Les filières de sécurité : synergies ou convergence ?

Par Claude Tarlet, Président de la Fédération Française de la sécurité privée (FFSP) et Stéphane Schmoll, Président de la commission stratégique du CICS (1)

Dans la pyramide de Maslow, la sécurité figure juste au-dessus de la survie. Elle concerne la plupart des activités de la nation, dont certaines ont appelé la mise en place de deux filières d’intérêt général. Celle des agents de sécurité privée, la plus ancienne, adresse des besoins de surveillance et d’intervention des entreprises et plus récemment d’administrations régaliennes. Plus récemment, une filière industrielle a été créée pour structurer la recherche et l’offre de solutions technologiques de sécurité. Face aux grands enjeux de sécurité (2), le potentiel de synergies entre l’humain et la technologie est évident. Les défis à relever sont ceux de la convergence dans la conception des solutions, dans les règles d’homologation, les doctrines d’emploi, et les cadres juridiques et réglementaires. 

Historique et état des lieux

Les règles d’utilisation des solutions de sécurité ont évolué, depuis la coutume ou la tradition jusqu’à des règlementations administratives plus contraignantes. Elles ouvrent cependant sur la normalisation nationale ou internationale tout en permettant la satisfaction des besoins et la création d’emplois et de richesse. Si la sécurité privée remonte à des temps immémoriaux, la structuration de sa filière date d’il y a quelques décennies, pour faire face à des menaces nouvelles et mutantes, à des besoins d’externalisation des entreprises et des administrations et partant à une production constante de règles administratives nécessaires. L’article du n° 18 de S&D Magazine de juin 2017 consacré à la modernisation de la sécurité intérieure par l’externalisation de missions régaliennes présente certains exemples d’externalisation progressive du domaine régalien, avec la création de nouvelles prestations à fort contenu technologique telles que l’aide au contrôle d’infractions de voie publique (3).

Aujourd’hui, la filière de sécurité privée, régie par le CNAPS (4) représente 200.000 emplois (5) dans 10.000 entreprises du secteur regroupées principalement autour de 15 organisations professionnelles distinctes (6) unies au sein de la Fédération française de la sécurité privée. La surveillance humaine constitue le moteur de cette filière avec deux organisations patronales qui se partagent la représentativité : le SNES et l’USP.

Les défis auxquels elle est confrontée la conduit à produire des services de valeur croissante afin de viabiliser son écosystème. La mise en œuvre de technologie est une voie importante pour assurer des missions toujours plus variées avec une plus grande efficience, comme cela a été le cas avec les entreprises de transport, la télésurveillance, la vidéosurveillance, le contrôle et la fouille dans les aéroports, les gardes particuliers assermentés, etc. Le CNAPS et les représentants de la sécurité privée ont accéléré les co-productions de sécurité dans un contexte de menace terroriste ou encore l’Euro 2016. Le Code de la sécurité y a été progressivement adapté et la Délégation aux coopérations de sécurité du Ministère de l’Intérieur poursuit le travail d’analyse des possibilités futures.

Les entreprises de sécurité privée sont confrontées à des bouleversements considérables. Elles doivent transformer leurs offres et leurs modèles. Elles développent des compétences nouvelles qui s’inscrivent dans la mutation numérique et digitale. C’est précisément cette convergence entre les technologies et les ressources spécialisées qui ouvre de nouveaux champs à la sécurité privée.

La sécurité privée, vilain petit canard devenu cygne ? En effet, au fil des ans, cette industrie a connu bien des transformations. Perçue avec défiance puis méfiance et circonspection par les pouvoirs publics, la sécurité privée a su identifier ses faiblesses et corriger ses défauts pour devenir – enfin – un partenaire fiable et sûr au service de la sécurité nationale, œuvrant aux côtés des forces de l’ordre afin de garantir la sécurité de tous nos concitoyens.

Accompagner l’Etat pour résister à toutes formes de menaces

Cette coproduction s’est renforcée depuis les terribles attentats qui ont endeuillé la France et qui la menacent encore et lors de l’Euro 2016.

La sécurité privée fait ainsi, avec le pays tout entier, acte de résistance face aux menaces quelles qu’elles soient. Les entreprises de sécurité privée ont choisi leur camp : celui de faire front et d’accompagner l’Etat dans le déploiement de sa politique sécuritaire.

L’avant-projet de loi sur le terrorisme préfigure cette nouvelle organisation ayant soin toutefois de limiter toute forme de privatisation excessive. En effet, sécurité publique et sécurité privée, ensemble, souhaitent que l’Etat conserve ses fonctions régaliennes et que les libertés individuelles soient préservées.

Face aux nouvelles menaces, de nouvelles solutions

La sécurité privée va désormais intervenir dans des périmètres sécurisés et consolider ses axes de développement stratégiques : palpations et surveillance armée dans les infrastructures vitales, vidéo intelligente, drones, nouvelles solutions prédictives… Elle va également assumer de nouvelles missions afin de soulager le travail des forces de l’ordre, leur permettant ainsi de se recentrer sur leur cœur de métier. Transferts de détenus, brigades fluviales, présence dans les transports, fourrières, contrôles de vitesse… en sont quelques exemples. L’avenir de la sécurité privée se dessine et tend désormais vers une offre globale et intelligente (conceptualisation et stratégie), s’appuyant sur des technologies innovantes (solutions opérationnelles) et des ressources humaines à la formation et à l’attitude irréprochables. Les objets connectés, la gestion interactive des données, la géolocalisation des équipes permettent de créer, aujourd’hui, de la valeur dans une relation, exigeante mais équilibrée, avec le marché. Les technologies vont accélérer la capacité de cette filière à produire des solutions indispensables pour apporter un appui opérationnel aux forces traditionnelles de l’Etat. Les entreprises de sécurité privée participent au dispositif de sécurité intérieure dans une relation de complémentarité et non de compétition.

L’appui industriel

La filière technologique des industriels de la sécurité, par ailleurs, a été constituée en 2013 autour du COFIS (7) rassemblant les administrations et autorités concernées, des organismes représentant les assureurs, la recherche et les pôles de compétitivité, le CDSE (8) et enfin le CICS, qui regroupe les industriels proposant des solutions techniques de sécurité, à travers des organisations professionnelles représentant plus de 1.000 spécialistes et intégrateurs. Les solutions technologiques sont utilisées d’une part par les agents des administrations mais aussi par les entreprises privées ou publiques. Les opérateurs d’importance vitale sont bien sûr régis par des directives nationales de sécurité et de fait, les conditions juridiques et réglementaires d’utilisation des outils techniques reposent en partie sur la formation et l’habilitation des personnels les mettant en œuvre, parmi lesquels figurent de plus en plus des agents de sécurité privé. Avec de nombreux défis : ergonomie des outils proposés, efficience, innocuité des solutions pour les utilisateurs et protection des données.

Défis et opportunités

Tous ces sujets constituent donc des défis communs aux deux filières. La France maîtrise et produit presque tous les éléments des solutions, qu’il s’agisse de composants techniques ou des sciences humaines et sociales accompagnant leur mise en œuvre. Il s’agit donc à la fois d’une garantie de souveraineté et d’une capacité à créer de la valeur économique locale et exportable. Notre pays est le premier au monde pour le tourisme, qui génère d’immenses revenus. Il est figure également parmi les leaders mondiaux dans des secteurs industriels liés aux principaux services d’utilité publique (9). Enfin, sa capacité d’accueil et d’organisation de grands évènements, récemment démontrée avec l’Euro en 2016, va connaître une nouvelle opportunité d’envergure mondiale avec les jeux olympiques de 2024.  Autant de vitrines à visibilité internationale pour démontrer notre savoir-faire et autant d’occasions de proposer des normes techniques et opérationnelles à vocation européenne ou mondiale.

Face à la croissance et à la diversification parfois imprévisible des risques et menaces, l’Etat est amené à externaliser davantage de missions de sécurité, à la fois pour des raisons économiques, de réactivité et de compétence. Mais il ne le fera qu’après avoir dument éprouvé la fiabilité des techniques et des acteurs concernés. Tandis que l’Etat est dans son rôle de garant de la sécurité et de la protection de libertés, il appartient au secteur privé de construire des solutions fiables en apportant les garanties nécessaires. Si les administrations -centrales ou territoriales- ne sont pas en mesure de construire ou d’exploiter les solutions de sécurité, elles devront les co-spécifier avec les acteurs privés, les tester aussi exhaustivement que possible en passant notamment par des expérimentations en vrai grandeur, avant de co-définir leurs conditions de mise en œuvre généralisée ou circonstancielle (10). Les deux filières et l’Etat doivent donc impérativement y travailler de concert.

Une spécificité des filières de sécurité est que l’Etat réglemente beaucoup mais achète peu. Mais c’est parfaitement accepté dans la mesure où cela relève de l’intérêt général et que les perspectives d’affaires des entreprises vont bien au-delà de la vitrine publique initiale.

L’expansion du secteur marchand de sécurité repose conjointement sur l’externalisation, le développement des compétences des agents privés pour une plus grande valeur construite sur des planchers minimum de référence, menant aussi à de nouveaux débouchés pour les industriels de la sécurité.

Les technologies utilisables par la sécurité privée

Certaines technologies sont utilisées de longue date, mais progressent encore, par exemple en protection périmétrique, en vidéo-protection ou en contrôle d’accès. D’autres plus récentes ont déjà fait leurs preuves mais se perfectionnent sans cesse, telles que la géolocalisation en milieu ouvert, les communications radio, les scanneurs ou la vérification de titres d’identité. Enfin, de nouvelles technologies rentrent en expérimentation et se perfectionnent constamment au bénéfice de la sécurité. La géolocalisation des agents de sécurité privée ou des visiteurs d’un site, y compris à l’intérieur des bâtiments, augmente le niveau de sécurité des personnes et des installations. Les logiciels intelligents de traitement des flux vidéo facilitent la vidéosurveillance d’un site. L’utilisation de drones va démultiplier les capacités de détection et de levée de doute, toutes ces missions étant le plus souvent confiées à des entreprises privées de sécurité. On peut également citer les jumelles de vision nocturne et autres détecteurs photoniques, la vérification des titres d’identités, la détection de radiations ionisantes, les alertes de mise en sécurité des personnes, etc.

Notre pays possède des entreprises de pointe dans ces domaines (11), qui recherchent des débouchés  au niveau national pour pouvoir mieux exporter. L’établissement de cadres opérationnels d’emploi éprouvés y est indispensable et constitue une clef de voute de l’augmentation de la valeur des missions de sécurité privée.

Droit constant ou évolutions ?

Il faut tordre le cou aux trop fréquentes résistances au progrès fondées parait-il sur des impossibilités de droit. On fait trop souvent dire au droit que cela n’a jamais été fait parce que c’est impossible. Le plus souvent, c’est faux et pour paraphraser Sénèque, c’est parfois parce qu’on n’a pas cherché à interpréter favorablement le droit existant en apportant des garanties adaptées que l’on n’ose pas.

Depuis plusieurs années, les entreprises et les administrations peuvent s’appuyer sur des autorités comme la CNIL ou l’ANSSI, dont un des rôles est précisément de co-construire de telles garanties, par la bonne pratique ou par la réglementation. A titre d’exemple, l’accès à certains fichiers officiels (état civil, véhicules, cadastre, hypothèques …) serait très utile à certains agents de sécurité et aux détectives privés, pour empêcher des personnes mal intentionnées de pénétrer sur un site sensible, pour cristalliser des éléments de preuve ou pour procéder à des enquêtes simples de recueil de renseignements à fins de sécurité. Les autorités administratives ou judiciaires elles-mêmes pourraient y trouver leur compte, comme cela se pratique dans de nombreuses démocraties modernes.

La technique permet également de prévoir des passerelles de communication sécurisées avec les systèmes de communication des forces de sécurité régaliennes, par exemple dans le cadre de possibles conventions de coopération opérationnelle entre forces publiques et privées comme cela se pratique dans certains pays. Nombre de ces solutions, aidées par la puissance des traitements numériques voire quantiques et aussi par de nouveaux matériaux, posent des questions relatives aux libertés individuelles, mais lorsque les finalités et la proportionnalité des moyens aux enjeux sont clairement démontrables face aux nouvelles menaces, la technologie elle-même est aujourd’hui capable d’en relever le défi en apportant des garanties de sécurité des données par des accès contrôlés et tracés aux données et aux traitements.

Par ailleurs, la règle « sécurité publique dans l’espace public, sécurité privée dans l’espace privé » est dépassée ; l’essentiel est désormais l’indispensable clarté de la répartition des rôles et responsabilités en toutes circonstances.

Si les cadres d’emploi juridiques et réglementaires actuels font réellement obstacle à de nouvelles architectures de sécurité, les filières concernées pourront, conjointement avec leurs délégations ministérielles respectives – DCS et DMISC (12)- présenter des dossiers argumentés aux administrations compétentes telles que la DLPAJ, le SGDSN (13), la CNIL et l’ANSSI, voire présenter leurs propositions au législateur. L’étude de nouvelles dispositions pourra passer par des expérimentations, y compris si nécessaire par celles prévues par l’art 37-1 de la Constitution. Enfin, l’approfondissement des règles pouvant être mutualisées au niveau européen (14) profiterait à la structuration du marché.

L’équation économique

Tout en haut de la pyramide, les filières pourront démontrer, par approche économétrique, la rentabilité des investissements et dépenses de sécurité aux niveaux macroéconomique et au niveau local pour tous les acteurs nécessitant d’être protégés, ainsi que pour la chaîne assurantielle. Pour la base de surveillance et d’intervention, la rentabilité est plus simple à calculer mais l’équation économique n’est pas évidente. En effet, lorsque les agents peu formés sont facturés 14 euros de l’heure avec des marges inférieures au pourcent, on n’imagine pas que l’on puisse rentabiliser à ce prix des agents bardés de centaines voire de milliers d’euros d’équipements technologiques, sans compter la formation nécessaire des agents à leur utilisation et leur l’habilitation éventuelle ainsi que l’assurance de ces matériels. Il faut donc avancer par approche incrémentale en décrivant des postes de travail ou missions d’agents de sécurité « augmentés » et en démontrant leur rentabilité, que ce soit par la réduction du nombre d’agents nécessaires ou par une meilleure efficacité.

Réciproquement, les industriels conçoivent parfois des systèmes qui peuvent exiger des ingénieurs ou autres personnels très hautement qualifiés pour être exploités convenablement. Ces systèmes doivent être repensés pour être adaptés à des agents dont le coût de recrutement, formation et de qualification ne mène pas à une impasse économique.

Globalement, on recherchera une juste répartition des responsabilités et des valeurs ajoutées entre les forces publiques et celles des opérateurs, leurs sous-traitants de sécurité ainsi que les assureurs, à l’instar de ce qui a été accompli au fil des années dans la filière de sécurité incendie.

 

Dans un contexte de recherche d’efficience globale, la mise en œuvre par les agents de sécurité privée de davantage d’outils technologiques de sécurité constitue une voie primordiale. Les professionnels des deux filières s’y sont déjà engagés notamment dans les travaux de leurs commissions ad hoc respectives. Le moment est venu de développer des échanges entre les compétences de ces filières, notamment le CICS, l’USP et le SNES et plus largement les acteurs rassemblés, tous métiers confondus, au sein de la Fédération française de la sécurité privée. Ces organisations ont également décidé d’unifier leurs positions face aux administrations concernées et le cas échéant face au législateur. Ainsi, de nombreuses synergies pourront être dégagées, dans l’intérêt général. Faut-il fusionner les deux filières ? Probablement pas du fait des spécificités très différentes mais si cela présente des avantages, il sera toujours temps d’évoquer l’éventualité de convergences raisonnées des structures de filières, publiques et privées.

Il est vital de construire une culture partagée entre ces mondes afin de décliner, sur le terrain, des solutions pertinentes et innovantes. Il faut oser et bouger les lignes car le monde lui-même est en mouvement. Certaines évolutions inquiètent mais elles sont inéluctables. La convergence est un chemin qui permettra de garantir un niveau de compétence et des perspectives pour cette nouvelle économie. Le vrai défi est d’y préparer les femmes et les hommes qui porteront les évolutions technologiques pour assurer, dans une relation de complémentarité avec l’Etat, la protection des citoyens et un avenir solide pour l’ensemble des acteurs des filières.

 

(1) – Conseil des industries de la confiance et de la sécurité www.cics-org.fr

(2) Ce terme incluant ici la sûreté

(3) Expérimentations en cours concernant le stationnement réglementé ou les excès de vitesse

(4) Conseil national des activités privées de sécurité www.cnaps-securite.fr/

(5) Auxquels s’ajoutent 20.000 agents de sécurité interne aux entreprises

(6) ARSIS, CEFSI, FIGEC, FPS, GPMSE Installation, GPMSE Télésurveillance, SCS, SESA, SNARP, SVDI, UNA3P,  USP PROTEC, USP Surveillance, USP Technologies, USP Valeurs

(7) www.gouvernement.fr/comite-de-la-filiere-industrielle-de-securite-cofis

(8) Club des directeurs de sécurité des entreprises  www.cdse.fr

(9) Eau, gaz, électricité, transports

(10) Par exemple en des lieux ou pendant des périodes le nécessitant

(11) dont de nombreuses PME telles que Sysnav, Photonis, Evitech, Egidium, Resocom, IMS, Deveryware, Gedicom…

(12) Délégation aux coopérations de sécurité et Délégation ministérielle aux industries de sécurité et à la lutte contre les cyber menaces

(13) Direction des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de l’intérieur ; Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale

(14) Il y a 40.000 entreprises européennes de sécurité privée, ce qui démontre que le marché français n’est pas assez concentré