La filière de sécurité est-elle rentable ?

La société moderne est un colosse aux pieds d’argile. Les acteurs concernés, Etat, collectivités locales, entreprises, organismes divers, assureurs et citoyens constatent l’émergence de nouvelles menaces comme le terrorisme, les cyberattaques et l’impact croissant des catastrophes naturelles. Il est donc devenu indispensable d’investir et de dépenser pour la prévention, la gestion des crises, et la résilience. S&D Magazine interrogé deux observateurs experts de l’approche systémique : Stéphane Schmoll, président de la commission stratégique du CICS et conseiller de Deveryware, et Guillaume Farde, Directeur général chez ALTHING Sécurité et Intelligence économique et maître de conférences à Sciences Po Paris où il est en charge de la spécialité sécurité-défense.

 

Pourquoi cette question est-elle stratégique pour les industriels de la sécurité ?

Stéphane Schmoll : Tout simplement parce qu’il faut établir quels acteurs doivent investir, sur quel sujet, à quelle hauteur, et pour le bénéfice de qui. Dans la mesure où la sécurité (et la sûreté) sont transverses à de nombreux champs, il est difficile de démontrer la rentabilité, si ce n’est par l’absurde en chiffrant les coûts de la non-sécurité, c’est-à-dire celui des dégâts occasionnés par un évènement fâcheux. Certains peuvent atteindre des proportions considérables face auxquelles les coûts de prévention peuvent être inférieurs de plusieurs ordres de grandeur. Il est donc important que les fournisseurs de solutions puissent décomposer le paysage en éléments et en flux pour y mesurer les impacts quantitatifs et qualitatifs des interactions. Lorsque les solutions de sécurité sont mises en œuvre par des effectifs humains, on doit pouvoir démontrer que pour de nombreuses fonctions, leur utilisation d’outils technologiques augmente leur efficience en même temps que les valeurs ajoutées. Au jeu de l’efficience, tout le monde gagne à commencer par ceux qui bénéficient des solutions de sécurité efficaces.

 

Dans une économie globalisée, le jeu n’est-il pas à somme nulle ?

Stéphane Schmoll : Les industries et services de la sécurité nourrissent des dizaines de milliers d’entreprises et un million de personnes. Entre les donneurs d’ordre public ou privés, les fournisseurs de solutions, les assureurs et les citoyens contribuables, les flux économiques seraient à somme nulle au niveau global s’il n’y avait les acquisitions auprès de fournisseurs étrangers et la valeur captée par la criminalité. Dans une économie moderne et libérale, il est compliqué voire antinomique de redistribuer équitablement les gains d’un écosystème. Mais l’Etat est dans son rôle régalien lorsque pour assurer la sécurité globale, il impose des normes de sécurité, encourage les investissements, impose des normes de sécurité ou des obligations assurantielles. Les assureurs commencent à disposer d’un recul qui permet à leurs actuaires de fabriquer de nouveaux produits d’assurance. Mais quand ils font face à des risques non assurables, c’est le citoyen qui paye. Lorsque le fonds de garantie des victimes du terrorisme est épuisé, on augmente la taxe sur tous les contrats d’assurance. Lorsqu’il s’agit de catastrophes naturelles, ils se tournent vers les réassureurs, le plus gros d’entre eux étant une des rares sociétés anonymes détenue à 100% par les contribuables. L’économie globale du sujet est donc bien circulaire. Les autres acteurs comme les industriels ou les organismes de R&D peuvent aussi lutter ensemble contre le gaspillage ou l’incohérence en mutualisant des objectifs, des approches et des pratiques. Mais cela peut prendre des décennies, à l’instar de ce qu’ont démontré les métiers de l’incendie. A contrario, sur des sujets plus récents comme le renseignement anti-terroriste, la défiance l’emporte encore sur la volonté de construire ensemble un temple commun, et ce sont des fournisseurs étrangers qui tirent leur épingle du jeu.

N’y a-t-il pas déjà un observatoire de la sécurité ?

Stéphane Schmoll : Cet observatoire voulu par le comité de filière, le CoFIS, a fort à faire pour cartographier la filière, ses industriels, leurs domaines d’intervention et les technologies critiques, le chiffre d’affaires et les parts de marché, les emplois, les flux d’exportation, etc. Mais observer et mesurer n’implique pas automatiquement de démontrer la rentabilité au niveau global comme à celui des acteurs. Il faut donc greffer à l’observation une capacité économétrique qui permette de modéliser et de mesurer les flux intérieurs et extérieurs à l’écosystème. La filière de défense y est parvenue avec des spécialistes des méthodes applicables. La sécurité (et la sûreté) est beaucoup moins verticale et a contrario transverse à bien d’autres domaines, ce qui rend l’exercice plus complexe. Mais c’est d’autant plus nécessaire pour éclairer les décideurs publics et privés, qui doivent s’accorder sur l’architecture globale de l’écosystème allant de la R&D à l’investissement en passant par la formation, l’évaluation, la normalisation, le droit ou encore la communication sociétale. J’ajoute qu’un outil économétrique de la filière de sécurité doit être utilisé sur un ensemble de sujets et dans la durée. Les jeux olympiques de 2024, par exemple peuvent et doivent constituer un levier de progrès pérenne.

L’approche économétrique est-elle vraiment applicable à la sécurité ?

Guillaume Farde : Le secteur privé de la sécurité en France ne fait pas l’objet d’analyses économiques au sens où des chercheurs en économie en auraient fait un objet d’étude scientifique, auraient conduit des recherches et auraient publié des résultats dans des revues à comité de lecture. Ce fossé entre la recherche académique en économie et le secteur privé de la sécurité fait que nous ne disposons aujourd’hui que de faits stylisés. En l’absence de travaux universitaires recourant à des méthodes d’analyse quantitative, la production scientifique d’indicateurs économiques relatifs aux activités privées de sécurité est compromise. Si ces carences sont partiellement comblées par la presse spécialisée – le site En toute sécurité publie notamment un atlas annuel – la valeur des données ainsi compilées est objectivement très faible pour les milieux d’affaires. Ces données ne pourront jamais se substituer à des travaux économétriques à l’instar de ceux menés par la communauté scientifique dans des secteurs d’importance comparable. Le recours à l’économétrie et aux analyses quantitatives permet précisément de s’abstraire d’une impasse où les seules données disponibles sont des photographies du secteur à un moment donné. Ces photographies, d’aucuns diraient atlas ou études de branche, sont coûteuses à réaliser, périment rapidement et ne permettent pas la mise en lumière de tendances sur la base d’indicateurs. Au mieux, elles permettent de regarder dans le rétroviseur mais sans capacité d’analyse prospective qui par définition, emprunte aux calculs mathématiques et à l’économétrie.

Il en résulte que les acteurs du secteur mais aussi les investisseurs sont privés d’informations stratégiques pourtant utiles à leur développement économique. Or, absolument rien ne condamne le secteur de la sécurité à rester dans l’ignorance de lui-même. Des travaux scientifiques très sérieux ont été notamment réalisés par l’observatoire économique de l’armement de la DGA, preuve qu’il n’existe aucune incompatibilité de principe entre les domaines régaliens et les approches économétriques.

Quelles ressources et quelle méthode utiliserait-elle ?

Guillaume Farde : La première étape consisterait à identifier les entreprises rattachables à ce secteur en se basant sur des sources qui ne se limitent pas au traditionnel envoi de questionnaires ou à l’auto-déclaration. Les entreprises doivent être identifiées par le recours combiné à des enquêtes statistiques, à la base marchés publics, aux bases du ministère de l’intérieur, à des bases de données de bilans comptables et de comptes de résultat, à la base Diane, au military balance, à la base SIPRI, etc. Ensuite, la polyvalence de ces sources doit permettre de consolider une base sectorielle sur laquelle seront testés plusieurs indicateurs et plusieurs variables. Enfin, ce retraitement des données permettra leur modélisation et il sera non seulement possible d’observer les principales tendances mais aussi de réaliser des projections.

Qui selon vous doit prendre la décision de s’y engager ?

Guillaume Farde : Les services de l’Etat ! Si l’observatoire n’est qu’un énième outil piloté par les seuls acteurs de la filière, il n’est pas promis au meilleur avenir. D’authentiques économistes de la sécurité devraient y être associés pour garantir l’indépendance scientifique des travaux menés. En second lieu, la diffusion des résultats de ses travaux doit être la plus libre et la plus large possible. L’observatoire doit être au service des acteurs de la filière. La garantie d’accès de tous les acteurs du secteur aux résultats des travaux menés par l’observatoire ne sera possible que si le ministère de l’Intérieur s’inscrit dans une forme de parrainage. A l’instar de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales qui bénéficie d’une très forte légitimité du fait de son rattachement à l’INHESJ, et donc aux services du Premier ministre, l’observatoire économique des industries de sécurité ne peut se passer d’une tutelle étatique forte pour garantir son sérieux et valoriser ses travaux.