Exportations d’équipements de sécurité et de défense : le paradoxe africain

Par Jean-Marc BALENCIE, consultant sénior, Groupe Risk&Co. 

L’Afrique véhicule trop souvent une image misérabiliste et violente, combinant pauvreté, sous-développement, prédation, conflits et affrontements inter-communautaires, aux racines et aux enjeux variés. C’est oublier que le continent noir offre de multiples opportunités en matière économique, résultant de l’immense superficie de sa masse continentale et de ses espaces maritimes adjacents ; de l’abondance de ses ressources naturelles (agricoles, aquifères, minières, énergétiques…) et du dynamisme de ses populations, ce que traduit un taux de croissance économique relativement élevé depuis le début du XXIème siècle.

 

Cette croissance est en partie obérée par une évolution démographique mal régulée qui ne permet que rarement de sortir réellement de la pauvreté, en dépit de l’essor récent d’une classe moyenne. Un autre frein majeur découle de la persistance d’un niveau relativement élevé de violences multiformes et multi-causes, résultant à la fois des faiblesses structurelles des États africains (en particulier d’importantes difficultés à exercer le monopole de la violence légitime) et d’une multitude d’enjeux sécuritaires complexes. Ceux-ci connaissent actuellement de profondes transformations sous l’effet d’une prodigieuse évolution de l’environnement humain, économique et social du continent. Citons parmi d’autres : « boom démographique », urbanisation, changements climatiques, insécurité alimentaire, « Grand Jeu » entre puissances extra-africaines pour l’accès à ses terres agricoles, à ses richesses halieutiques et  à son potentiel énergétique et extractif… 

Des menaces contemporaines

Il en résulte une extrême diversification des menaces auxquelles les États africains doivent désormais faire face. Si les conflits de nature interétatique sont historiquement relativement rares et limités sur le continent noir (l’antagonisme Éthiopie / Érythrée constituant un des rares contre-exemples pouvant être cités), les menaces contemporaines pesant sur ces États se caractérisent, pour l’essentiel, par des dimensions à la fois transnationales, non étatiques, et souvent non spécifiquement militaires. Leurs nuisances sont accentuées par le faible quadrillage institutionnel des territoires (faiblesse, voire absence, de présence étatique pérenne et efficace) et l’incapacité chronique à assurer un contrôle efficace de frontières, aux tracés souvent artificiels et traditionnellement très poreuses. Dans un tel contexte, nombre de pays africains sont confrontés à des phénomènes tels que : 

  • des flux migratoires plus ou moins incontrôlés et souvent déstabilisateurs, s’observant au sein même du continent, principalement vers les zones littorales, les grandes métropoles (souvent portuaires) et les gisements extractifs, mais aussi, dans une moindre mesure, vers ses marges, qu’elles soient  européennes, australes ou moyen-orientales ; 
  • une criminalité en plein essor, plus ou moins organisée, pouvant prendre tantôt l’apparence de bandes de coupeurs de route dans les zones rurales ou de gangs de jeunes, de type « kulanas » ; « bébés noirs », et autres « microbes », sans oublier groupes « cultistes » ou « industriels de l’enlèvement » en zone urbaine) ; 
  • des trafics en tous genres (drogue, armes, êtres humains, ivoire, faune protégée, bois exotiques, véhicules, biens de consommation, cigarettes…) ; 
  • des sentiments irrédentistes ou séparatistes au sein de certains groupes identitaires ou peuplant des zones géographiques précises, généralement périphériques (de la Casamance aux provinces anglophones camerounaises, en passant par le Cabinda ou le nord-est de la Centrafrique) ;
  • d’un radicalisme idéologique, religieux, ethniciste ou identitaire, dont la forme actuellement la plus visible est le djihadisme d’inspiration salafiste, et son corollaire, le recours au terrorisme, et pouvant – dans le pire des cas – aboutir à des conflits de basse intensité (mais potentiellement très meurtrier) comme dans certaines  zones  sahéliennes (nord du Mali, lac Tchad), généralement périphériques  et sous-développées. 
  • A cela, s’ajoute l’émergence de cyber-menaces, actuellement limitées à quelques formes simples (propagande radicale, escroquerie sur Internet) mais dont la dangerosité sur la stabilité des sociétés et des économiques africaines devrait croître très sensiblement au cours des prochaines décennies.

Face à un tel spectre de menaces qui ne cesse de se diversifier et de s’élargir, la distinction traditionnelle entre sécurité extérieure et intérieure tend à s’estomper. Dans de nombreux pays, les forces armées traditionnelles – socle sécuritaire et politique de nombre des régimes en place – apparaissent peu adaptées, mal entraînées et sous-équipées pour faire face à cette diversité des menaces. L’emploi des forces armées, hormis participation à des opérations de maintien de la paix chez un voisin en crise, se résume pour l’essentiel à des missions de sécurité intérieure (sauvegarde du régime, maintien de l’unité nationale, contrôle des frontières, écrasement de révolte et répression de la contestation).  

Des dépenses millilitres modestes 

Cet état de fait est à la fois la cause et la conséquence de la relative faiblesse des dépenses militaires en Afrique. A l’échelle mondiale, le continent noir constitue une zone qui pèse d’un poids marginal en la matière. La dernière étude du SIPRI sur les grandes tendances des dépenses militaires mondiales, diffusée début mai 2018, indique qu’en 2017 les dépenses militaires africaines s’étaient élevées à 42,6 milliards de $ (sur un total mondial de 1739 milliards de $), soit seulement 2,5% du montant total, une somme légèrement en deçà des dépenses militaires de la seule Allemagne. Au sein de ce montant africain en légère rétractation (- 0,5% par rapport à 2016), il est possible de distinguer la part majeure revenant aux 5 pays d’Afrique du nord (21,1 milliards de $ à eux 5, dont plus de 10 milliards pour la seule Algérie, de loin le 1er client africain des fournisseurs d’armements) et l’Afrique subsaharienne (21,6 milliards), en légère hausse (+ 0,9) par rapport à 2016. L’essentiel de la « dépense subsaharienne » se répartit entre 4 pays : Angola, Nigeria, Afrique du sud et Soudan. Mais aucun pays africain, maghrébin ou subsaharien, ne figure dans le Top 15 mondial.

On constate toutefois que les principaux acheteurs africains sont pratiquement tous des producteurs d’énergie et que le montant de leurs dépenses militaires est étroitement corrélé à l’évolution du prix du baril. Ce qui explique la relative atonie du marché de l’armement en Afrique ces dernières années, du fait de la rétractation des revenus pétroliers des principaux producteurs, induisant une gestion se voulant plus rigoureuse des dépenses. La chute du prix du baril depuis 2014 explique pour une bonne part la réduction des dépenses de l’Algérie (- 5% entre 2016 et 2017) ou encore la « dégringolade » de l’Angola, passé du 1er rang en 2014 (avec 26% des dépenses continentales) au 3ème (avec désormais 14% du total continental). Les dépenses du Nigeria ont pour leur part décliné de 4,2%, pour s’établir à 1,6 milliards de $ en 2017. Dans ce classement, les pays francophones subsahariens n’occupent que des places subsidiaires et n’offrent que des opportunités modestes. Si le Mali, menace jihadiste oblige, a sensiblement accru ses dépenses militaires (3,2% de son PIB, selon une étude de la Mo Brahim Foundation), leur montant demeure modeste. Plusieurs d’entre eux, confrontés à une chute du prix de leur ressources naturelles, ont fortement taillé dans leurs dépenses, comme la Côte d’Ivoire (- 19%, du fait de l’effondrement des cours du cacao) ou encore le Tchad (-33%, du fait de l’évolution du prix du baril et d’une crise financière majeure).  

Le paradoxe africain

Une telle évolution illustre ce que l’on pourrait appeler le paradoxe africain : si l’Afrique demeure confrontée à un niveau de conflictualité élevé, concentrant bon nombre de points chauds de l’actualité internationale (bande sahélienne, Libye, Somalie, lac Tchad, Darfour, Sud-Soudan, Kivu, Centrafrique, etc.), cette situation ne donne pas lieu à une envolée des dépenses d’armement. En dépit d’un tel environnement stratégique, la plupart des armées africaines se caractérisent par un niveau opérationnel limité, freinant significativement l’interopérabilité avec des forces extérieures venant les appuyer (françaises, européennes, américaines et sans doute demain chinoises ou indiennes) ; des personnels insuffisamment formés et des lacunes capacitaires nombreuses (mobilité, communications, appui feu, renseignement, logistique, soutien de santé…). 

Rares sont les pays du continent à consentir un effort militaire significatif, sachant qu’une bonne part des équipements de leurs forces armées ou de sécurité, du moins dans les foyers de crise les plus actifs, sont acquis – souvent à des tarifs préférentiels ou par dons – auprès de contributeurs extra-africains (occidentaux, slaves, proche-orientaux ou chinois). Dès lors, les marchés africains apparaissent difficiles pour les fournisseurs européens. En matière terrestre, ils doivent faire face à une très vive concurrence à la fois de pays producteurs à faible coûts (Asie, Europe de l’Est) ou de marchands d’armes transnationaux proposant des équipements rustiques et bon marché, souvent de seconde main, dans le cadre de transactions donnant fréquemment lieu à des pratiques de corruption ou de rétro-commissions. Tout projet de vente d’équipement se doit d’être articulé avec une solution de financement solide et souvent innovante. 

D’autre part, peu de pays ont jusqu’à présent formulé de manière explicite et raisonnée leur politique de défense et de sécurité, en hiérarchisant leurs manières d’appréhender leurs enjeux sécuritaires et leurs besoins effectifs, via par exemple des « livres blancs » ou des lois de programmation. Trop souvent, la politique d’acquisition des équipements se limite à des « coups » et à une juxtaposition d’affaires. Il en résulte une pléthore de matériels distincts en service (ex : plusieurs types fusils d’assaut ou de blindés légers en dotation), induisant un potentiel en ligne hétéroclite et générant de vrais casse-têtes en matière logistique. L’un des principaux « talons d’Achille » des forces africaines demeure l’insuffisance des efforts consentis pour la maintenance des équipements, aboutissant à un taux de disponibilité souvent très faible et un taux d’attrition très élevé. Une offre de MCO intégré à la vente d’équipements constitue, de ce point de vue, à n’en pas douter, un plus très significatif.  

Des opportunités à saisir

Dans un tel contexte, à la fois financièrement limité et hautement concurrentiel, quelques créneaux apparaissent néanmoins porteurs, en particulier ceux permettant d’assurer aux États africains un meilleur contrôle de leur territoire et de leurs frontières : systèmes de communication, couverture radar, matériel roulant, avions de transport et aéronef d’observation (avions, hélicoptères, drones), équipements non létaux de sécurité et de contrôle des foules. Un secteur particulièrement prometteur, dans lequel déjà quelques beaux succès ont été enregistrés, concerne le contrôle et la surveillance des espaces maritimes, via des bâtiments adaptés aux besoins mais aussi des moyens aériens adéquats. Il y a pourtant urgence à contribuer aux renforcements des capacités militaires des États africains, les plus à même de faire aux menaces sécuritaires que sécrètent les déséquilibres actuels du continent noir et d’éviter qu’elles ne débordent au-delà du continent, et en premier lieu en Europe. Les futurs « gendarmes de l’Afrique » doivent être africains et en avoir les moyens. 

 

Jean-Marc BALENCIE est diplômé en relations internationales à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence (1981-1984), docteur en sciences politique (1992) et auditeur de l’Institut des Hautes Études de Défense Nationale (2000-2001). Après avoir occupé diverses fonctions au sein du Secrétariat général de la défense nationale (1992-2003), il rejoint le Groupe Risk&Co où il exerce en qualité de consultant sénior, plus particulièrement en charge du continent Africain.