L’effet de levier de la sécurité des JO 2024

Par Stéphane Schmoll, président de la commission stratégique du CICS

Pour plusieurs des six composantes de l’évaluation systémique des solutions de sécurité innovantes abordées précédemment dans S&D Magazine, l’adéquation à la bonne tenue des Jeux pourrait avoir un impact considérable sur la modernisation de notre pays. Analyse et illustration de l’opportunité et du défi de l’héritage.

Les Jeux de 2024 sont l’occasion idéale de dépasser nos blocages. Notre pays doit se révéler capable de s’organiser en alliant les capacités publiques et privées, qu’elles soient conceptuelles, opérationnelles ou financières, en transcendant les modèles et paradigmes habituels. En dehors des principes fondamentaux inscrits dans nos lois et constitution, tout peut être remis en cause si on le veut et si on s’en donne les moyens. C’est pour la sécurité globale une occasion de viser plus haut, de faire plus fort et d’aller plus vite et surtout de déployer des solutions plus intelligentes et plus efficientes pour la société. L’effet de levier des Jeux déboucherait sur un héritage précieux et salutaire pour notre modernisation. Quel formidable démonstrateur que les jeux olympiques, avec ses chiffres pharaoniques : 30 sites de compétition, 366 km de voies olympiques, 300.000 personnes accréditées dont 17.000 athlètes, 25.000 journalistes, 70.000 bénévoles, près de 70.000 agents de sécurité privés et publics, et 8 millions de spectateurs et visiteurs !

Des exemples concrets

Certains risques pesant sur les Jeux et bien au-delà, tels que l’inondation majeure, ne trouveront pas leur solution dans les hautes technologies. Pour ce qui la concerne, la filière de sécurité a identifié de nombreuses technologies méritant d’être déployées à l’occasion des Jeux. Certaines sont spécifiques à la lutte contre la criminalité et le terrorisme. C’est le cas de la sécurisation des voies fluviales contre des accès malveillants y compris subaquatiques. Il existe aussi de multiples besoins très divers auxquels la plupart des technologies peuvent apporter des réponses structurantes ; les exemples les plus évidents sont la mise en place d’une identité numérique commune, la vidéo intelligente ou le déploiement d’un système de communication unifié pour les intervenants professionnels.

Ces sujets illustrent la transversalité potentielle des technologies de sécurité. La mutualisation des capteurs, de certains traitements de données voire même de processus doit traverser les silos thématiques traditionnels pour créer un tel effet de levier sur l’efficience globale : plus, mieux, moins cher. L’obstacle de la perte de contrôle des données constitue bien entendu un défi d’ampleur. Les progrès des processus et des algorithmes développés par et pour la cybersécurité doivent permettre de démontrer que la machine sera à la fois plus fiable et plus contrôlable que l’homme, trop faible à de nombreux égards pour gérer seul en toute confiance la multitude et la complexité.

Autre exemple d’effet de levier : le défi de combiner fluidité et sécurité. Il est flagrant d’observer l’impact sur nos vies quotidiennes des dispositifs ayant pour unique but de vérifier qui est habilité à aller où, quand et comment, gratuitement ou pas. Au quotidien, c’est le cas de l’accès aux transports publics, aux gares et aéroports, aux couloirs de circulation réservés, au stationnement, aux divers types de lieux publics, aux entreprises, aux habitations… Pendant les jeux olympiques, le problème est spécifiquement posé pour l’accès aux lieux de compétition des personnels et du public, pour le village olympique, pour les voies réservées, etc. Or, qui peut le plus peut le moins : déployer à l’occasion des Jeux un système de contrôle d’accès innovant, fluide et sûr déboucherait sur un formidable système d’amélioration de la vie quotidienne des citoyens et des touristes qui remiserait au musée la délivrance et le contrôle des vénérables titres d’accès sous toutes les formes connues. Outre la très attendue identité numérique des personnes, les solutions existent : vidéo-identification de personnes et de plaques d’immatriculation de véhicules, géolocalisation, radio-identification par badges ou smartphones, etc. D’évidence, un système automatique reposant sur les technologies pourrait présenter des failles de sécurité. Elles peuvent toutefois être colmatées par des combinaisons variables de capteurs et traitements dépendant de la criticité et par le jugement humain sur certains cas suspects. En étant le premier à expérimenter ces combinaisons de technologies et de professionnels, le secteur du transport aérien contribue grandement à l’acceptabilité pragmatique de la modernité.

L’essentiel du travail nécessaire réside dans l’élaboration de la doctrine et dans un minimum de mutualisation des capteurs, des données et des systèmes de traitement, avec une volonté de normalisation. Définir qui peut aller où, quand et comment, le vérifier en temps réel pour empêcher l’accès ou bien le faire payer ou encore le signaler pour rappel à l’ordre voire verbalisation le cas échéant. Prenons l’exemple du médecin urgentiste : nul ne contesterait la légitimité du fait qu’il emprunte en cas d’urgence un couloir réservé de circulation ou un stationnement avec le véhicule de son choix. Reste à qualifier ce qu’est une véritable urgence, si c’est le médecin que l’on « voit passer » ou bien son véhicule, et comment on vérifie la cohérence des combinaisons possibles. Certaines villes sont déjà capables de contrôler automatiquement les feux des carrefours pour laisser passer des convois prioritaires. Les contrôleurs de feux existent et sont en partie normalisés et des logiciels sophistiqués savent calculer, bientôt en temps réel, les impacts sur la fluidité de circulation globale ou ponctuelle. Le contrôle d’accès à des lieux publics ou privés relève d’une même démarche de mise en œuvre de technologies au service de doctrines d’emploi.

Par ailleurs, la bonne tenue des Jeux fait impérieusement appel à une importante coopération public-privé de la sécurité globale opérationnelle. C’est aussi une immense opportunité d’aller beaucoup plus loin dans la coproduction entre les forces de sécurité régaliennes et les entreprises spécialisées. Ce continuum concerne non seulement la formation qualifiante de dizaines de milliers de personnes, de l’agent de sécurité ou du physionomiste au data scientist, mais pourrait aussi aller beaucoup plus loin dans l’utilisation d’outils technologiques complexes de recueil et traitement des quantités colossales de données qui sont une clef dans la lutte contre la délinquance, la criminalité et le terrorisme. Là encore, les obstacles ne sont pas juridiques car il existe déjà de multiples exemples de recours à l’expertise privée dans le cadre des enquêtes, tant en renseignement opérationnel qu’en contribution aux élucidations. Un récent rapport du CICS démontre que le recours au secteur privé augmente constamment depuis des décennies, avec ou sans lois ad hoc, les obstacles étant purement culturels. Les nécessités paroxystiques des jeux olympiques fournissent là aussi un puissant levier de réforme porteur d’efficience pour l’Etat et les collectivités territoriales, en plus du développement des filières de sécurité privée et technologique, de leur contribution à la richesse nationale par leur compétitivité et leurs emplois1.

Enfin, concernant la responsabilité face aux conséquences des risques et menaces, le fait que l’Etat se soit porté garant des Jeux n’exonère pas les villes, les entreprises, les associations et les particuliers de leurs propres responsabilités face à des négligences ou des malveillances. Rappelons encore qu’il y a là matière à développer des modèles économiques et de nouveaux produits assurantiels qui couvriront des risques désormais mieux connus et permettront à la fois de dépasser les politiques de l’autruche ou les postures de précaution tout en encourageant davantage les politiques de prévention en sécurité.

L’ambition et la méthode

La création ou la mise en coordination des multiples organismes administratifs, sportifs et industriels, publics et privés, à l’occasion des Jeux est une gageure. Force est de reconnaître que pour l’instant, cette coordination se met bien en place, sans frictions apparentes. Pour notre village gaulois, c’est déjà un succès. Toutefois, l’objectif primaire est clairement de réussir les Jeux et leur sécurité, la reconversion en héritage des dispositifs déployés à cette occasion étant un objectif secondaire. La phase conceptuelle de l’annexe sécurité du dossier des Jeux est théoriquement limitée à 2018, la phase fonctionnelle débutant dès 2019. Il est donc urgent que tous les pouvoirs publics, les industriels de la technologie et de la sécurité privée, les villes et divers organismes concernés puissent échanger et oser davantage dans l’optique d’équilibrer ces objectifs en visant plus loin. Les Jeux doivent constituer un jalon majeur sur une route plus longue aux enjeux encore plus grands pour hisser notre pays au meilleur rang mondial des capacités sécuritaires dans un respect exemplaire des libertés publiques et individuelles. Rechercher un tel effet de levier véritable serait un acte politique salutaire.

Est-il temps ou trop tard ?

Il peut paraître confortable de disposer de presque six années pour mettre en œuvre des solutions technologiques existantes. De fait, la complexité de la définition, du financement et du déploiement de ces solutions pourrait nécessiter bien davantage si la volonté d’aller vite et fort n’est pas affirmée, avec des processus de décision et de gestion commune de tous les acteurs concernés, publics et privés. Il est difficile de contester le choix des organisateurs des Jeux de ne mettre en œuvre que des techniques expérimentées et éprouvées avant les Jeux dans des circonstances comparables. Mais on risque par ailleurs de tomber dans un cercle vicieux car les expérimentations ambitieuses qui rongent leurs freins en France, par exemple avec l’identité numérique, la reconnaissance faciale ou les drones, se heurtent à la prudence systématique d’autorités frileuses qui s’abritent derrière la contrainte juridique et l’appel à des textes exorbitants du droit commun. A ce stade, le législateur n’a légiféré que pour les voies olympiques ; c’est bien peu. Nous avons souvent évoqué l’article 37-1 de la Constitution qui concerne l’expérimentation, mis en œuvre à travers le guichet France Expérimentation de la DGE. L’appel à projets 20182 a bien été étendu du domaine réglementaire au domaine législatif mais exclut toujours ce qui relève d’une autorité administrative indépendante telle que la CNIL, passage pourtant indispensable pour les technologies de sécurité. On semble donc être dans l’impasse, à défaut du lancement rapide d’une réunion interministérielle ad hoc. L’acceptabilité sociétale nécessite également la mise en place d’un comité de consultation et de suivi de citoyens et usagers pour identifier les garanties à apporter et d’une implication pédagogique des médias3.

Tous ces exemples de leviers constitueront des contributions majeures pour bâtir les villes sûres et intelligentes de demain. En effet, leur résilience se construira moins par l’élaboration de plans alternatifs jamais exhaustifs pour rétablir ses infrastructures ou systèmes nerveux, que par des architectures physiques, logiques et humaines intelligemment anticipées. Ce n’est que cinq siècles après la création des jeux olympiques qu’Archimède en a ouvert la voie mais Syracuse est quand même tombée. Tâchons de faire mieux !

  1. Observatoire de la sécurité – Sept 2018

  1. https://www.economie.gouv.fr/entreprises/france-experimentation-appel-a-projets-2018

  1. cf l’article du numéro précédent de S&D Magazine, pages 16 à 18