BLANCHIMENT DE CAPITAUX : DES TECHNIQUES ET DES CIRCUITS PLUS COMPLEXES

By Éric Vernier, Directeur de l’IRSI, Professeur de finance

Face à la mondialisation, au développement des nouvelles technologies, à la dématérialisation des opérations financières et à la prise de conscience collective, les malfrats font continuellement preuve de beaucoup de créativité dans de nouvelles techniques de blanchiment, toujours plus complexes, toujours plus difficilement détectables. Avec un train d’avance sur le législateur et les autorités judiciaires et policières, ils sont devenus aujourd’hui des acteurs incontournables de l’économie mondialisée. Face à ces puissances du mal, les autorités nationales et internationales sont souvent démunies. Mais bien que ce combat semble déloyal, il est utile !

 

Le blanchiment de capitaux est une vieille histoire. On peut la faire remonter à l’origine de la monnaie, voire plus récemment à l’époque trouble des « bonnes » et « mauvaises monnaies » médiévales. Mais son point de départ moderne coïncide avec l’émergence des grandes organisations criminelles à l’image des familles mafieuses américaines, d’Al Capone ou encore de Lucky Luciano. C’est le développement des activités illégales (prohibition, drogue…) qui a déclenché l’accélération du processus, car il n’était plus possible d’utiliser directement l’argent procuré illégalement, sans éveiller les soupçons. Les sommes, colossales, ne pouvaient plus se fondre dans la masse. Il fallait inventer des circuits permettant d’estomper l’origine sulfureuse de ces capitaux. La condamnation d’Al Capone pour fraude fiscale poussa ses successeurs à chercher des solutions alternatives qu’ils trouvèrent dans l’opacité bancaire et judiciaire des paradis fiscaux.

Des techniques de blanchiment basées sur une logique…

La base de toute technique de blanchiment peut se scinder en deux éléments essentiels : le jeu d’écriture comptable et le brouillage. En effet, les montages de blanchiment se résument souvent à un simple jeu d’écriture comptable, qui consiste à laisser entrevoir des flux financiers et/ou physiques apparents et théoriques, mais qui dissimulent en fait d’autres opérations souterraines, qui elles, sont parfaitement réelles. Par exemple, on peut imaginer une fausse facture qui permet d’enregistrer officiellement un flux financier par virement bancaire, qui sera ensuite discrètement remboursé par un flux d’argent liquide, d’origine illicite et qui lui, continuera à être utilisé dans le circuit parallèle. Autre exemple, imaginons une entreprise étrangère qui opère dans un pays judiciairement laxiste. Une vente française fictive à cette entreprise permettra d’expatrier les fonds illégaux vers la France. L’argent sale deviendra alors le chiffre d’affaires légal et déclaré de la société française. L’éventuel impôt à payer sera en quelque sorte le « coût » qu’il est nécessaire de prévoir pour toute opération de blanchiment. Le blanchiment, contrairement à l’escroquerie, n’a pas pour but de gagner de l’argent, mais uniquement de lui rendre une apparence respectable.

Par ailleurs, les typologies de blanchiment intègrent obligatoirement la volonté de brouiller les pistes. Il faut absolument empêcher tout enquêteur d’une part de détecter une opération, d’autre part de remonter la filière. À ce titre, la « classification de Jurado » fut exemplaire. Inventée dans les années 1970 par Franklin Jurado, brillamment diplômé de Harvard, la technique consiste à faire transiter rapidement l’argent de comptes bancaires en comptes bancaires et de pays en pays.

Même si des exceptions existent et si de nouvelles approches moins théoriques sont proposées, les étapes d’une opération complète de blanchiment sont communément reconnues au nombre de trois : le placement, l’empilement et l’intégration.

Le placement (prélavage, immersion) consiste à transformer l’argent liquide issu des crimes en monnaie scripturale plus discrète. Lors de l’empilement (empilage, lavage, transformation), les opérations visent à rendre impossible tout retour comptable vers la source des fonds, en réalisant de multiples transactions successives affectant la plupart du temps le système financier. Il ne reste plus aux criminels qu’à rapatrier les fonds d’origine illicite désormais camouflés en argent d’apparence légale, dans la sphère de l’organisation criminelle pour les investir ensuite dans différents projets rentables de l’économie légale. Cette dernière phase constitue l’intégration (recyclage, essorage, absorption).1

…qui s’adaptent au contexte et aux évolutions réglementaires

Évidemment, ces constructions de base se sont structurées, sophistiquées et actualisées en fonction des besoins, des espaces et du temps.

Les organisations criminelles sont la plupart du temps internationales. Cette particularité leur offre de nombreux avantages. Tout d’abord, elles peuvent jouer des frontières pour faire circuler l’argent et brouiller les pistes face à des autorités policières et judiciaires qui doivent s’arrêter à ces mêmes frontières. Par ailleurs, elles peuvent choisir les pays en fonction de leurs spécificités bancaires et règlementaires. Elles ont ainsi un choix infini au gré des besoins et des contraintes. La Suisse devient moins attractive ? Il suffit de transférer les circuits et les comptes à Singapour ou Hong-Kong. Les montages simples de certaines zones du monde côtoient ainsi des constructions plus complexes nécessaires dans les pays les plus évolués en matière de lutte anti-blanchiment et de contrôle bancaire.

Selon les époques, les techniques ont changé et sont régulièrement améliorées. Si la technique de « gonflement de recettes » usitée au début du 20e siècle, qui consiste à intégrer de l’argent sale dans les caisses des boutiques de détail ou des restaurants, perdure de nos jours, elle devient petit à petit obsolète avec la raréfaction des paiements en liquide. De même, les porteurs de valise tendent à disparaître. Un monde mieux contrôlé pousse les blanchisseurs à inventer des circuits qui suivent l’avancée technologique. Les mallettes de billets laissent place aux ordinateurs des salles de marchés financiers internationaux. La technologie, au service de ceux qui luttent contre la criminalité, donne parallèlement de nouvelles opportunités aux blanchisseurs. C’est la règle habituelle du chat et de la souris, du hacker et de l’anti-virus, du sportif qui triche et des autorités anti-dopage. Le monde cyber est définitivement devenu l’environnement du blanchisseur comme du criminel qui s’attaque aux entreprises.

La modernisation et la mondialisation ont aussi obligé les groupes criminels à s’allier ponctuellement pour rendre leurs procédures plus efficaces. La fameuse « fraude au président » illustre parfaitement l’émergence de ces associations. Cette escroquerie qui a touché la quasi-totalité des entreprises françaises consiste à se faire passer pour le PDG de l’entreprise et à amener le comptable de cette dernière à procéder à un virement vers un compte à l’étranger. Or, les plus grandes affaires émanent d’un consortium de mafias franco-israéliennes et chinoises.

La grande tendance criminelle, outre celle déjà évoquée de la présence de plus en plus forte de la technologie dans les circuits de blanchiment, c’est la pénétration dans l’économie légale. Les blanchisseurs non seulement investissent dans la sphère légale une fois l’argent lavé, mais ils le font aussi pour faciliter le blanchiment lui-même. Les entreprises visibles vont faciliter les flux invisibles. La porosité entre économie propre et activités sales va brouiller un peu plus les pistes et rendre la détection plus compliquée encore.

Un combat déloyal…

Face à ces puissances du mal, les autorités nationales et internationales sont souvent démunies. Avec des moyens humains et financiers affaiblis par la crise budgétaire, le combat s’avère ardu face à des entreprises illégales richissimes qui peuvent rémunérer grassement des experts en droit, en finance, en fiscalité ou encore en informatique.

Les frontières ouvertes aux crimes et délits, de même qu’aux hommes et aux capitaux, sont fermées aux juges et aux policiers. Lorsque l’argent sale a parcouru trois fois le tour de la terre, le policier devra pour sa part, attendre plusieurs années pour remonter la filière et finalement arriver trop tard. C’est plus souvent les journalistes, en coalition internationale, qui ont ces dernières années permis la mise au jour des plus grandes affaires : Panama Papers, Lux-Leaks, Football-Leaks…

Par ailleurs, la priorité des États s’oriente plutôt vers la lutte contre la fraude fiscale au détriment de celle contre le blanchiment. Ce dernier correspond à une résurrection de capitaux enfouis et donc parfois taxés. Le fisc n’a donc pas les blanchisseurs en ligne de mire. Les policiers préfèrent se concentrer sur les criminels primaires (trafiquants de drogue, d’êtres humains, de faux médicaments…) plutôt que sur ceux qui en blanchissent les revenus.

… mais utile

Cependant, le combat est nécessaire et utile. Lutter contre le blanchiment permet de lutter concomitamment contre le crime. Une position fataliste d’abandon n’est pas envisageable face à ce défi qui paraît insurmontable. Le but à court terme se limite à freiner le phénomène de massification de l’économie souterraine illégale. À plus long terme, il est primordial de trouver des outils et des procédures nationales mais surtout internationales convergentes pour réduire ce fléau. L’éradication est peut-être utopique. L’inaction est inacceptable. Pour l’instant, les résultats se situent au niveau des obligations légales et professionnelles des assujettis à la lutte anti-blanchiment : banquiers, experts-comptables, notaires… Ceux qui ne respectent pas pleinement ces obligations sont désormais sanctionnés, parfois lourdement.

Alors, que faire ?

La première mesure, attendue depuis longtemps, n’a jamais été réellement envisagée malgré quelques effets de manche politiques récurrents. Je veux parler de la suppression des paradis fiscaux, bancaires et réglementaires. Sans cette étape, toute discussion est superflue. Ces territoires sont le cœur du réacteur criminel mondial. Ils ne sont pas la destination des petits fraudeurs fiscaux mais bien l’oasis des capitaux les plus inavouables. La liste noire objective et exhaustive des pays non coopératifs et des banques complices sera donc la première réponse.

L’échange automatique des informations bancaires et fiscales en constituent le deuxième pilier. Déjà active au sein de l’OCDE, cette mesure doit être précisée, renforcée et étendue à l’ensemble du monde. La frilosité de certains, comme les États-Unis, laisse cependant sceptique et rend le process actuel peu efficace.

C’est donc bien la généralisation de l’exploitation des Big Data par des outils toujours plus performants et sur des données de plus en plus accessibles, qui ouvrirait de nouvelles voies et apporterait un peu d’espoir en l’avenir. Il faudrait donc systématiser l’accès aux données fiscales et bancaires de l’ensemble des pays pour vraiment croire en la possibilité d’éradiquer un jour le blanchiment de capitaux illicites. Vous avez dit utopie ?