De l’importance de l’humanisme au cœur de la Smart & Safe city

Scientifique, entrepreneur et enseignanti, le Professeur Carlos Moreno a toujours cherché comment la technologie pouvait améliorer la vie dans les métropoles. Il y a un an, dans S&D Magazineii, il dénonçait le risque de prosélytisme technologique dans les villes hyper-connectées au détriment de la qualité de vie des humains et du libre-arbitre des métropoles et prônait une approche systémique rassemblant technologie et humanisme. Face aux défis majeurs que représentent la dépendance à des systèmes numériques extra-européens ou encore les Jeux Olympiques, voici son avis sur les défis actuels et les directions à prendre… ou à fuir.

Propos recueillis par Stéphane Schmoll

Le concept de Safe city. Aspect trivial de la Smart City ou pilier fondamental de nos existences ?

Dans la langue française, la traduction de « safe » couvre un large spectre de notions : sûr, sans danger, mais aussi prudent voire solide ! Appliqués à la thématique urbaine, ces qualificatifs conduisent à de nombreuses considérations et nous interpellent sur ce que la ville doit offrir comme service à ses citoyens. A l’ère de l’ubiquité massive, de l’hyper-proximité mais aussi d’un voisinage devenu planétaire par la facilité à se déplacer, cette même qualité doit aussi concerner celles et ceux qui, même de passage, se trouvent dans la ville ou dans un territoire donné. Fort de toutes ces nuances, il n’y a aucun doute que nous parlons d’un pilier de la vie urbaine. Quand l’économie du XXIe siècle devient servicielle, avec une population majoritairement urbaine, alors oui, chacune des déclinaisons du « safe » est indispensable dans la vie afin de proposer, construire, avoir et partager une haute qualité de vie sociétale.

Le nouveaux défis de sécurité : vers une montée en puissance dans la ville de demain ?

Le XXIe est le siècle des villes, pour reprendre la citation de l’ancien Maire de Denvers, Wellington Webb. Mais cette métropolisation du monde s’est également traduite par la montée en puissance de nouveaux enjeux qui constituent aujourd’hui des défis locaux et globaux, avec un impact planétaire. Ce que nous appelons l’anthropocène, la capacité inconsidérée de l’homme à transformer son environnement le plus immédiat et à son détriment, a considérablement changé la donne sur notre propre devenir. Le changement climatique est désormais une réalité et la principale menace pour la civilisation humaine. La chaîne alimentaire est remise en question (par l’impact des pesticides et autres produits) tout comme l’abattage industriel. De nouvelles batailles, inimaginables il y a 25 ans, sont aujourd’hui bien présentes : l’ombre dans nos villes soumises aux canicules, l’eau quand elle devient rare ou la manière de s’approvisionner… tout comme la bétonisation et la présence excessive de l’automobile… La pollution massive de l’air crée de nouveaux dangers auxquels les urbains hyper-connectés et sur-informés sont devenus sensibles. Mais ces villes, qui attirent les populations, sont aussi très paradoxales, générant richesses, attractivité autant que pauvreté et exclusion. Un nouveau risque fait enfin son apparition dans cette vie urbaine hyper-connectée : la déconnexion sociale ou le résultat de l’émergence de la défiance, du rejet de l’autre, de la difficulté à accepter la différence, de la perte de solidarité…

Les défis de la sécurité dans nos villes doivent être étudiés, analysés et compris de manière systémique au travers des 5 grands enjeux urbains : social, économique, culturel, écologique et de résilience. La question simple qui se pose à tous est : dans quelle ville voulons-nous vivre ?

Quel impact des technologies sur nos vies urbaines ?

Les ruptures technologiques engendrent de profondes transformations dans nos villes qui impactent de facto nos vies. La Terre compte désormais plus d’appareils connectés que d’habitants. La « NoMoPhobie », la peur de ne pas avoir son mobile devient l’un des éléments de stress caractéristiques de l’urbain d’aujourd’hui. La géolocalisation et l’usage permanent du smartphone rendent omniprésentes de nouvelles palettes de services qui changent les habitudes des citadins. L’acceptabilité sociale de l’usage du mobile et des objets connectés participent à la naissance de nouveaux usages transverses à nos vies. Désormais, avec un simple QR code, vous pouvez voyager en toute simplicité dans les grandes villes chinoises, avoir même un parapluie à la volée dans la rue. Oui, les « Floating Things » impactent en profondeur nos usages.

En Islande, à Reykjavik, depuis l’été dernier, ils testent la livraison des colis par drones. Au Rwanda, c’est chose courante depuis plusieurs années pour livrer en brousse des effets médicaux. La vidéo, avec l’IA et la reconnaissance faciale, fait émerger un système de notation sociale en Chine… Ces mouvements qui ont vu en quelques années s’affronter d’un côté les GAFAM et de l’autre côté les BATX, donnent un pouvoir très fort aux technologies impactant ainsi très largement, nos vies urbaines. Cela doit nous interpeller, nous Français et Européens, sur leur portée et le rôle que nous allons jouer.

Et les citoyens s’interrogent  !Comment aborder le cœur de la vie urbaine : sa qualité de vie par la force du lien social ? Quand des citoyens se mobilisent massivement pour la Marche pour le Climat en France et dans le monde, c’est une expression publique de cette angoisse face à un monde qui se dessine avec une tragique perte d’humanité. C’est un appel aussi pour que la technologie soit au service de l’humain et non pour son asservissement. Dans cette vie laissant peu de place à l’expression de son humanité, le luxe pour les humains serait finalement d’avoir du temps, de l’espace et du silence… Voilà le retour d’un balancier technologique qui pourrait signifier une autre manière d’appréhender les mutations urbaines à venir. Le succès du nouveau business pour « la digital detox » est un signal de ces nouvelles attentes.

Les attentes en matière de sécurité des différents acteurs de la ville sont-elles convergentes ?

Comment rendre la ville moins anxiogène, plus sûre, plus prudente, plus solide avec un écosystème urbain ? Les moments de convergence entre les différents acteurs de la ville sont difficiles à mettre en place. La gouvernance de la ville, s’exerçant dans une démocratie, a sans aucun doute un rôle majeur. La manière de le faire est étroitement liée à sa vision sociétale et à une idée devenue proposition de ce que devrait être la vie dans la ville. Les citoyens sont, par définition, des acteurs de la vie urbaine. En démocratie, ceux qui élisent une gouvernance locale sont censés adhérer à ses propositions y compris en matière de sécurité. En revanche, la volatilité du citoyen peut être aussi forte et le « capital d’adhésion » peut être mis à rude épreuve en fonction des nombreuses considérations, certaines parfois ne rentrant pas dans un cadre analytique classique. Les associations sont un vecteur d’expression citoyenne qui offre cette capacité d’interface engagée dans la vie urbaine. Les convergences sont possibles mais c’est la capacité à les rendre durables dans le temps qui est un enjeu majeur. Le monde économique est aussi une composante de la plus haute importance. Développer un Pacte Social Urbain qui puisse porter une vision convergente de la sécurité dans la vie urbaine est le rêve de toute ville qui cherche une voie pour construire un avenir apaisé et capable de se projeter au-delà de la période d’un mandat électoral. C’est en fait, la partie la plus délicate.

La sécurité peut-elle concourir à l’apaisement urbain ?

L’apaisement de la vie urbaine est au cœur de tout projet de gouvernance locale et doit être un engagement sans équivoque de tous ceux qui arrivent à leur tête. L’hyper sécurité urbaine, vue comme un maillage technologique de granularité fine se trouvera toujours confrontée à la versatilité de l’humain avec sa capacité à vouloir y échapper. En revanche, l‘hybridation de l’hyper proximité, vue comme un maillage socialement actif des « digizen », des citoyens connectés avec un territoire localisé, est toujours porteur d’un gradient d’apaisement urbain très appréciable. Beaucoup de villes dans le monde regorgent d’expériences très réussies en ce sens. Les « marches exploratoires des femmes », phénomène planétaire, vecteur puissant de médiation social, permettent la réappropriation de l’espace public pour les sécuriser. Les réseaux de « greeters », les citoyens bénévoles qui font découvrir la ville aux gens de passage, sont un autre phénomène planétaire d’hyper proximité urbaine, suscitant l’apaisement territorial localisé. Les « polices de proximité » font aussi partie de ce maillage qui contribue à développer un lien de confiance.

L’apaisement urbain dans les années à venir, sera atteint grâce à 3 éléments clés  : la (bonne) réputation, la confiance et la valeur sociale. SI l’un d’eux est absent, c’est alors toute la sécurité urbaine qui sera fragilisée. Toute technologie confortant la consolidation convergente de ces trois éléments, jouera un rôle majeur.

La confiance, garante de la sécurité urbaine

La confiance est aujourd’hui un élément central permettant de faire basculer dans un sens ou dans l’autre, la qualité d’une sécurité urbaine. La confiance, réinventée par la puissance du numérique, elle peut se définir comme une chaîne vertueuse qui transforme les relations entre les hommes et les femmes dans un territoire donné. Le rapport entre les citoyens et la technologie passera par cette transformation.

La confiance sera l’un des pivots dans les relations sociales territoriales pour les années à venir. C’est aussi vrai pour les rapports avec la police, la justice, les autorités en général. Le RGPD est une manière réglementaire de vouloir tisser une protection quant à la collecte massive des données individuelles qui met à mal cette confiance. Le citoyen doit donc devenir acteur et les outils dont il dispose peuvent le lui permettre. Passer d’une démocratie élective, voire participative, à une démocratie d’action est donc une transformation de la plus haute importance. C’est une valeur collective qui s’est créée, alors garante d’une sécurité collective voulue.

Gouvernants et citoyens : aspirations cohérentes obligatoires

Les citoyens d’aujourd’hui disposent de moyens techniques pour s’informer et se mobiliser au quotidien. Via les réseaux sociaux, il est possible de rassembler dans la rue des centaines de milliers de personnes en quelques heures à peine. C’est là un moyen de pression très fort des habitants sur les élus locaux et plus largement sur les gouvernements nationaux. Il faut comprendre que le rapport entre administrés et gouvernements change sous l’effet de ces technologies, et que la gouvernance et la manière de faire de la politique changent aussi. Il y a clairement une évolution par rapport à la démocratie représentative traditionnelle. Donner du sens à la ville, à l’heure de la transition énergétique, des énergies décentralisées, de nouvelles mobilités, du développement de circuits courts, est avant tout un fait social. Sans cette mise en cohérence – qui est une vraie priorité aujourd’hui – la gouvernance locale va irrémédiablement se couper de l’adhésion citoyenne indispensable pour opérer un changement de fond car le cœur de la valeur est dans les usages, dans la création de valeur sociale ; il n’est pas dans la technologie elle-même. Un autre élément essentiel est la capacité à faire évoluer nos modèles de gouvernance. Sortir de la verticalisation monofonctionnelle technique pour penser les évolutions urbaines de manière intégrée et globale. Laisser de la place à l’initiative citoyenne tout en gardant à l’esprit que le Maire est là pour donner une vision, encadrer le développement et favoriser l’expression de la vie dans la ville dans ses multiples formes pour façonner cette approche de ville ouverte, participative, vivante et créative.

Information, formation, éducation : un triptyque essentiel

Enseigner à vivre et vivre en enseignant sont deux axes forts dans la création des nouvelles urbanités nécessaires pour changer de paradigme concernant notre sécurité urbaine. La complexité nous apprend d’abord la modestie face à des enjeux qui nous dépassent, chacun dans notre domaine, pour ensuite aborder les sujets en transversalité, en altérité et ainsi rompre avec la verticalité, l’égo ou la satisfaction des intérêts particuliers. Il faut en quelque sorte, une grande capacité de « don de soi » pour aller dans le sens d’une formation, d’une éducation qui touche chacun de nous le plutôt possible favorisant une culture urbaine autour du « bien commun ». Enseigner, transmettre, prendre conscience de l’anthropocène est tout simplement un acte indispensable et salutaire pour comprendre que la survie de l’humanité est en jeu. La pensée complexe pour les gouvernances étatiques, c’est aussi respecter, écouter, dialoguer avec tous ceux qui agissent, dans les métropoles, les villes, les territoires et tous les citoyens qui sont engagés pour changer de paradigme. C’est une autre lecture de la nouvelle écologie de l’urbanité, qui doit nous inciter à penser que la métamorphose vers le bien commun, est l’enjeu de la prochaine décennie.

Implication globale

Nous devons identifier les nouveaux besoins de la société dans la construction de la ville de demain, du mieux vivre ensemble, de l’intelligence sociale et urbaine, de l’innovation technologique également à la lumière d’un brassage international de haut niveau et multisectoriel d’expertises, idées, opinions et expériences multiples.

Une dynamique qui devrait enrichir les travaux réalisés dans les filières de sécurité. Ce brassage est indispensable pour gagner le pari de l’intelligence urbaine socialement inclusive ; car il est de notre devoir collectif d’agir pour transformer le citadin lui-même afin que chacun s’implique dans la vie de la ville.

La Ville est alors un laboratoire d’idées et d’expériences, à ciel ouvert, exceptionnel. Un nouveau monde urbain émerge à la croisée de besoins sociétaux, de l’urbanisme, de l’intelligence ambiante et plus largement toute la connaissance transdisciplinaire qui contribue à forger les nouveaux paradigmes.

ii S&D Magazine #17