Lutter contre le terrorisme endogène par la coproduction public-privé de sécurité : quels défis pour le ministère de l’intérieur français ?

Par Guillaume FARDE

Soutenue en 1960, la thèse doctorat du doyen Michel Rousset était révélatrice d’une conception particulière de l’idée de puissance publique en France. Pour ce dernier – et plus encore pour l’Ecole de la puissance publique fondée par Maurice Hauriou – l’exercice des droits administratifs au nom de la personnalité publique des administrations justifiait le bénéfice de prérogatives exorbitantes du droit commun. Incarnation du bien public, les administrations dominaient les administrés et leurs aspirations individuelles. 

Il y avait là, un marqueur identitaire fort qui distingue la France des Etats Anglo-saxons. En Grande-Bretagne, l’héritage de la philosophie contractualiste théorisée par Hobbes puis par Locke, porte à considérer de longue date la sécurité et la défense comme étant à la fois des droits individuels et des services marchands. La mission de sécurisation des citoyens n’est jamais transférée à l’Etat ; elle lui est tout au plus déléguée. Et, si l’Etat venait à faillir dans son rôle de délégataire, les citoyens se tourneraient tout naturellement vers le secteur privé pour se substituer à lui. 

Une conception de la souveraineté bien française

Aux antipodes de la philosophie libérale des Britanniques, le modèle français s’est bâti sur une conception particulière de la souveraineté qui, au sens de Maurice Hauriou puis de Michel Rousset, n’admet aucune contrepartie qui résulterait d’un contrat social préalable et qui impliquerait une responsabilité juridique des administrations au titre de leurs prérogatives. En France, la sécurité n’est pas un droit opposable. 

Ce distinguo éclaire cette incompatibilité bien française entre puissance publique et contrat et explique l’inconfort relatif à la coproduction public-privé. S’il a pu être admis au fil des siècles que l’administration française passe des contrats avec des opérateurs privés, qu’elle le fasse dans le domaine de la sécurité a longtemps été vécu comme une atteinte à la souveraineté de l’Etat ; si bien que l’existence d’une offre privée dans le domaine de la sécurité a longtemps été regardée avec suspicion. 

 

En France, le délitement de ce monopole étatique a été progressif. A partir de la fin des années 1990, les collectivités territoriales ont été associées les premières à l’exercice de certaines missions concourant à la sécurité générale de la Nation. Portés par un législateur volontariste qui a su opportunément les doter d’un corpus de formation unique et d’uniformes identiques sur l’ensemble du territoire national, les policiers municipaux ont pu entamer les premiers, un rattrapage catégoriel et symbolique. L’attractivité des carrières y est aujourd’hui équivalente à celle de la police et de la gendarmerie nationales. 

A partir du début des années 2000, la démultiplication des événements dits de masse couplée à la réduction des effectifs de policiers et de gendarmes sur la période 2005-2011, a encouragé le développement économique des sociétés de sécurité privée. Jamais les pouvoirs publics ne les ont pourtant considérées comme de possibles partenaires. L’Etat n’y voyait qu’une force supplétive et le regard du législateur sur leurs activités n’était que punitif. Le secteur n’a ainsi été doté d’une autorité de régulation (le CNAPS) que lorsque l’importance numérique de ses employés a soulevé la double question de leur moralisation et de leur professionnalisation. 

Quand la menace oblige à repenser notre modèle

L’accélération de l’Histoire de la coproduction public-privé de sécurité en France résulte des attentats du 13 novembre 2015. La menace que fait peser le terrorisme islamiste sur la France est d’un type nouveau en ce qu’il rompt avec la vague d’attentats perpétrés par le GIA entre 1994 et 1996. La menace terroriste contemporaine est à la fois élevée, déconcentrée et durable : élevée en raison de la rupture d’un nombre croissant d’individus avec les valeurs et le projet de vivre ensemble de la République les rend vulnérables aux idéologies violentes, déconcentrée parce que les auteurs d’actes terroristes frappent indistinctement le territoire national et durable car le rejet d’un système de valeurs met des années à s’atténuer. La France est non seulement exposée à la fois au risque terroriste dit de projection – celui d’un commando organisé qui frappe le sol national depuis l’étranger – mais aussi à un risque terroriste dit d’opportunité où des individus passent à l’acte avec peu de moyens à proximité immédiate de leur lieu de vie. 

Compte tenu du niveau durablement élevé d’une menace qui pèse sur l’ensemble du territoire, aucun événement public de masse qu’il soit sportif, culturel ou récréatif, ne peut aujourd’hui se tenir sans le concours de la sécurité privée. Subséquemment, la querelle qui opposait traditionnellement les anciens et les modernes, les étatistes et les libéraux, l’Ecole de la puissance publique et la Nouvelle gestion publique, a été brutalement frappée d’obsolescence. Les voix des rhétoriqueurs qui avait englué le débat relatif à la coproduction public-privé de sécurité dans un manichéisme aporétique sont devenues inaudibles. Face à l’urgence, tant les administrations de l’Etat que les professionnels du secteur, ont entamé une réflexion sur les modalités de leur coopération, actant par là même son principe. 

Toutefois, la proclamation d’une volonté conjointe de coopérer n’est qu’une première étape. Deux siècles de défiance réciproque ne s’effacent pas en deux ans. 

Des faiblesses structurelles

Dans son rapport public annuel paru en février 2018, la Cour des comptes pointe, dans le sillage des rares économistes à s’être intéressés à la sécurité privée, les faiblesses structurelles du secteur. Les constats sont bien connus : 10 000 entreprises dont le tiers seulement compte au moins un salarié et dont 0,3% emploie 500 salariés et plus, réalisant en 2016, plus des 40% des 6 milliards d’euros de chiffre d’affaires de la branche. La concurrence féroce empêche – à de très rares exceptions près – les entreprises du secteur de se distinguer par des stratégies de compétitivité hors-prix, l’élasticité prix de la demande étant trop forte. Les acheteurs – force est de rappeler que l’Etat et des collectivités territoriales comptent pour plus du quart des achats d’heures prestées en 2016 ! – sont les principaux responsables de cette tension sur les prix qu’ils exercent parfois au détriment du niveau général de sécurité des biens et des personnes. Alors qu’il est établi que le coût de revient horaire d’un agent privé de sécurité – hors charges de structure – s’établit aux environs de 17,50 euros, la Cour des comptes souligne fort opportunément que des acheteurs aussi bien publics que privés, contraignent les entreprises et/ou acceptent des offres à des montants inférieurs. 

Les entreprises de sécurité privée sont confrontées un paradoxe : alors que le chiffre d’affaires du secteur a cru de 10% en 2016, le niveau de marge moyen n’excède pas les 1%. Comment les entreprises pourraient-elles alors espérer investir, notamment dans le capital humain ? Sur les 167 800 salariés du secteur recensés au 31 décembre 2016, 75% sont employés en CDD – le taux de transformation en CDI est inférieur à 3% –, 86% sont des hommes – célibataires pour les deux-tiers – 87% sont des agents d’exploitation, 8% des agents de maîtrise et seulement 2% des cadres. Enfin, 50% d’entre eux ont moins de 39 ans et présentent un taux d’ancienneté inférieur à quatre ans. L’ensemble de ces indicateurs éclaire la sous-valorisation d’une profession que rejoignent des salariés sans appétence particulière pour la sécurité, ni connaissance minimale en matière de sécurité publique.

Les défis majeurs de la coproduction public-privé de sécurité

Reste que l’heure est malgré tout à la coopération public-privé contre vents et marées, avec pour cap la sécurité de la future Coupe du monde de rugby et, surtout, des Jeux olympiques de Paris en 2024. La coproduction public-privé de sécurité n’a donc d’autre option que de poursuivre son inscription dans le paysage sécuritaire français à marche forcée. C’est là le principal attendu de la mission confiée par le ministre de l’intérieur Gérard Collomb aux parlementaires Alice Thourot et Jean-Michel Fauvergue. Dans le prolongement des recommandations d’ores et déjà formulées par les magistrats de la Cour des comptes, la mission devra proposer des solutions à la fois concrètes et d’application rapide, à même de répondre aux trois défis majeurs de la coproduction public-privé de sécurité en France.

Le premier, d’ordre juridique, est celui du positionnement de la sécurité privée sur le continuum de sécurité et de défense. Véritable axe gradué des missions les moins sensibles et les plus locales aux missions les plus sensibles et les plus internationales, le continuum fige le positionnement de l’ensemble des forces de sécurité intérieure en France : agents de sécurité privée, policiers municipaux, pompiers, surveillants pénitentiaires, douaniers, policiers nationaux, gendarmes, militaires… Or, en projetant simultanément l’ensemble de ces acteurs sur la voie publique, les attentats terroristes ont brouillé les repères. Parmi les acteurs privés, les esprits raisonnables n’ont jamais réclamé un quelconque principe de substitution, ni un effet rattrapage. Ils attendent simplement de l’Etat de pouvoir définir en droit, leur juste place.

Le deuxième, d’ordre économique, consiste en l’accompagnement par l’Etat de l’émergence d’acteurs de taille critique qui seront ses partenaires privilégiés en matière de lutte antiterroriste. L’autorégulation du secteur est une chimère. Là encore, aucun chef d’entreprise raisonnable ne l’appelle de ses vœux. Les attentes portent sur un encadrement plus strict des acheteurs – à commencer par l’Etat et les collectivités territoriales – qui gagneraient à être contraints par un corpus réglementaire à co-construire – au besoin en y associant les assureurs –, à l’instar de celui qui gouverne le secteur de la sécurité incendie. 

Le troisième, d’ordre symbolique, est celui de la réhabilitation définitive de la sécurité privée. Il est illusoire de prétendre lutter conjointement contre le terroriste tout en conservant une force de mépris à l’égard de la force concourante. La sortie de l’ère de la défiance commande l’instauration de mesures fortes de nature à transformer en profondeur la physionomie des carrières. Les aller-retour public-privé ne sont aujourd’hui que des allers sans retour. La diffusion de la double culture est pourtant une des principales clés de la pérennisation de la coproduction public-privé de sécurité de demain. Pour y parvenir, la généralisation de la réserve encore sous-développée dans le cas de la police nationale et sous-financée dans le cas de la gendarmerie nationale, aurait cette vertu de faire du salarié-réserviste un ambassadeur entre les deux hémisphères du monde de la sécurité. 

L’irruption de la menace terroriste dans le quotidien des Français a été l’accélérateur d’un rapprochement des blocs publics et privés qui, après deux siècles de dérive, auraient mis des décennies à s’unir. L’indifférenciation public-privé pratiquée par les anglo-saxons n’est ni un parangon, ni un repoussoir. C’est un modèle qui doit être regardé pour ce qu’il est : le produit de deux siècles d’Histoire. La France, sans renier ses traditions, ni amoindrir ses exigences, doit, quant à elle, systématiser son nouveau modèle. Rompue aux morsures de l’Histoire, elle sait que le temps de la coopération public-privée est désormais venu. Il lui reste à en tracer le chemin. 

Docteur en sciences de gestion, Guillaume FARDE est maître de conférences à Sciences Po où il est conseiller scientifique de la spécialité sécurité-défense de l’Ecole d’Affaires publiques. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages et articles de référence consacrés aux questions de sécurité, de défense et d’intelligence économique.