Drones et Intelligence artificielle : un sujet encore discret…

Par Thierry HOIJTINK

Quelques repères immédiats…

Le lancement du plan d’études amont Man Machine Teaming associant Dassault Aviation, Thales et la DGA et la création d’une agence de l’innovation de défense sont deux initiatives convergentes qui traduisent la volonté française de tout mettre en œuvre pour développer les technologies d’IA indispensables à l’avion de combat du futur et, en parallèle, faire appel à la créativité des entreprises civiles et surtout rattraper le retard déjà constaté sur les Etats-Unis et la Chine.

Quid de la notion d’intelligence Artificielle appliquée aux drones ? 

A lire la Revue Stratégique de Défense, le sujet est discrètement abordé, malgré les 12 occurrences du terme « drone » et les 5 des termes « intelligence artificielle » qui émaillent les 111 pages du document. On relève essentiellement que l’armement des drones aériens devra apporter une capacité de réaction adaptée à des adversaires plus fugaces et des espaces plus étendus, que la maîtrise de l’IA représente un enjeu de souveraineté dans un environnement dominé par des firmes étrangères et qu’un effort particulier devra porter sur l’aide augmentée à l’analyse du renseignement (big data, IA). 

Des tactiques évolutives face à un environnement complexe et des besoins nouveaux

En réalité, ces deux domaines se recouvrent très étroitement.

Un drone n’est pas autonome, particulièrement beyond the line of sight, s’il ne peut éviter les obstacles figurant sur sa trajectoire et recalculer sa route, voire proposer une nouvelle route, en fonction des circonstances rencontrées. Il doit pouvoir réaliser sa mission dans le cas de perte momentanée du lien satellite avec la station au sol (panne, brouillage accidentel, tentative de hacking). Le drone intelligent se caractérise par ses capacités à reconnaître des données topographiques, intégrer des données d’environnement (vents, température, courants marins, houle, vagues) et intégrer des informations tactiques nouvelles. Le NIAS et Microsoft ont récemment développé un UAV capable d’évoluer « en thermique », moteur arrêté… Soumis en vol à des sollicitations inédites, le drone intelligent sait les analyser et dérouler une réponse logique qu’un humain n’aurait pas imaginée.

L’IA présente une utilité dans la protection du drone : capable de détecter certains dysfonctionnements en pilotage automatique, elle peut programmer le retour automatique à la base (Alten). Elle permet d’afficher sur une maquette numérique du drone – son jumeau numérique – les contraintes rencontrées pendant la mission et en simuler les effets (ESI Group).

Outre les classiques missions de survol et d’observation, d’autres missions immergent le drone dans des théâtres à trois dimensions : certains modèles miniaturisés savent évoluer en essaim, d’autres, circuler dans des environnements encaissés ou fermés. En temps réel, il importe que l’appareil se déplace sans risque pour lui-même ou ses clones et prenne en compte un environnement physique inconnu, sinon hostile. Parrot et l’Université Carnegie Mellon travaillent sur un programme de machine learning utilisant les réseaux neuronaux : avec ses capteurs optiques, le drone analyse l’espace complexe qu’il parcourt et apprend grâce à ses collisions et ses chutes. Thales conçoit l’AUSS qui évolue sur et sous la surface de l’eau, à des centaines de milles de sa base.

Vers un objectif de compréhension totale du terrain…

Le drone est la solution pour les missions dull, dirty and dangerous. Localisable en des endroits difficilement accessibles ou inattendus – un quartier livré à une émeute ou à une manifestation, une forêt incendiée, une route dangereuse – il accède à des quantités d’informations inédites, utiles à la police, aux pompiers ou aux militaires. L’exploitation des données capturées recourt de plus en plus à l’IA : reconnaissance faciale d’individus, anticipation de la progression d’un front de flammes, repérage d’embûches potentielles dressées par l’ennemi, comptage de véhicules, identification d’animaux dans la savane… L’apport des systèmes de drones va grandissant en matière de fourniture de données en gros volumes : la résolution des capteurs embarqués atteint des niveaux impressionnants et la présence en vol des appareils s’accroît en durée.

Le développeur allemand de drones MALE Schweitzer-SI, sensibilisé à la prévoyance et la lutte contre les grands incendies de forêt, décrit les tâches attendues d’un drone doté d’IA :

  • identifier les points de départ potentiels de feu en fonction de la topographie et de la biomasse (nature, épaisseur, densité), des conditions climatiques (vent, température) 
  • estimer l’évolution potentielle du front de flammes, dans l’espace et dans le temps
  • préconiser le déploiement préventif des moyens de secours, selon leur type (bombardiers d’eau, camions citernes) ainsi qu’en termes de géographie et d’effectifs
  • affiner sa trajectoire de surveillance en ciblant les zones les plus risquées
  • en cas de feu, concentrer sa surveillance sur le sinistre, repérer la présence d’individus dans les flammes, anticiper la progression effective de l’incendie, orienter les secours en temps réel, s’intégrer dans les moyens de lutte aérienne

Dans cette application, l’IA est bien sollicitée sous les aspects de l’adaptation de la trajectoire du drone et du traitement des données. Et ces aspects interagissent : la prise en compte d’éléments de situation nouveaux conduit à modifier la trajectoire et la trajectoire nouvelle stimule la capacité d’apprentissage de la machine. 

Un apprentissage façonné par les statistiques et les probabilités

La démarche scientifique – dans ce cas précis comme dans le cas général – procède du traitement de très importants volumes d’informations, objets de statistiques et de corrélations effectuées à grande rapidité, qui nourrissent et enrichissent en permanence les bases de données du système. Elle se fonde également sur certaines théories mathématiques probabilistes reliant les occurrences d’événements dépourvus d’historique statistique ou à première vue indépendants. Les algorithmes classiques (déterministes) et les algorithmes apprenants (dont les résultats varient et dépendent de la base d’apprentissage fournie à l’instant t… laquelle évolue elle-même progressivement avec leur utilisation) sont les mécanismes-clés de processus qui comparent et probabilisent sans cesse.  Le vrai défi consiste à trouver la meilleure solution d’un problème d’optimisation… sans avoir aucune idée à son sujet. La gageure est aussi difficile à résoudre que répandue mais des sociétés comme Thales ou Neurala en ont fait le pari.

Découvrir en éclaireur, sécuriser le convoi

Le fonctionnement en binôme est un sujet très exploré : un drone léger, envoyé en éclaireur, avertit de dangers potentiels et donne les instructions de manœuvre appropriées – arrêt, contournement, niveau de vitesse – à un véhicule suiveur. Les constructeurs automobiles Ford et Renault ont communiqué sur de tels projets depuis 2 ans : le conducteur du véhicule est renseigné, en temps réel et par ondes radioélectriques, sur l’état physique de la route. Les militaires en opération veillent, en outre, à repérer la présence d’engins explosifs improvisés sur leur trajet. Le véhicule suiveur peut aussi être un drone, capable d’interagir en totale autonomie avec l’éclaireur. Grâce à son intelligence embarquée, celui-ci a vocation à « comprendre » les données collectées et à élaborer les instructions de mouvement les plus pertinentes. Kaman Corporation et Lockheed Martin ont associé l’hélicoptère sans pilote K-Max et le drone Indago pour lutter en tandem contre les incendies. Dans le même esprit, le Jet Propulsion Lab. de la NASA développe un mini-hélicoptère destiné à guider les futurs Rover sur Mars… L’analyse de l’environnement détermine le comportement du binôme sans la nécessité d’une intervention humaine.

La redoutable efficacité du nombre

La communication M2M atteint son apogée avec le fonctionnement en essaim. Une vidéo postée sur YouTube montre le largage d’un essaim de mini-drones Perdix depuis des Hornet de l’USAF. Les engins sont peu chers, difficiles à détruire car nombreux, capables d’opérer une reconnaissance élargie – les observations de chaque appareil se complétant comme les différentes pièces d’un puzzle – et capables d’une attaque combinée – chaque appareil étant potentiellement porteur de charges explosives, voire létales, de brouilleurs, etc. – . Les Etats-Unis et la Chine, leader mondial des mini-drones, figurent à la pointe de l’innovation. En France, des tests en essaims ont été réalisés par Delta Drones, un projet de « partage dynamique de surveillance » financé par la DGA a été mené par le cluster aquitain AETOS.

A tout instant, chaque drone évite les obstacles fixes et se positionne par rapport à ses clones : s’insérer dans un flot de circulation aérienne ou routière est une problématique très complexe. Par surcroît, parcelle d’une intelligence collective, il peut aussi bien contribuer à la recomposition d’une image globale ou à l’analyse multi-angles d’une situation donnée que se concentrer sur un « incident » spécifique en se détachant de l’essaim.

Aidée du fournisseur de technologie suédois Intergraph, filiale d’Hexagon AB, l’US Navy a mis en place un réseau intelligent capable d’interconnecter des sous-marins robotisés et d’autres engins embarquant des capteurs. Elle dispose également d’un système d’embarcations en essaim, dronisé avec le système CARACaS, capable d’autonomie, et éventuellement armé.

Des questions pour demain… 

La question de l’armement, posée avec le drone aérien Tikad de Duke Robotics ou le drone chenillé Dogo de General Robotics capable d’actionner un Glock 29 en totale autonomie, confronte l’IA à un crucial problème d’éthique.

A la différence de l’homme, le processus d’apprentissage des machines ignore deux notions qui font toute la différence : les émotions et la motivation. Certaines recherches qui visent à connecter le cerveau humain à la machine, par électro- ou magnétoencéphalographie, ouvriront certainement des voies nouvelles…

Thierry HOIJTINK est le président-fondateur de SYNVESTA, société de conseil et d’intermédiation commerciale, impliquée dans le montage de projets industriels et commerciaux concernant la défense et la sécurité. Les drones mouillés, drones aériens MALE et les moteurs de drones sont au centre de ses préoccupations depuis maintenant 7 ans.