La politique de surveillance en Chine populaire

La politique de surveillance en Chine populaire

打开窗户,难免飞进几个苍蝇。« Si vous ouvrez la fenêtre, vous ne pourrez pas empêcher les mouches de rentrer avec l’air frais » (Deng Xiaoping)

Le gouvernement chinois a dès les origines mis en pratique une vision panoptique[i] d’Internet, sans doute bien loin du projet originel des pionniers de la Silicon Valley. Cette conception imbriquant de manière inédite l’appareil d’Etat, des acteurs économiques et la population, définit un grand espace commun contrôlé et guidé en amont par le politique.

Dans une société en pleine mutation, l’explosion des modes de communication engendre de profonds changements socio-économiques et renforce les disparités entre une Chine connectée et une autre qui ne l’est pas[ii]. En juillet 2015, le nombre d’internautes chinois était porté à 668 millions, une augmentation de 18,94 millions en six mois et le taux de pénétration d’Internet progressait de 2,1% par an. Le nombre d’utilisateurs mobile représentait quant à lui 88,9% des internautes, soit 594 millions de personnes, une augmentation de 36,79 millions par rapport à 2014[iii] ! C’est un bouleversement global, une part non négligeable de la population passant d’un mode de vie non technologique à un autre hyper-connecté !

Une telle métamorphose induit de nouvelles menaces : seulement 48,6% des internautes estiment pouvoir avoir confiance dans la sécurité des réseaux du pays.

Dans ce cadre, la fiabilité du Bouclier d’Or peut être remise en cause : de quelle marge de manœuvre disposent les internautes et les cybercriminels ?

Internet, une chose politique

Des acteurs multiples

Avant même que la Chine ne soit reliée au Web, le gouvernement chinois avait fait des télécommunications et de leur développement une priorité stratégique. De multiples acteurs institutionnels et économiques sont aujourd’hui impliqués du plus haut sommet de l’Etat (comme le Central Leading Group for Internet Security and Informatization, sous la présidence  directe de Xi Jinping, le président de la République populaire de Chine) jusqu’au niveau local et participent à la coordination et l’application des mesures visant à renforcer le contrôle étatique sur les moyens de communication. Depuis les années 2000, décideurs politiques et économiques affichent clairement leur volonté de devenir leader dans ce secteur en créant les conditions optimales de sa croissance et d’en faire le fer de lance de la modernisation chinoise. Depuis l’accession de Xi Jinping à la présidence et la mise en place de politiques anti-corruption, l’appareil de surveillance s’est considérablement affiné et renforcé, ce qui n’est pas sans provoquer de graves problèmes de gouvernance en gelant la prise de décision à tous les niveaux, dans la sphère publique comme au sein des entreprises. Même si le législatif a de plus en plus de mal à suivre les évolutions du marché, de nombreuses réglementations comme de nouvelles institutions voient régulièrement le jour et permettent au pouvoir central de conserver la main sur le secteur.

 

Le souverainisme numérique

Le contrôle d’Internet est lié au concept de « souveraineté numérique » défini par le livre blanc sur l’Internet publié en 2010[iv]. La Chine se défie de toute ingérence et entend bien rester souveraine sur son territoire y compris numérique. Elle défend les prérogatives qui y sont liées comme la possibilité de censurer des sites étrangers ou celle de garder le contrôle sur les questions publiques liées à l’Internet. Sur le plan international, elle cherche à promouvoir une gouvernance internationale de l’information respectueuse des Etats et déploie des moyens importants afin de conserver une présence au sein des institutions chargées de ces questions comme l’Union internationale des télécommunications[v] ou encore l’ICANN. Cette souveraineté implique de viser à terme une autonomie numérique totale réduisant toute forme de dépendance envers des acteurs étrangers. A titre d’exemple, la Chine cherche depuis longtemps à développer son propre OS (RedFlag, COS, NeoKylin) et lorsqu’Uber a essayé de pénétrer le marché chinois, plusieurs dizaines d’applications proposant le même service existaient déjà. Ce protectionnisme numérique a donc un impact direct sur l’économie et rend le marché chinois difficile à pénétrer pour les entreprises étrangères : Facebook et Twitter en savent quelque chose puisqu’ils sont tout simplement interdits d’accès depuis 2009[vi] !

Gouvernement et e-gouvernement

Un arsenal technique

Le Golden Shield Project[vii], initialisé en 1998 par le Ministère de la sécurité publique et entré en fonction en 2003, a pour fonction de bloquer les contenus pouvant porter atteinte aux intérêts vitaux de la nation chinoise, et l’appréciation est large ! Sur le plan opérationnel, le Great Firewall qui en est un des sous-programmes, utilise plusieurs méthodes comme le blocage d’IP, le filtrage et la redirection DNS, le filtrage d’URL, la surveillance de paquets par mots-clefs ou le blocage de la connexion TCP pour interdire l’accès aux sites indésirables. Ce programme de censure s’exerce à l’égard de sites d’activistes politiques, de journaux étrangers publiant du contenu jugé diffamatoire envers la Chine (le New York Times par exemple), de sites liés à la pornographie, le crime organisé ou de manière générale tout site ou blog publiant du contenu jugé subversif. Les systèmes de contrôle ainsi que les contenus bloqués évoluent en général avec les imprévisibilités de la vie politique chinoise : troubles séparatistes dans le Xinjiang, affaire Bo Xilai, déraillement d’un train à Wenzhou, etc. La lutte entre les hacktivistes et le gouvernement est rude : TOR est de plus en plus lent, partiellement bloqué et noyauté par le gouvernement qui peut, en dressant un scan de l’oignon, identifier et éliminer les nœuds utilisés. Soupape nécessaire sans doute, les VPN sont en vente libre et même si certains sont régulièrement fermés par les autorités, d’autres rouvrent aussitôt. Les internautes, quant à eux, rivalisent d’inventivité sur les réseaux sociaux, en rusant par exemple avec l’homophonie des caractères chinois (hexie shehui, grass mud horse, etc.) pour faire passer leurs messages.

Délégation de l’appareil de censure

Cette surveillance repose également sur des moyens humains à plusieurs niveaux. Selon certaines sources, l’administration chinoise emploierait environ deux millions de personnes chargées de supprimer tout contenu jugé inconvenant avant sa parution. Les entreprises Internet, comme Tencent ou Sina Weibo emploieraient quant à elles entre 50 et 75 000 personnes. La censure est également déléguée aux internautes eux-mêmes : autocensure et propagande active, à l’exemple de ceux qui sont appelés les « WuMaoDang » (无毛当), le Parti des cinquante centimes, payés un demi-yuan par commentaire faisant les louanges du gouvernement et de sa politique ! L’anonymat sur les réseaux sociaux est réduit, les utilisateurs devant légalement s’enregistrer sous leur vrai nom. Le service de microblogging Sina Weibo fonctionne depuis 2012 avec une sorte de permis à point (80) pouvant être perdus si l’utilisateur publie du contenu non autorisé (rumeurs, portant atteinte à l’ordre public ou aux secrets de la nation). On y trouve également une Cour populaire de justice numérique donnant la possibilité aux internautes de juger les « crimes » de leurs pairs sur la plateforme… On peut donc parler d’une surveillance généralisée, des gouvernants sur les gouvernés et à l’inverse des gouvernés sur les gouvernants. Plusieurs « Big V[viii] » ainsi que des personnages haut placés dans l’appareil d’État ont été démis de leurs fonctions ou condamnés à de lourdes peines à la suite d’enquêtes gouvernementales ou de polémiques lancées sur les réseaux sociaux.

L’économie, l’État et la chose militaire

La Chine, les BAT et les startups sur le marché international

La Chine, rappelons-le, fonctionne économiquement sous le régime du « socialisme de marché », terme en apparence contradictoire désignant une réalité politique : la transition amorcée par Deng Xiaoping et ses successeurs après l’économie planifiée de l’ère maoïste vers la société de marché. Le contrôle de l’État s’exerce sur les entreprises ou le tiers-secteurs, surtout dans les domaines sensibles… comme celui des TIC ! Trois géants se partagent le marché : la  recherche pour Baidu 百度, le commerce en ligne pour Alibaba 阿里巴巴, et les réseaux sociaux pour Tencent 腾讯. Les « BAT » mènent une politique d’investissements et de fusion acquisition afin de rester pionniers en matière d’innovation et garder une place de leader sur le marché chinois. Ils peuvent compter en cela sur des produits stables. Tencent possède les services de messagerie instantanée QQ et WeChat[ix], respectivement 459 millions et 603 millions d’utilisateurs actifs sur mobile[x]. Ces entreprises entendent bien se positionner à l’international, en témoigne l’entrée fracassante en bourse d’Alibaba en septembre 2014[xi] ou WeChat s’offrant Lionel Messi en 2013 pour une campagne de publicité massive. D’autres concurrents  très sérieux commencent à s’imposer sur le marché comme le constructeur de smartphones Xiaomi (小米), le site de e-commerce Mogujie (蘑菇街) ou l’entreprise de sécurité Qihoo 360.

Le cyberespace, un théâtre d’opérations

A la conférence de Wuzhen[xii], le président Chinois a fait valoir en décembre dernier le concept de « souveraineté numérique » et  déclaré qu’aucun pays ne devait « poursuivre l’hégémonie dans le cyberespace ni interférer dans les affaires internes d’autres pays, ou prendre part, participer ou soutenir des cyberactivités qui sapent leur sécurité nationale[xiii] » Dans son sillage, Pékin a voté une loi antiterroriste visant à imposer aux fournisseurs de technologies sur son territoire la localisation des serveurs et des données des utilisateurs ainsi que la fourniture des données de connexion et des clefs de chiffrement aux autorités locales[xiv]. En matière de surveillance globale, la Chine a déjà montré ses capacités de contrôle et fait figure de pionnier. Antiterrorisme, lutte contre l’espionnage industriel : les récents débats à ce sujet en Grande-Bretagne, en France ou aux Etats-Unis montrent que les problématiques de gouvernance du cyberespace (网络全球治理) et de cyberdissuasion (网络空间威慑) prennent de plus en plus d’importance. En mai 2015, la Chine et la Russie ont signé un pacte de non-agression cyber et un accord de même type a été signé entre Pékin et Washington. Ce genre d’accord est-il amené à se généraliser[xv] ? La compétition économique et politique pour le contrôle d’Internet est rude et si le cyberespace devient au-delà de ses enjeux économiques un enjeu politique et stratégique de première importance, il est appelé à devenir déterminant dans l’évolution des relations internationales.

Source : centre asia – china anal


[i]  Architecture carcérale imaginée par le philosophe utilitariste Jeremy Bentham permettant à un seul gardien situé au centre de la structure d’observer tous les prisonniers sans qu’eux-mêmes se sentent surveillés. Ce principe a notamment largement inspiré Georges Orwell dans 1984 pour illustrer la société de surveillance.

[ii] Seulement 11% des non-internautes estiment utiliser Internet dans le futur, les autres refusent en grande partie en raison de leur réticence à manipuler des outils informatiques qu’ils ne maîtrisent pas.

[iii] Source : http://www1.cnnic.cn/IDR

[v] Agence des Nations Unies basée à Genève spécialisée dans le développement des Technologies de l’Information et de la Communication. Site : www.itu.int/fr/pages/default.aspx

[vi] Hormis dans la zone spéciale de quelques dizaines de kilomètres carrés proche de l’aéroport de Pudong à Shanghai

[vii] 金盾工程 (jindun gongcheng)

[viii] On appelle « Big V » les internautes possédant un compte Weibo ayant reçu l’aval des autorités.

[xii] Cette conférence internationale vise à vanter auprès des géants technologiques mondiaux l’attractivité du marché chinois et ses 800 millions d’internautes. Le thème de la dernière conférence était « Un monde interconnecté partagé et régi par tous – Construction d’une communauté de cyberspace à destin partagé »

[xv] Source : https://www.lexsi.com/securityhub/gardez-moi-de-mes-amis-quant-a-mes-ennemis-je-men-charge/