Résilience numérique : l’enjeu d’une Europe renouvelée

Devons-nous nous résigner à vivre dans un monde numérique bipolaire, qui englobera et déterminera les sphères conventionnelles de la culture, de l’économie et des échanges ?Pour garantir sa résilience, L’Europe doit livrer un combat qu’elle ne peut pas perdre.

Par FLORENT SKRABACZ, Directeur Général de SHADLINE

L’Europe vit au rythme des soubresauts : instabilités politiques régionales, Brexit, échecs à l’international… Rien ne va mieux dans le monde numérique : elle occupe un rôle où elle est tour à tour cliente ou fournisseur des monopoles globaux qui s’installent, mais jamais actrice. Elle répond par une posture de protectionnisme législatif ou des moyens opérationnels, sur les données et la cybersécurité, mais n’affiche aucune ambition véritable pour redéfinir les équilibres sur ce domaine. Pourtant, l’Europe a paradoxalement l’opportunité de recréer une dynamique globale d’engagement, de réussite et de cohésion.

Sans exception, la puissance dans le monde numérique vient de la connaissance. Les GAFAMs l’ont parfaitement intégré et captent le quotidien de nos sociétés : santé des hommes, affaires des entreprises, déplacements des véhicules, etc. Ces mesures alimentent des systèmes de décision et d’optimisation dont la valeur prédictive croît avec le temps. Les acteurs individuels abandonnent progressivement leurs prérogatives d’analyse et de décision et, par effet, toute capacité de résilience véritable.

Acceptons une définition simplifiée du concept de résilience : disposer de l’autonomie nécessaire pour reconstruire après un choc extrême. La résilience concerne tout autant les Etats, les Entreprises que les Citoyens. Appréhendée dans sa globalité, elle relève des responsabilités régaliennes. Peut-on prétendre à une résilience réelle lorsque le fonctionnement de l’espace numérique dépend de quelques géants ? Et, plus encore, lorsqu’une faille exploitée dans un système d’exploitation que partage la planète entière met en arrêt les plus grandes organisations ?

Pour mesurer l’ampleur du phénomène, rappelons que les GAFAMs pèsent près de 3 000 Mds USD de capitalisation (dépassant le PIB de la France) pour un chiffre d’affaires proche de 600Mds USD en 2017 (dépassant le PIB de la Suède). Facebook dépasse les 2 Mds d’utilisateurs. Cette suprématie s’illustre aussi par la dépendance des univers politiques aux réseaux comme Twitter ou YouTube ; réseaux dont le potentiel de détournement à des fins de déstabilisation a aussi été démontré dans les dernières élections américaines ou anglaises. Ce niveau sidérant de dépendance aux GAFAMs est devenu tel qu’une puissance comme la Chine a jugé vital de disposer d’elle-même dans le monde numérique. Elle a fait naître les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi), avec un succès tel que Tencent a dépassé en 2017 les 500 Mds USD de capitalisation boursière de Facebook. L’enjeu que nous renvoie ce volontarisme efficace est colossal : devons-nous nous résigner à vivre dans un monde numérique bipolaire, qui englobera et déterminera les sphères conventionnelles de la culture, de l’économie et des échanges ?

Pour garantir sa résilience, L’Europe doit livrer un combat qu’elle ne peut pas perdre. Elle a un avantage stratégique considérable : elle connaît l’histoire des GAFAMs et, grâce à la Chine, sait qu’il est possible de créer des géants numériques. Elle dispose d’un marché comparable au marché américain ou chinois. Enfin, elle maitrise toutes les technologies essentielles.

Que lui manque-t-elle ? Rien, si ce n’est une volonté de reconnaître la gravité de la situation et de cibler des potentiels économiques véritables plutôt que de disperser ses moyens sur un grand nombre de starts-up trop faibles pour casser les barrières à l’entrée du marché. Soulignons que les starts-up Américaines bénéficient de 8,3 fois plus de capital que les starts-up Européennes (chiffre publié en 2016 par le Conseil d’Analyse Economique). Outre la souveraineté de sa cybersécurité, l’Europe construira sa résilience numérique en s’engageant sur plusieurs fronts :

Reconnaître l’existence des nouveaux monopoles : l’absence de diversité biologique a décimé des espèces entières du monde animal ou végétal. Les mêmes causes ne peuvent que produire les mêmes effets dans le monde numérique. Nul ne peut raisonnablement accepter le risque de black-out que fait courir à l’ensemble de la planète le recours à un système unique pour la quasi-totalité des ressources connectées, qu’elles soient conventionnelles et informatiques (ordinateurs, serveurs…) ou embarquées (systèmes d’avion, systèmes médicaux…). Les symptômes et premières alertes que nous connaissons ne sont que les précurseurs de crises bien plus graves qui démontreront notre très faible niveau de résilience. L’existence des monopoles dans le monde des usages numériques doit être constatée et combattue.

Lutter contre le lobbying : la puissance des lobbies s’est traduite par des atteintes profondes à la préservation des ressources et des espèces. Lobbies du tabac, lobbies du pétrole par exemple ont démontré leur efficacité à étouffer l’essentiel des initiatives d’intérêt général durant des décennies. Les lobbies s’expriment avec la même puissance dans le monde numérique, à l’exception près qu’ils ne bénéficient que très marginalement aux entreprises Européennes. Aussi, le combat pour la résilience ne peut durer des décennies, les résultats des jeux seront connus beaucoup plus vite.

Riposter par les usages : les GAFAMs ont grandi pendant la bulle Internet, alors que l’ensemble du Système Financier se désengageait des initiatives qui allaient faire le marché de demain, notamment en Europe. Le système financier américain a soutenu des business models, convaincu qu’ils s’imposeraient sur un monde que la crise financière était en train d’affaiblir. L’Europe doit créer les conditions d’un investissement à moyen / long terme sur des business plans en devenir, et non principalement sur des technologies. Technologies qui sont fatalement recaptées par des modèles économiques anglo-saxons, relevant in fine encore un peu plus les conditions d’accès au marché du numérique.

Renouveler le jeu d’acteur : les acteurs industriels européens historiques se rêvent en héraut du monde numérique. Ils n’en ont pas la culture et ne peuvent transformer des décennies d’histoire, de métier et de pratiques en s’aventurant sur le marché des GAFAMs. L’Europe doit en priorité stimuler les tissus d’innovation économique et les transformer sur son territoire. Que les succès économiques de demain doivent quitter un espace économique européen atrophié par ses habitudes pour se développer n’est plus acceptable.

L’homme politique, le législateur, l’entrepreneur et le citoyen Européens font face à un moment critique de leur histoire. Ils peuvent répondre à la force des GAFAMs, et bientôt des BATX, par la puissance d’un ADN construit sur la diversité. L’enjeu est clairement celui de la Résilience de nos modèles économiques, politiques et sociétaux. Dans un théâtre où l’ennemi est partout sans être nulle part, l’Europe devra diversifier ses techniques d’affrontement : par la mobilisation, par la diversité, par la surprise. Gagner le combat de notre résilience stratégique sur ces domaines est probablement l’une des plus belles opportunités pour que l’Europe réunisse enfin ses énergies et talents et se reconstruise elle-même.