Données des véhicules connectés : vers une harmonisation structurante ou un éclatement du marché ?

Par Barbara Tron

Réinventer la mobilité

En juin dernier, lors du Salon Européen de la Mobilité, Elisabeth Borne, ministre chargée des Transports, a présenté le plan « Libérer l’innovation au service des mobilités », un des piliers du projet de loi d’Orientation des Mobilités, initié fin 2017 aux Assises nationales de la mobilité.

« Le potentiel des nouveaux outils technologiques et numériques pour faire émerger des solutions de mobilité plus efficaces et moins coûteuses est immense. Ils permettent de se déplacer de façon plus simple, plus durable, plus pratique, plus sûre », a déclaré la ministre. « La France dispose de tous les atouts nécessaires au développement de l’innovation dans les mobilités. »

Le Gouvernement souhaite créer la mobilité de demain et le développement de nouveaux marchés grâce, notamment, à l’ouverture des données de mobilité dans un cadre européen et national protecteur de la vie privée et à la mise en réseau des acteurs de l’innovation.

Mutualiser les données des véhicules connectés : une chimère ?

Dans cette vision de mutualisation des données, le projet AutoMat, financé par le programme européen de recherche H2020 et porté par les chercheurs de Télécom ParisTech entre 2015 et 2018, a permis le développement d’une plateforme d’échanges visant à commercialiser les données récoltées par les véhicules connectés via les constructeurs automobiles.

« Aucun frein technologique n’existe aujourd’hui ; un prototype de cette marketplace a été livré aux constructeurs automobiles. Ainsi affranchie de toute contrainte technique, se pose la question de la rentabilité et de la commercialisation des données agrégées sur la plateforme. Si les constructeurs tendent sur le principe à s’entendre sur la nécessité d’harmoniser les données, lequel d’entre eux imposerait un standard aux autres ? L’enjeu est stratégique, aujourd’hui non tranché, tout comme celui lié à la projection de chacun sur le court, moyen et long terme. En effet, si certains constructeurs sont d’ores et déjà orientés vers une diversification de leur offre, tous n’ont pas cette même vision. » explique Giulia Marcocchia, Ingénieur d’étude Télécom ParisTech, explique.

Il existe pourtant des normes standardisées, telle que la norme FMS, une interface ouverte développée par plusieurs constructeurs de camions. Imaginons une harmonisation des acteurs de l’écosystème de la mobilité, pour des routes plus sûres, une fluidification du trafic, un désengorgement des villes…

« Les enjeux et les cibles sont de nature diamétralement opposée. D’un côté, l’homogénéisation des données dans un cercle fermé, celui des opérateurs du marché, revêt une dimension commerciale : maintenance prédictive, entretien, relation client… De l’autre, on passe vers un espace public, vers des objectifs louables de réduction des accidents, baisse de la pollution… mais sans valeur lucrative. Il est probable que, pour le second point, une intervention extérieure qui rend obligatoires l’harmonisation et le partage des données soit nécessaire. La proposition de valeurs s’organisera à plusieurs, au-delà d’une vision à court terme. » ajoute Giulia Marcocchia.

En attendant, à quoi et à qui sert Automat ? Quel avenir pour ce programme alors que différents acteurs développent des solutions plus ou moins analogues chacun de leur côté : BMW a lancé CarData avec IBM, Ford s’appuie sur la start-up américaine Pivotal pour monter sa plateforme FordPass, Ericsson a ouvert sa Connected vehicle marketplace, tandis qu’une start-up israélienne Otonomo revendique deux millions de véhicules connectés ? Et que penser de Waymo, la filiale de Google, qui amorce les premiers tests de circulation de véhicules autonomes en Europe, agrégeant d’ores et déjà des quantités incroyables de données ?

Un marché prometteur où l’innovation bat son plein

Estimé entre 450 et 750 milliards de dollars en 2030 (McKinsey 2018), le marché bouillonne. Les normes internationales ISO sur lesquelles des groupes de travail se sont penchés fin juin à Madrid doivent favoriser l’accès aux données à l’écosystème, et pas seulement aux constructeurs. L’enjeu est de taille pour les réseaux de réparation et les assureurs, qui voient la possibilité d’innover en matière de services de gestion de flotte, de maintenance prédictive, de diagnostic à distance, de nouvelles approches d’assurance à la carte…

Lancée récemment par la MAIF, l’assurance à la minute illustre les nouveaux usages de mobilité. Philippe Moulin, CEO de DriveQuant, start-up portée par l’IFPEN ayant assuré le développement de l’application de la MAIF, explique : « L’innovation permet de connecter tous les acteurs de la mobilité de manière universelle, que ce soit un conducteur particulier, les itinérants d’une entreprise, les constructeurs, loueurs, assureurs… L’accès à ces données permet d’œuvrer pour une route plus sûre et une démarche environnementale essentielle pour notre santé. »

Et la sécurisation des données ?

Toutes les démarches de santé, d’environnement, de fluidification du trafic, de réduction des sinistres et de l’accidentologie sont vertueuses, dès lors que le transfert et le stockage de ces quantités astronomiques de données s’avèrent fiables et sécurisés. A ce sujet, Jérôme Savajols, directeur Innovation de Delta Assurances, fait confiance à la blockchain : « La blockchain garantit que les données ne peuvent pas être falsifiées et assure donc une équité de celui qui reçoit le service par rapport à celui qui le délivre. Elle fait office de tiers de confiance technologique, décentralisé et communautaire, preuve de la véracité et de l’intégrité des données recueillies. » L’entreprise pense ainsi utiliser une solution blockchain de certification des photos prises en cas d’accident, qui seront horodatées et géolocalisées, de manière à conforter l’assuré victime de la prise en charge du sinistre.

Remettre le conducteur au cœur des débats

Le bienfondé du véhicule connecté fait l’unanimité. Des solutions technologiques de sécurisation existent. Alors quid des quantités incroyables de données récupérées par les loueurs, les gestionnaires de flottes, les plateformes d’électromobilité… et de l’acceptation des conducteurs ?

« Ma vision à ce sujet pourrait être illustrée par un immense nombre de musiciens qui cherchent à jouer dans le même orchestre, tandis que celui-ci n’a pas encore trouvé ni son chef d’orchestre ni sa partition. L’innovation bouillonne d’initiatives qui poussent les industriels vers des services d’avenir, sous réserve qu’ils rencontrent leur marché. Notre monde évolue chaque jour, les individus s’adaptent et s’approprient ce qui leur est bénéfique. La praticité nous fait accepter nombre de choses ; aujourd’hui, nous passerions-nous de notre carte de paiement ou de notre smartphone bien que nous ayons parfaitement conscience que leur utilisation laisse des traces ? Quand la technologie nous apporte, on l’oublie. Il s’agit toutefois de réglementer, de former, d’informer et, pour l’utilisateur final, de rester libre de ses décisions » souligne Giulia Marcocchia.

« Dès lors que le consentement est éclairé et que l’intérêt à collecter une donnée est démontré », indique Jérôme Savajols, « pourquoi devrais-je me passer de meilleurs services ? Pourquoi freiner la créativité ? Il faut créer de la confiance, catégoriser les données, anonymiser celles qui le méritent et rendre disponibles celles qui contribuent à développer l’innovation positive. » ajoute t-il.

Le véhicule connecté : rétrospective d’une volonté de gagner en sécurité initiée il y a 20 ans

Des acteurs, pionniers du véhicule connecté et de la remontée d’informations, rappellent tous les efforts de pédagogie qu’il a été nécessaire de déployer pour faire accepter aux itinérants, non sans mal, que des données liées au véhicule puis à leur comportement routier étaient recueillies à des fins de sécurisation, d’écoconduite, de réduction de consommation de carburant et de l’empreinte carbone.

« La sécurité et l’écoresponsabilité étaient faciles à introduire dans le paysage de la politique automobile de l’entreprise.  Qui peut se déclarer contre ?  Mais c’était une tout autre affaire de « glisser » une boîte noire dans la voiture. La crainte des « possibilités incontrôlables » du matériel et des « intentions cachées » de l’entreprise, jointes à la perspective du jugement, fût-ce par un automate, de la qualité de la conduite automobile, ont été des freins puissants. Pourtant, aujourd’hui, l’innovation a permis d’offrir un ensemble de services dont les assureurs, les loueurs, les gestionnaires de parc et les conducteurs ne pourraient plus se passer : navigation, assistance à la conduite, signalement des incidents en aval, anticipation de risques, relevé des compteurs à distance, détection et télétransmission d’anomalies mécaniques, programmation des entretiens, régulation des activités de service et des parcours logistiques, partage des véhicules, etc. Le véhicule autonome achève d’ancrer le véhicule connecté dans la réalité : ce n’est plus une perspective, c’est devenu une trajectoire ; les raisonnements passent des questions d’utilité à celles de nécessité.  En outre, il me semble important de souligner que le véhicule connecté modifie profondément le contexte de la lutte contre les infractions. Il apporte une contribution positive, bien sûr, mais on peut s’attendre à une nouvelle transformation des formes de délits – on a déjà vu les méthodes de vol des véhicules et de fraude se modifier et s’adapter à la modernité ces dernières années – avec l’apparition de nouvelles contre-mesures des délinquants, » souligne Luc Chambon, directeur général de HEKA et précédemment directeur R&D de Traqueur, précurseur du véhicule connecté en France.

En parallèle de la sécurité et de l’adoption d’une nouvelle forme d’éco-responsabilité, les enjeux sont de réinventer la mobilité, multi-véhicules, avec pour objectif de fluidifier les transports dans une ville désencombrée et à nouveau accessible. Encore faut-il donc réussir à faire converger tous les acteurs de l’écosystème vers des objectifs à la fois stratégiques, commerciaux, sociétaux, humains et environnementaux.