Smart & Safe City : un modèle économique durable ?

« Aujourd’hui, il devient clair que le premier défi auquel doit répondre la Smart City est celui de résoudre les enjeux d’une « ville des excès ». Le gigantisme s’accélère, les risques croissent en conséquence. Contrairement au postulat d’une productivité liée à la taille et malgré l’affichage des performances, l’étalement urbain développe une économie décroissante, voire négative. En tout cas si on s’en tient aux externalités », explique Bruno Marzloff, fondateur de Chronos, think tank de sociologie et de prospective urbaine, depuis 1993.

Deux tendances vont influencer l’évolution de nos sociétés dans les prochaines années : la hausse de la population urbaine mondiale, à 9,8 milliards en 2050 (rapport des Nations Unies du 21/06/2017), un plus grand recours aux technologies de l’information et de la communication (TIC) entrainant une profonde modification des processus de consommation, de production et de manière générale, de nos modes de vie. Les Smart Cities tentent de relever les nouveaux défis qu’impliquent l’essor des villes. Mais sont-elles nécessairement durables ?

Des modèles économiques variés mais complémentaires

Si le concept de Smart & Safe City est séduisant, sa définition reste encore à construire. « Il faut distinguer la Smart City de la Safe City, la première recouvrant des enjeux plus larges que la sécurité. La Smart City désigne le phénomène de recueil, de traitement et d’analyse des données urbaines à des fins de définition et de mise en œuvre de politiques de la ville. Les politiques publiques de sécurité peuvent cependant, elles-aussi, s’appuyer sur les données urbaines et plus généralement tout un ensemble de technologies numériques si bien que le concept de Safe City qui désigne ce phénomène, est généralement associé à celui de Smart City. Le concept de Safe City désigne ainsi une ville hyperconnectée qui utilise les données urbaines et les systèmes d’information à des fins de sécurité publique. C’est en cela que Smart et Safe City sont deux concepts qui s’entremêlent », précise Guillaume Farde, conseiller scientifique de la spécialité « Sécurité et défense » de l’Ecole d’Affaires publiques de Sciences Po.

L’expression Smart & Safe City s’inspirent des courants urbanistiques et résultent de réflexions autour de la ville du futur. Apparu dans les années 2000, le concept de ville intelligente est encore nouveau et amené à évoluer. « Je crois qu’il faut renoncer à une définition universelle de la Smart City. Son essence originelle trouve sa source dans le « smart », c’est-à-dire dans l’usage du numérique pour redéfinir la ville », affirme Bruno Marzloff.

Malgré l’immense potentiel que présente la Smart & Safe City, les acteurs ont encore du mal à s’approprier le concept et à définir une stratégie claire et rentable pour son développement. La disparité de l’existant des Smart Cities rend difficilement envisageable la conception d’un modèle économique applicable à toutes les villes. Qu’ont en effet en commun le projet développé par Songdo en Corée du Sud, une ville pensée pour que chacun puisse mener sa vie sans empreinte carbone, et Ghaziabad, en Inde, qui doit composer avec ses problèmes de santé et salubrité ? La même question se pose lorsqu’on compare Rio de Janeiro confrontée à la délinquance et Stockholm, vitrine internationale de la ville durable. Les modèles économiques choisis pour financer les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) sont donc spécifiques à chaque ville. Il revient aux élus de sélectionner des technologies jugées capables d’améliorer la qualité de vie des habitants. Le financement des projets lancés par les Smart Cities repose le plus souvent sur le partenariat public-privé permettant aux municipalités de bénéficier des capacités d’investissement, du capital intellectuel et technologique des entreprises.

Technologies et innovation ne sont pas suffisantes

Le financement n’est pas le seul défi qui devra être relevé par les Smart Cities. L’intégration de l’aspect humain dans la notion de l’intelligence des villes semble être une nécessité à leur bon développement.

« L’équilibre est difficile à trouver entre la posture surplombante de l’action publique challengée d’un côté par les opérateurs de la ville et de l’autre par l’initiative de la société civile. La ville construite comme un tronc commun est la toile de fond d’une utopie. Non pas d’un idéal, mais d’un projet. C’est en cela que l’utopie s’en distingue. Les gens réclament une implication qui ne prend pas nécessairement la forme d’une participation. On leur offre un budget participatif, ils veulent bien mais ils attendent surtout des débats, des dialogues, des expérimentations, une manière d’assumer eux-mêmes leur ville. Les citadins veulent des villes nature, on leur offre des murs végétaux, mais pas des jardins partagés. Ils recherchent une autonomie de leurs pratiques, on leur suggère fortement une ville algorithmée. Des bénéfices immédiats et apparents au passif d’un futur incertain », poursuit Bruno Marzloff.

S’ajoutent aux frontières sociales, des frontières géographiques. Pour être durable, le concept de Smart & Safe City doit inclure les territoires ruraux. « Le rôle de l’Etat est primordial et, dans le cas français, le sujet a été pris à bras le corps depuis 2012 d’abord par Fleur Pellerin, ancienne ministre de François Hollande, notamment en charge du numérique, puis par Axelle Lemaire, secrétaire d’Etat chargée du Numérique et de l’Innovation sous le quinquennat de François Hollande. A leurs niveaux, les collectivités territoriales les moins dotées peuvent privilégier l’échelon intercommunal en mutualisant leurs moyens », explique Guillaume Farde.

La question de la sécurité et de la protection de la vie privée

L’essor de la Smart & Safe City repose logiquement sur la sécurité de l’ensemble d’un tel dispositif. Comment réagirait le système en cas de défaillance de l’un de ses éléments constitutifs ? La présence de failles de sécurité pourrait effectivement provoquer d’importants dysfonctionnements dans de nombreux secteurs comme la mobilité, la circulation, la qualité de l’eau ou encore la production d’électricité. Les réseaux qui conservent les données traitées par la Smart City doivent donc être suffisamment sécurisés et leur utilisation surveillée.

Le développement économique de la Smart City nécessite une protection renforcée des données personnelles. « Comment mobiliser le numérique dans tous les secteurs de la ville sans croiser un prédateur de nos vies, via nos données ? La réponse, elle est dans la maîtrise des données par tous ; à commencer par les acteurs publics et bien sûr les usagers. Tous, car aucun secteur de la ville – mobilité, santé, logistique, commerce, sécurité, criminalité, etc. – n’esquive l’emprise de la data pour façonner une « ville calculée » », précise Bruno Marzloff.

Enfin, le développement des villes intelligentes ne doit pas entraîner un phénomène de déshumanisation de la ville. Plusieurs projets vont dans ce sens. « La métropole de Rennes – également pionnière de l’open data – s’ouvre par exemple de nouveaux horizons de concertation autour de la circulation ouverte de la donnée et ses applications en concertation avec le public », ajoute Bruno Marzloff. Si plusieurs grandes métropoles investissent massivement dans les nouvelles technologies et voient déjà les Smart Cities comme idéal d’aménagement, quelle sera la capacité de résistance de ces villes face au chômage, aux migrations climatiques et à la fragilité environnementale ?  « Aux côtés de l’environnement et de la tranquillité publique, la numérisation des villes figurera probablement parmi les principaux thèmes de campagne des élections municipales de 2020. La déduction logique est que des projets majeurs sont à attendre pour la fin de l’année 2020 et au-delà », conclut Guillaume Farde.