Intelligence artificielle et justice

La justice prédictive (1) est d’actualité et la conséquence du développement de l’intelligence artificielle. Elle apparaît ouvrir des perspectives intéressantes pour répondre aux difficultés d’une institution qui est à la peine face à la multiplicité des contentieux dont elle a la charge.

Par Myriam Quéméner, magistrat, docteur en droit 

Rappelons que l’intelligence artificielle est définie comme l’ensemble de théories et de techniques mises en oeuvre en vue de réaliser des machines capables de simuler l’intelligence humaine. On évoque aussi la prédiction qui est une forme de modélisation du droit, du processus judiciaire et de la jurisprudence pour accompagner la décision et automatiser la production d’actes en fonction des décisions probables.

L’intelligence artificielle peut ainsi créer des programmes informatiques capables de reproduire et d’effectuer des tâches accomplies par des êtres humains demandant un apprentissage, une organisation, de la mémoire et un raisonnement. Elle s’appuie sur les progrès du deep learning adossés à l’accès au big data de la jurisprudence. Un algorithme calcule les probabilités de résolution d’un contentieux, le montant des indemnités potentielles et identifie les moyens de droit ou les faits les plus pertinents dans les décisions antérieures rendues par les juridictions L’intelligence artificielle va inévitablement bouleverser les méthodes de travail dans tous les domaines y compris dans la justice (2).

L’intelligence artificielle est à la fois une aide qu’une menace pour certaines professions du droit et suscite diverses craintes sur l’avenir de la justice dans son ensemble (3).

Les perspectives 

La justice dite prédictive (4), qui utilise donc des algorithmes, permet de réaliser des statistiques et des probabilités sur la solution à un problème juridique donné en exploitant le Big data, c’est-à-dire en croisant et retraitant l’ensemble des données jurisprudentielles. En développant des nouvelles méthodes mathématiques fondées sur le machine learning et en utilisant le potentiel offert par l’intelligence artificielle, les frontières du droit vont être repoussées (5).

Le système judiciaire français se dirige progressivement vers la dématérialisation des procédures y compris dans le domaine pénal ce qui permet de réaliser des économies considérables et des progrès en termes d’efficacité. L’automatisation des procédures et l’incorporation progressive d’outils d’aide à la décision fondés sur des instruments prédictifs doit permettre d’apporter une plus grande sécurité pour le juge comme pour le justiciable. Elles permettront au juge de se focaliser sur les éléments essentiels de la décision et d’assumer pleinement, face aux citoyens et aux justiciables, sa responsabilité dans la production d’un jugement, et de rendre une meilleure justice, à la condition de ne pas substituer le programmeur au juge. L’introduction de l’intelligence artificielle peut aussi favoriser les modes alternatifs de règlement des litiges comme la médiation si les chances de gagner un procès sont des plus aléatoires, ce qui pourrait décharger la justice pour certains contentieux de masse par exemple.

L’expérimentation

A la suite de la victoire de la start-up française Predictice (6) au hackaton « Open Case Law » en décembre 2016, les cours d’appel de Douai et de Rennes ont décidé d’expérimenter en matière civile ce service innovant qui intègre des outils d’analyse et de prévisibilité. Une dizaine de magistrats se sont portés volontaires pour avoir accès à cette plateforme d’aide à la décision, exclusivement dédiée aux professionnels du droit, capable de présenter des probabilités de résolution d’un cas concret ainsi que les indemnités qui y sont liées.

Les utilisateurs bénéficient des dernières innovations en matière de recherche et d’analyse juridique grâce au machine learning et au big data, etc. pour nourrir leur réflexion sur les potentialités de ces nouveaux outils d’analyse, par exemple, des probabilités de résolution des litiges.

Les limites juridiques

L’article 10 de la loi du 6 janvier 1978 sur l’informatique et les libertés, issu de la loi n° 2004-801 du 6 août 2004, dispose qu’« aucune décision de justice impliquant une appréciation sur le comportement d’une personne ne peut avoir pour fondement un traitement automatisé de données à caractère personnel destiné à évaluer certains aspects de sa personnalité ». 

Au plan européen, l’article 22 du règlement (UE) 2016/679 du 27 avril 2016 relatif à la protection des données personnelles dispose qu’une personne a le droit de ne pas faire l’objet d’une décision fondée exclusivement sur un traitement automatisé produisant des effets juridiques à son égard, sauf lorsqu’il existe des mesures de sauvegarde des droits et libertés ou lorsque ce traitement est consenti par la personne concernée.

Enfin, la loi pour la République numérique a prévu l’ouverture des données de jurisprudence. Le processus de mise en œuvre a été lancé dans le cadre d’un groupe de travail réunissant les services judiciaires, Légifrance, la cour de cassation, le conseil constitutionnel et le conseil d’état ainsi  que la Cnil. Cependant, les décrets d’application n’ont pas encore vus le jour.

Les incidences sur la justice 

Le domaine de la prévision de justice, plus largement du traitement du big data, n’est pas un marché de juristes Les startups qui démarrent dans ce domaine (www.predictice.com. – http://caselawanalytics.com. – http://supralegem.fr) sont des créations d’entrepreneurs ce qui fait dire parfois que le droit échappe aux juristes (7).

La justice prédictive ne doit pas aboutir à une rédaction automatique des actes et des décisions. Si l’on se fige par rapport à ce que dit la machine, il n’y aura plus d’adaptation du droit et de la justice aux besoins de la société, ajoute le bâtonnier de Paris. L’intelligence artificielle doit permettre de dégager du temps pour une plus grande qualité de justice et de droit mais elle ne doit pas servir à faire de « l’abattage ». Il ne faut pas que cette innovation, à terme, fasse oublier que, tant les magistrats que les avocats, ont toujours une vraie valeur ajoutée.

Les enjeux éthiques

La fonction de juger ne se résume pas à l’application de la loi pour déterminer une solution ou prononcer une sanction. Elle s’articule également autour de la mise en oeuvre de règles de procédure destinées à garantir le contradictoire qui constitue le socle indispensable à la légitimité de la décision rendue au fond. Il convient aussi de ne pas oublier que la justice est rendue au nom du peuple français et qu’il conviendrait d’ouvrir une consultation publique (8) pour les citoyens sur cette nouvelle justice numérique.

Les juges ne sont pas des distributeurs automatiques de peine et les applications en matière pénale semblent complexes à mettre en place avec le principe de personnalisation de la sanction devant tenir compte du parcours du prévenu (9).

Les bénéfices de la justice prédictive comme l’augmentation de la transparence, l’homogénéisation des décisions et le grain de temps pour les juridictions, autant que les risques éventuels, nécessitent en raison de leur impact potentiel sur le monde juridique, une attention rigoureuse et une réflexion éthique. L’institution judiciaire devra veiller à l’analyse de la faisabilité technique et juridique des solutions qu’elle mettra en place, à des structures adaptées, et également à la gouvernance de l’intelligence artificielle dans les juridictions  comme au sein des entreprises et grands groupes (10).

Enfin, il faut rappeler avec force que la justice doit rester régalienne et humaine car (11) le juge incarne, au nom de l’État, l’interprétation créatrice de la loi indispensable pour mettre en œuvre la volonté du législateur et pour s’adapter aux évolutions de la société (12).

1.  E.Barthe Emmanuel, « L’intelligence artificielle et le droit », I2D – Information, données & documents, 2017/2 (Volume 54), p. 23-24. www-cairn-info.acces-distant.sciences-po.fr/revue-i2d-information-donnees-et-documents-2017-2-page-23.htm

2. A. Bensamoun – G. Loiseau – L’intégration de l’intelligence artificielle dans certains droits spéciaux – Dalloz IP/IT 2017. 295

3. C. Nourissat, justice prédictive et  profession d’avocat : entre fantasme(s) et réalité(s), semaine juridique édition générale, 25 juillet 2017

4. A. Garapon, La Semaine Juridique Edition Générale n° 1-2, 9 Janvier 2017, doctr. 31

5. L. Larret-Chahine, La justice prédictive : nouvel horizon juridique : Le petit juriste 11 juill. 2016.

6.  https://news.predictice.com/

7. H. Croze, La factualisation du droit : JCP G 2017, 101.

8. Comme par exemple pour l’élaboration de la loi pour la République numérique

9. M. Clément, Les juges doivent-ils craindre l’arrivée de l’intelligence artificielle ? D. 2017. 104

10. Livre blanc du Cigref sur l’intelligence artificielle http://www.cigref.fr/livre-blanc-cigref-gouvernance-de-l-intelligence-artificielle-dans-les-entreprises

11. A. Garapon, Les enjeux de la justice prédictive : JCP G 2017, doct. 31

12.  La justice à l’épreuve de sa prédictibilité – Thomas Cassuto – AJ pénal 2017. 334