospérité, réduction des inégalités. La France doit quant à  elle  accepter  de  se  fondre  dans cet ensemble européen, car c’est le seul moyen de garantir la pérennité de sa puissance : elle n’a pas de choix alternatif, ni dans le cadre national ni dans une relation bilatérale privilégiée avec les États‐Unis, où la relation serait par trop déséquilibrée.

La France et l’Allemagne doivent proposer la création d’une zone de défense à l’image de la zone euro

Pour relancer l’Europe de la Défense au niveau politique, il faut aller plus loin dans le niveau d’intégration de nos politiques de Défense et créer une véritable « zone Défense » comme il existe une « zone euro ». On peut penser qu’une telle initiative ne pourrait recueillir aujourd’hui l’assentiment de tous les pays de l’Union européenne – et notamment du Royaume‐Uni. Il faudrait de ce fait permettre au petit nombre de pays qui le souhaitent de créer cette « zone défense » de la même manière que cela a pu se faire dans le cas de la monnaie unique. Loin de casser l’Union européenne, une telle initiative viendrait la renforcer. Il faudrait pour se faire que la zone Défense soit cohérente et compatible avec ce qui existe actuellement, de manière à ne pas pénaliser les pays qui n’en feraient pas partie. Des initiatives restées longtemps bloquées, comme la cellule de planification, pourraient voir le jour. On peut imaginer également une gestion mieux répartie du coût des opérations extérieures entre les pays membres de cette zone. Aujourd’hui, ceux‐ci reviennent pour l’essentiel aux pays qui participent aux opérations militaires, le mécanisme communautaire Athena ne permettant de payer qu’une part infime de ces opérations, ce qui finit par créer une forme d’inégalité – certains pays, la France notamment, ayant le sentiment de payer pour les autres. On peut imaginer également que les États s’engagent à développer une part plus importante de leurs programmes d’armement en coopération.

Reste que la création d’une « zone défense », dont seul la France et l’Allemagne peuvent être à l’origine, nécessite une révolution copernicienne dans nos deux pays. Pour simplifier, l’un des préalables à une telle initiative serait que la France accepte que l’outil militaire n’est pas la réponse à tous les problèmes, et que l’Allemagne cesse de penser qu’il n’est la réponse à rien. Il leur faut donc l’un et l’autre procéder à des aggiornamentos politiques et stratégiques majeurs. La question mérite donc d’être clairement posée.

Elle le mérite car une initiative politique apparait d’autant plus nécessaire que l’on peut craindre que nos partenaires de l’Union européenne considèreront que le lieu naturel des initiatives pragmatiques, celles en matière de développement des capacités militaires, est l’Otan et non l’Union européenne. C’est ce que l’on a pu observer depuis le retour de la France dans le commandement militaire intégrée de l’Alliance : faute d’initiatives politiques en matière de Défense dans le cadre de l’Union européenne, ce retour ne s’est pas traduit par des avancées de l’Europe de la Défense comme cela était présenté par Nicolas Sarkozy. D’ailleurs, l’Allemagne n’a‐t‐ elle pas inscrit son initiative framework nation concept de mutualisation des capacités dans le cadre de l’Otan et non de l’UE ? On constate par ailleurs que la valeur ajoutée de l’Union européenne en matière de politique étrangère et de Défense par rapport à l’Otan se situe aujourd’hui dans les dispositifs les plus intégrés de l’Union. C’est le cas des initiatives de la Commission européenne en matière de régulation du marché de Défense, et bientôt du financement de la recherche de Défense ; c’est le cas des politiques communes de l’Union européenne, notamment en matière de voisinage ; ce fut également le cas lors de la création de l’Agence européenne de défense (AED), qui devait doter l’UE des capacités militaires communes qui lui manquaient, instrument qui de par son ambition dépassait ce qui existait dans l’Otan.

Nos pays ne peuvent plus définir leur outil de défense sur la seule base nationale

Agir sur le plan politique apparait donc nécessaire mais le chemin, s’il n’est pas nécessairement long, suppose des évolutions politiques majeures des deux côtés du Rhin. Il faut parallèlement continuer à agir au niveau des capacités militaires où la France et l’Allemagne peuvent également initier des propositions  communes.

En 2014, le slogan qui servait de fil conducteur à la conférence annuelle de l’Agence européenne de défense était : « pool it or lose it ». On ne peut mieux résumer les défis auxquels sont soumis les Européens en matière de capacités militaires. Mais une telle mutualisation n’est pas chose aisée.

La France est dans une situation schizophrénique bien compréhensible à ce niveau. D’un côté, elle souhaite la coopération européenne pour la fabrication des armements, et souhaite également pouvoir mutualiser les forces. Mais sur le terrain, ce sont bien souvent les soldats français qui combattent. Cela veut dire qu’il est nécessaire que les matériels qu’ils utilisent soient efficaces et qu’ils protègent nos soldats. De ce fait, les militaires français ont une vision bien précise, mais aussi peu partagée, des équipements dont ils souhaitent disposer, d’autant plus que la France est encore en capacité de les utiliser dans le cadre d’une opération conçue au seul niveau national, comme on a pu le voir lors de l’opération Serval au Mali. Cette situation constitue donc un frein à la mutualisation des forces comme à la coopération en matière d’armement.

À l’inverse, on constate que la mutualisation des forces est plus aisée pour les États européens qui inscrivent leur Défense uniquement dans un cadre multinational en ayant renoncé à disposer d’une capacité nationale en propre, ou qui interviennent peu dans les opérations militaires. C’est le cas à l’heure actuelle des pays nordiques, mais c’est aussi ce qui explique les initiatives germano‐néerlandaises  ou  belgo‐néerlandaises en matière de mutualisation des forces. De manière générale c’est cette analyse qui sous‐ tend l’initiative framework nation concept développée par les Allemands. À ce niveau, il est également certain que la divergence franco‐allemande en matière de perception de l’utilité de la force armée dans la résolution des conflits ne facilite pas le lancement d’initiatives communes en matière de capacité militaire de la part de nos deux pays. Pour autant, plusieurs initiatives semblent possibles.

Mettre en place une méthodologie permettant de définir des capacités communes

Tout d’abord, il faut considérer la méthodologie à mettre en place pour permettre au dialogue franco‐allemand de déboucher sur des initiatives communes. Un programme franco‐allemand conduit entre l’IRIS et la SWP nous avait conduit, en 2015, à proposer une démarche de dialogue systématique entre les autorités militaires, les organismes chargés de l’acquisition et de la conduite des programmes d’armement, ainsi qu’entre industriels afin de faire émerger des propositions communes. Ce dialogue se déroulerait à haut niveau : chefs d’État‐major, direction politique des ministères de la Défense, Directeurs nationaux de l’armement1.

En second lieu, il s’agit de rapprocher les capacités qui relèvent des intérêts de sécurité que l’on sait commun à nos deux pays. C’est le cas de la défense collective, c’est‐à‐dire de la protection de nos territoires. Aujourd’hui, France et Allemagne réfléchissent à un futur concept de char de combat. Dans ce domaine, nous avons la chance d’avoir une entreprise commune entre Nexter et Krauss Maffei Wegmann, qui doit désormais mettre sa R&D en commun. Nous ne devons pas laisser passer pareille occasion2. De manière générale, nous devons mieux utiliser l’entreprise commune de Défense qu’est Airbus, ainsi que ses différentes entités, afin de développer conjointement des matériels. Nous l’avons fait par le passé avec les hélicoptères Tigre et NH‐90, mais aussi avec l’avion de transport A400M. Nous devons le faire aujourd’hui avec le futur drone MALE et avec les futures générations d’hélicoptères. En effet, la tendance actuelle est de voir l’entreprise se « civilianiser » et se détourner du marché européen, faute notamment de projet franco‐allemands dans la Défense.

Instaurer un principe de sécurité de mise à disposition des équipements militaires à l’image du principe de sécurité d’approvisionnement

Enfin, et en troisième lieu, il nous faut aller plus loin dans la mise en commun de nos capacités militaires. Actuellement, plus un seul pays ne peut détenir à lui seul toute la panoplie des capacités militaires – pas même la France ou le Royaume-Uni. Parfois, les quantités disponibles de certains matériels sont tellement faibles, soit nominalement soit du fait de leurs disponibilités opérationnelles réelles, qu’elles ne peuvent fournir une capacité significative dans un processus de génération de force. Définir des capacités qui soient utilisables dans un cadre européen prendra du temps, comme on a pu le voir ces dernières années avec les groupements tactiques qui n’ont jamais été utilisés. Le point de blocage porte essentiellement sur l’acceptation par les pays de voir leurs soldats participer à des opérations extérieures. C’est une question qui relève encore de la souveraineté des États et même s’il existe une volonté réelle de certains, notamment de l’Allemagne comme on pu le voir avec les travaux de la commission Ruhe3, à rapprocher leurs procédures d’approbation parlementaire portant sur les engagements extérieurs, une telle évolution ne pourra se faire du jour au lendemain. Il est donc nécessaire d’envisager des mesures qui se limiteraient à la disponibilité des matériels de nos armées. Si l’on peut espérer qu’un jour de véritables parcs de matériels mutualisés soient mis à la disposition de l’Union européenne et de ses pays membres, on peut envisager dans un premier temps d’édicter une règle de sécurité de mise à disposition d’équipements militaires lors d’opérations extérieures. Cette règle, inspirée de la règle de sécurité d’approvisionnement qui s’applique à l’exportation de matériels militaires et de technologies, consisterait à la mise à disposition par un pays de ses équipements militaires auprès d’un autre pays lors d’opérations extérieures. Cette règle, qui aurait vocation à s’appliquer à l’ensemble des pays de l’Union européenne, pourrait d’abord être expérimentée dans un cadre franco‐ allemand, en commençant par certains types de matériels comme les moyens de logistique, de soutien, de transport ou de reconnaissance. Il faut noter que l’Allemagne a déjà engagé cette démarche avec la mise en commun avec les Pays‐Bas du navire logistique Karel Doorman qui participe de la même logique.

En conclusion, il est nécessaire que la France et l’Allemagne, du fait de leur rôle historique dans la construction européenne et de leurs intérêts stratégiques communs sur le long terme, redeviennent les moteurs de l’intégration politique européenne. Cela s’applique à la Défense, et cela doit prendre la forme d’une initiative politique visant à faire un pas en avant significatif dans l’intégration des politiques de défense nationales, sous peine de voir l’Union européenne s’effacer derrière l’Otan et donc l’Europe perdre toute capacité à peser en propre sur la scène internationale. Cela nécessite un plan de convergence de nos politique étrangère et de défense qui n’est encore aujourd’hui que trop

partiel (cf les démarches communes franco‐

allemandes pour régler la crise ukrainienne). Cela n’exclut pas les initiatives pratiques, qui requièrent à la fois une méthodologie commune et la prise de conscience, notamment du côté français, qu’il est devenu impossible de maintenir un outil militaire complet et cohérent sur une seule base nationale.

1 Marcel Dickow, Olivier de France, Hilmar Linnenkamp, Jean‐Pierre Maulny, French and german defence, the opportunities of transformation, Les notes de l’IRIS, mars 2015, http://www.iris‐france.org/wp‐ content/uploads/2015/03/IRIS‐Note‐march‐2015‐IRIS‐ SWP.pdf

2 Voir sur ce sujet l’étude Pooling and sharing dans le domaine aéroterrestre, IRIS/DGRIS, juin 2015, http://www.iris‐france.org/wp‐ content/uploads/2015/10/EPS2014‐Pooling‐and‐sharing‐ dans‐le‐domaine‐a%C3%A9roterrestre.pdf

3 Rapport final de la commission de contrôle et des garanties des droits du Parlement lors de l’envoi de la Bundeswehr dans des missions à l’étranger, Bundestag, 16 juin 2015, https://www.bundestag.de/blob/385152/992 46426196309fe16a8416e65668903/bericht‐franzoesisch‐data.pdf

Source : IRIS