La sûreté des établissements culturels – Acte III

Stéphane Schmoll, Directeur Général de Deveryware, Paris, 12.02.2014

Dans les deux précédents numéros, nous avons décrit les enjeux et certaines spécificités de la sûreté des établissements culturels, avec le château de Versailles, le Grand Palais, le Centre Pompidou et Paris Musées. Nous poursuivons notre tour de cet écosystème en présentant des organismes associatifs internationaux et français peu connus et des experts qui œuvrent pour la préservation du patrimoine y compris sur les questions de sécurité et de sûreté.

Par Stéphane Schmoll

La culture est le premier pilier de notre société et c’est aussi le dernier puisqu’elle survit à toutes les crises. C’est bien pour cela qu’elle est la cible des fanatiques de tout poil, en sus des risques classiques auxquels elle est exposée : incendies, inondations, vols, dégradations… La problématique de la sûreté du patrimoine est avant tout une question de société et de gouvernance, puisque les Etats ne peuvent pas s’occuper de tout. Fort heureusement, ils ne sont pas seuls à s’en préoccuper.

Les organismes associatifs

La diversité des établissements culturels et de leur environnement empêche d’établir des normes qui couvrent tout le champ des solutions de sûreté et de sécurité. Les opérateurs ont du créer des associations internationales qui permettent d’inscrire le sujet dans leur contexte politico-administratif et d’encourager les échanges de bonnes pratiques. Ces organismes livrent au quotidien de multiples combats pour protéger le patrimoine. Tous sont limités par le nerf de la guerre, le financement. A l’exception des cas minoritaires où il sous-tend le tourisme, le patrimoine culturel est en effet une priorité secondaire pour les Etats et les collectivités locales.

Le bouclier bleu découle de la convention de La Haye pour la protection des biens culturels de 1954, établie à l’initiative de l’UNESCO, stipulant qu’en cas de conflits armés, les Etats signataires s’engagent à protéger le patrimoine. Sa nécessité a été illustrée lors des destructions terroristes des bouddhas de Bâmiyân ou du site de Palmyre. Le traité a été étendu aux actions en temps de paix.

Sur cette base juridique, l’ICBS (International Commitee of the Blue Shield), rebaptisé Blue Shield International, a été créé pour devenir l’équivalent de la Croix Rouge pour le patrimoine culturel. Fondé en 2001, le Comité français du Bouclier Bleu a pour rôle d’informer, de sensibiliser et de former tous les publics à la fragilité des monuments et sites, des archives, des bibliothèques et des musées. Il prône également des actions de prévention et d’intervention d’urgence contre les catastrophes naturelles, les incendies, mais aussi les fuites d’eau.

Jocelyne Deschaux, Présidente du CFBB, explique que le rôle de l’association est de conseiller les exploitants des sites les plus critiques pour adopter des bonnes pratiques de prévention et d’intervention. Outre le vol et les dégradations volontaires, les deux principaux ennemis du patrimoine sont l’eau et le feu. Pour le premier, le personnel du musée est en première ligne et se base sur des priorités établies par le conservateur. Pour l’incendie, ce sont les pompiers qui interviennent, après évacuation. Il est donc capital de pouvoir leur désigner les œuvres prioritaires à épargner des dégâts du feu ou des produits destinés à l’éteindre, qui peuvent être fatals à certaines œuvres, en privilégiant des substituts moins nocifs. Pour les informer, le Bouclier Bleu prône un marquage désignant les œuvres de plus grande valeur, tout en évitant de trop susciter la convoitise de voleurs. On teste aussi des bandes réfléchissantes et dans le futur des casques de réalité virtuelle pour repérer ces objets. Des marquages à l’ADN synthétique peuvent aider à trier les œuvres urgemment mises en sécurité dans des endroits extérieurs.

Dans un pays riche en patrimoine comme la France, la mission du Bouclier Bleu est donc primordiale, malgré le manque de moyens financiers publics.E

L’ICOM est une ONG créée en 1946 qui jouit d’un statut consultatif auprès du Conseil économique et social des Nations Unies. Elle est également soutenue par l’UNESCO, dont l’ICOM exécute une partie du programme concernant les musées, l’ICOMOS ainsi que l’OCDE. Basé à Paris, l’ICOM compte 42.000 membres dans 140 pays.

Avec plus de 5.000 membres, ICOM France, fondée en 1971, est l’un des plus importants comités du réseau et participe au rayonnement de notre pays, par exemple avec un Code de déontologie des musées, traduit en 36 langues pour forger une culture commune entre tous les professionnels. L’association est présidée par Juliette Raoul-Duval, également conservatrice du musée des Arts & Métiers. Elle souligne le rôle primordial des musées dans l’éducation et les loisirs d’un public croissant, l’accès à la culture devant être un droit. Selon elle, tous les musées sont confrontés aux risques, avec des moyens de lutte inégaux, alors que de nouveaux risques apparaissent tels que les émeutes, comme on l’a récemment vu à l’Arc de Triomphe. Bien entendu, ICOM coopère avec les comités du bouclier Bleu (cf encadré). Juliette Raoul-Duval souligne que depuis les attaques perpétrées à Bruxelles en 2014 et Tunis en 2015, la surexposition du risque attentats a eu des impacts sur la sécurité des musées et sur leurs budgets.

Dans l’ICOM, la sécurité est essentiellement traitée par l’ICMS (International Committee for Museum Security), dont les objectifs sont de diffuser les informations, entraîner, aider et protéger le personnel ainsi que les biens culturels du larcin, du vandalisme, du feu et de la destruction.

L’économie de la sécurité des musées gagnerait à mutualiser davantage l’élaboration de cahiers des charges et les solutions, notamment sur la base du Code du patrimoine, qui a rassemblé en 2004 les dispositions réglementaires et législatives portant sur l’archéologie, la protection des monuments, l’archivage et le dépôt légale et le label Musées de France. La loi de 2009 sur le mécénat, originellement destinée à soutenir les musées, a surtout débouché sur des fondations des grandes entreprises du luxe. Une plus grande reconnaissance de l’ICOM par les institutions publiques serait la bienvenue. A défaut, il pourra recourir à la générosité des citoyens à travers le crowdfunding par exemple.

Les experts

Les responsables de sûreté sont le plus souvent des professionnels généralistes qui apprennent progressivement sur le tas et dans les associations ad hoc les spécificités liées au site et les contraintes génériques des types d’œuvre à protéger. L’ampleur des enjeux et la complexité des problématiques ont nécessité que des experts spécialistes les assistent dans les phases d’analyse, les audits et le choix des solutions. Ces experts apportent une large palette de connaissances et d’expériences couvrant les divers biens culturels, les risques et menaces, l’organisation et les doctrines des forces de sécurité publiques et privées, les méthodes et procédures, les plans de sécurité, les contraintes liées au public, la communication, les facteurs humains et la panoplie technologique. Eux-mêmes se sont formés à travers l’expérience de métiers et missions transposables. Leurs parcours diffèrent mais chacun apporte son expérience et un éclairage particulier. On en trouve aussi dans les établissements, à l’exemple de Jacqueline Lambert, conseillère en prévention à la Bibliothèque royale de Belgique et qui préside le Security Working Group du Consortium européen des bibliothèques de recherche (CERL). Elle illustre la synergie des disciplines puisqu’elle a débuté sa carrière comme ingénieur électromécanicien dans l’aéronautique, ce qui l’a notamment familiarisée avec la lutte contre le feu. Depuis, elle applique les méthodes scientifiques à l’analyse, l’évaluation et au déploiement de méthodes et d’outils aussi pointus que divers : stockage, numérisation et fichiers, marquage, traçabilité, dépoussiérage des collections contre les risques d’infestation par des insectes ou champignons, contrôle d’accès, video…. et même identification des œuvres volées par les empreintes uniques de trous de vers ! Sans oublier la sensibilisation et la formation des personnels, fiches pratiques à l’appui. Elle coopère bien entendu avec ses homologues européens et les autres organismes comme le Bouclier Bleu ou les assureurs.

Avec 33 années dans la police dont 14 dédiées au patrimoine culturel, le Commandant Stéphane Thefo est devenu spécialiste en sûreté et gestion des risques. Il a contribué à la politique de sécurisation du patrimoine du ministère de la culture dont il fut pendant six ans conseiller en sûreté au ministère de la culture. Il a aussi servi Interpol pour lutter contre les vols et le trafic des biens culturels. Aujourd’hui directeur de la sécurité de l’Université Claude Bernard Lyon 1 et fonctionnaire défense-sécurité, il est membre actif de l’ICMS (cf encadré) et appartient à un groupe d’experts européens en charge normalisation.

Pour Stéphane Thefo, le patrimoine culturel demeure très vulnérable. La diversité de type, de forme, de taille ou encore de matière, des œuvres d’art rend difficile leur protection. La plupart des pays manquent de policiers spécialisés dans ce domaine. Les menaces sont pourtant multiples avec les vols et les actes de vandalisme, avec diverses motivations : appât du gain (revente, demande de rançon), fétichisme, vengeance, défi, déséquilibre mental… La privatisation de musées pour l’organisation d’évènements comme les défilés de mode, les visites des réserves ou encore les expositions hors les murs peuvent créer des contextes favorisant certains passages à l’acte.

Pour mieux protéger le patrimoine, l’analyse préalable des risques est incontournable pour révéler les failles et maillons faibles. Il existe quatre façons de traiter le risque : l’accepter (aucune mesure n’est prise), le transférer (aux assureurs, par exemple), l’annuler (par des copies d’œuvre ou des annulations d’exposition), ou bien le réduire. Des moyens simples, peu onéreux et de bon sens seront recherchés en priorité : choix de l’emplacement des œuvres, dispositifs d’accrochage de sécurité, pose de miroirs ou encore ajourage des cloisons dans les expositions temporaires… Pour la protection d’œuvres sensibles, des technologies plus pointues pourront être utilisées mais Stéphane Théfo rappelle l’importance du facteur humain, rien ne pouvant remplacer la vigilance exercée par le personnel des établissements, qui doit être bien formé et valorisé. Et il rappelle qu’étant donné la méconnaissance fréquente des règles les plus basiques, c’est un miracle qu’il n’y ait pas davantage de catastrophes.

L’affaire de tous

Le sujet mérite l’attention de tous car il est au centre de l’histoire, du présent et du futur de notre société. Sait-on seulement que pour la seule menace criminelle, le trafic de biens culturels est au niveau planétaire le plus important après ceux de la drogue et des armes ? Comme ailleurs dans le monde de la sécurité et de la sûreté, l’adaptation constante aux risques et menaces et le coût des solutions exigent une approche basée sur la foi humaniste et sociétale ou/et sur la preuve de retour sur investissement des solutions à mettre en œuvre, tristement difficile à établir. C’est pourquoi toutes les forces vives, institutions, entreprises et citoyens, doivent se sentir concernées par la protection du patrimoine.

Dans le prochain article, nous achèverons les études de cas avec notre monument le plus emblématique, la Tour Eiffel, avant d’aborder les rôles et actions des pouvoirs publics sur la sécurité des établissements culturels.