L’Estonie, de l’union soviétique à l’union numérique

Par Sébastien Garnault

Gouvernement ouvert, e-administration, e-citoyen, identité numérique… l’Estonie est leader en Europe sur le numérique, qui le lui rend bien. Considéré comme un petit pays, l’Estonie, 1,3 million d’habitants, est aujourd’hui un modèle de transition numérique réussie. Toutes les grandes nations regardent de près le savoir faire développé par le plus septentrional des états de l’Union européenne. Ancien membre du bloc soviétique, qu’elle a quitté en 1991, l’Estonie a basculé dès son entrée dans l’Union européenne, en 2004, dans l’économie du 21siècle. En 12 ans, tous les services publics ont été dématérialisés. Une success story qui inspire aujourd’hui les « grands », à l’image de la France. Signe fort, le Premier ministre Edouard Philippe y a effectué son premier déplacement international en juin, le président de la République s’y étant également rendu le 29 septembre dernier.

 

L’Estonie en mode SaaS : State as a Service

En 20 ans, l’Estonie est passée de la pression administrative de l’ex-URSS à l’agilité d’une start-up. Comment ? Par la volonté politique et la mobilisation complète de l’appareil d’Etat. Privée d’espaces d’expression, d’initiatives et d’épanouissement pendant plusieurs décennies, la société estonienne a des choses à dire et une énergie à libérer.

Alors qu’internet se diffuse dès 1995, l’Estonie prépare sa transformation. Lors de l’explosion de cette bulle, pendant que les AOL et autre club-internet cherchent leur second souffle, l’Estonie offre au monde digital Skype, en 2003. Transformation réussie, l’un des plus gros succès numériques nait sur des cendres spéculatives, 4 ans avant la nouvelle révolution, celle d’Apple. Lorsque la sortie de l’Iphone et facetime est annoncée en 2007, une PME estonienne, Fortumo, lançait son système de paiement via smartphone.

Dans le pays de l’apprentissage du codage informatique pour les élèves dès l’âge de 7 ans, tout est user-centric : plus c’est simple, plus cela sera utilisé. Un e-résident peut signer numériquement des documents et des contrats, vérifier l’authenticité de la signature de documents, crypter et transmettre des documents de manière sécurisée, effectuer des opérations de banque en ligne et des transferts d’argent, créer une société estonienne en ligne et l’administrer de n’importe quel point du globe. Il ne faut que 9 minutes pour créer une entreprise. Mais dans cette entreprise estonienne, selon l’OCDE (1), une femme sera payée près de 30% de moins qu’un homme… Première nation numérique de l’Union européenne, mais première aussi pour l’inégalité femme/homme (2)…

Il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui, ce sont environ 2 500 services qui sont proposés sur internet, dont plus de 500 à destination des citoyens. « Nous pouvons aujourd’hui tout faire en ligne, à l’exception de trois démarches : le mariage, le divorce et l’achat immobilier, » déclarait en juin dernier Indrek Önnik, chef de projet à l’e-Estonia.

Un exemple pour la France ?

Proactifs, les dirigeants estoniens investissent aussi le champ de la e-démocratie. Dès 2002, l’Estonie lance sa carte d’identité numérique. Le e-citoyen estonien n’est plus virtuelle, il peut voter de manière électronique depuis 2005 et l’accès à Internet y est considéré désormais comme un droit humain. En mars 2015, dernier scrutin en Estonie, le vote s’est effectué à 30,5% par voie électronique. La même année à Paris, en 2002, Michel Sapin, ministre de la Fonction publique et de la Réforme de l’État, se prononce contre un identifiant unique de l’usager lors de la remise officielle du rapport Administration électronique et protection des données personnelles (3). Pourtant, « l’essor de l’administration électronique coïncide avec l’apparition d’offres techniques et commerciales qui se donnent explicitement pour objet d’aider les personnes à gérer leur(s) identité(s) numérique(s) et leurs données personnelles », pouvait-on lire. Aujourd’hui France Connect, lancé en 2016, propose désormais cet identifiant unique de l’usager, 15 ans plus tard. « Je me souviens qu’en 2002, la France était en avance », sourit un membre de l’Ambassade d’Estonie à Paris. Les technologies sont prêtes. Elles sont aussi françaises, donc souveraines. Les services numériques sont multiples, de la signature d’actes à la mise en ligne immédiate des travaux du parlement et du gouvernement estoniens.

Une e-démocratie fondée sur des e-citoyens serait-elle « en marche » ? 

Le 5 septembre dernier, Gérard Collomb, ministre de l’Intérieur, déclare lors de la présentation de sa feuille de route aux préfets : « le monde numérique est un monde où on a besoin d’avoir une identité attestée par l’Etat ». Le président Emmanuel Macron annonce le matin même une « offre complète de services digitalisés régaliens » au service des citoyens. Sur l’identité numérique et les services publics numériques, la France, enfin, accélère. L’engagement affiché du président, du Gouvernement et de l’Assemblée nationale, où de nombreuses initiatives émergent, marque peut-être -notre- virage estonien. Selon l’Index de l’Économie et de la Société numériques de la Commission européenne (4), l’Estonie est l’état membre de l’Union aux services publics numériques les plus avancés. La France est 13e, devant le Royaume-Uni (17e), l’Italie (18e) et l’Allemagne (19e) mais derrière l’Espagne (5e). D’ici, il aura été possible de devenir e-résident d’Estonie depuis décembre 2014. La volonté politique est affichée.

L’effet économique de « l’école de Tallinn »

Aujourd’hui, 95% des impôts sont payés en ligne. L’ordonnance numérique est systématique, un tiers des électeurs votent via le numérique. Et les économies suivent. En Estonie, on les estime à 2% du PIB, proche des 21 milliards d’euros en 2016. Rapporté au PIB français, 2 500 milliards d’euros la même année, le pari est alléchant…

Il reste toutefois compliqué de mesurer concrètement l’effet économique d’une numérisation des services publics en France. On ne peut que le présumer positif, évidemment.

Selon le rapport de la direction générale du Trésor (5), au premier trimestre 2017, la « croissance réelle de l’économie, après avoir chuté à 1,4% en 2015, a légèrement rebondi en 2016 pour atteindre 1,6% sous l’impulsion d’une accélération de la croissance en fin d’année ». En contre-pied de son image digital, le premier employeur d’Estonie est l’industrie manufacturière, dont les perspectives sont annoncées limitées « en raison du faible dynamisme de la demande en provenance du reste de l’UE ». La croissance estonienne actuelle provient majoritairement de secteurs d’activité industriels, soit 25% de l’économie (complétée à 71% par les services et 4% par l’agriculture).

Relativisé, le gain économique de la numérisation des services de l’état reste bien réel. Le numérique est devenu un levier important de croissance en Estonie. Il a contribué à la création de 6,8 % du PIB en 2016 (6). Pour la France, cette part est de 3,8 % en 2014 (7).

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1.  Étude économique de l’Estonie OCDE, 2017

2. Eurostat Statistics Explained, Commission européenne, avril 2017

3. Livre blanc « Administration électronique et protection des données personnelles », La Documentation française, février 2002

4. Index de l’Économie et de la Société numériques (DESI), Commission européenne

5. « Situation économique et financière de l’Estonie – 1er trimestre 2017 » – Direction général du Trésor, ministère de l’Économie

6. France Diplomatie

7. Observatoire du Numérique, 2014