Les obstacles à la lutte contre le trafic d’œuvres d’art dans un pays en transition

Le trafic d’œuvres d’art est une forme de criminalité transnationale concernant à la fois le pays d’origine, de transit et de destination. À l’échelle mondiale, il pourrait représenter jusqu’à six milliards d’euros par an, selon les estimations les plus larges. Bien qu’il soit le plus médiatisé, l’Etat islamique n’est pas le seul trafic incriminé. En effet, les données d’Interpol attestent de l’importance du commerce illégal de biens culturels en Europe du Sud-Est. L’organisation policière indique qu’en 2012, 6,3 % des signalements émis pour vol d’objets d’art dans le monde étaient en lien avec la région des Balkans occidentaux.

Selon les informations dont dispose le Centre contre le trafic d’œuvres d’art (CPKU), la plupart des œuvres d’art ont été volées pendant la guerre de 1992-1995.« Il est question de milliers d’objets portés manquants des musées, galeries, édifices religieux et collections privées. Aujourd’hui, seuls 27 objets figurent dans la liste d’Interpol pour la Bosnie-Herzégovine, ce qui ne reflète absolument pas la réalité de la situation. Plusieurs musées et galeries ont porté plainte dès les premières années de la guerre, c’est le cas notamment de la Galerie Nationale à Sarajevo, qui a signalé en 1993 le vol de plusieurs objets : icônes orthodoxes, manuscrits islamiques et peintures. Aucun n’a pour l’instant été retrouvé », précise Eléonore Loué-Feichter, juriste et fondatrice du Centre contre le trafic d’œuvres d’art CPKU. Comment expliquer l’ampleur exceptionnelle de ce marché ? Quels sont les obstacles majeurs à la lutte contre le trafic d’œuvres d’art dans un pays en transition comme la Bosnie-Herzégovine ? Éléments de réponse.

Un système juridique inadapté

Le trafic de biens culturels peut se définir par le déplacement ou la conservation illicite de biens possédant une valeur artistique, historique ou archéologique dans un pays donné. « En Bosnie-Herzégovine, la définition-même de ce qu’est un bien culturel est différente selon que l’on se trouve dans l’une ou l’autre entité du pays. Les peines encourues sont quant à elles extrêmement faibles et différentes selon les lois. Les magistrats sont pourtant de plus en plus confrontés à des cas de trafic illicite et de contrefaçon d’œuvres d’art, qui font d’ailleurs généralement partie d’affaires plus importantes de blanchiment d’argent, détournement de fonds publics, prostitution et criminalité organisée en général », poursuit Eléonore Loué-Feichter.

« Le principal problème en Bosnie-Herzégovine tient dans le fait que, conformément à la législation en vigueur, les musées n’ont aucune obligation concernant la tenue d’inventaires ou de récolements. Ainsi, certains musées et galeries se sont rendus compte de la disparition d’œuvres de leurs collections bien après leur vol effectif. C’est le cas de la Galerie Internationale des Portraits de Tuzla qui a procédé à un inventaire en 2011 et a porté plainte suite à la disparition de plus de 70 œuvres, dont plusieurs sont classées patrimoine national », ajoute Eléonore Loué-Feichter. L’obligation pour les institutions chargées de la protection des biens culturels de procéder à des inventaires est prévue par la Convention de l’UNESCO de 1970 à ce jour ratifiée par 137 États dont la Bosnie-Herzégovine. Toutefois, bien que la Bosnie-Herzégovine soit signataire de toutes les conventions internationales liées à la protection du patrimoine, aucune n’est concrètement appliquée.

Le rapport de la conférence sur « Le trafic illicite d’œuvres d’art en Bosnie-Herzégovine » organisée à Tuzla le 20 octobre 2018, précise qu’une coopération a été convenue entre le CPKU et le bureau d’Interpol en Bosnie-Herzégovine afin de créer une base de données des œuvres d’art volées dans le pays. En l’absence de base de données nationales officielle, le CPKU a créé un fichier régulièrement actualisé recensant les œuvres volées ou disparues à partir des plaintes déposées auprès des services de police par des collectionneurs privés, des musées et des galeries. « Suite à la publication de notre base de données, INTERPOL a ajouté en février 2018, 13 nouveaux objets volés dans sa base de données qui n’en contenait jusqu’alors que 14 pour la Bosnie-Herzégovine. Il convient de préciser que durant la guerre de 1992-1995 en Bosnie, la documentation des collections n’existait évidemment pas sous forme numérisée et que dans de nombreux cas il ne reste donc plus aucune trace de ce qui a été volé. Seuls subsistent quelques témoins vivants, qui hésitent à parler aujourd’hui en raison des diverses pressions qu’ils subissent ».

Une structure politique complexe

Depuis les accords de Dayton signés en 1995, le pays est enfermé dans une grande complexité institutionnelle laissant peu d’espoir de changement. La Bosnie-Herzégovine compte au total 14 gouvernements et 13 ministères de l’Intérieur, un système qui permet aux gouvernants d’accaparer des pouvoirs et d’échapper à leurs responsabilités alors renvoyées au niveau des municipalités, des cantons ou entités. « Les principaux acteurs intervenant dans la lutte contre le trafic illicite d’objets d’art, c’est-à-dire ceux qui sont censés mettre en œuvre et coordonner des actions concrètes afin de prévenir et/ou sanctionner les atteintes à l’héritage culturel, sont le ministère des Affaires civiles et le ministère de la Sécurité de Bosnie-Herzégovine, l’antenne locale d’INTERPOL, la représentation locale de l’UNESCO et de l’ICOM (Conseil International des Musées). La Commission de préservation des monuments nationaux de Bosnie-Herzégovine, créée sur la base de l’Annexe 8 des Accords de Dayton, a des compétences limitées et ne procède pour sa part qu’à un recensement des objets protégés entrant dans la catégorie ‘’patrimoine national’’ », affirme Eléonore Loué-Feichter.

Force est de constater que le pays ne dispose pas ou peu de moyens de contrôle pour enrayer le commerce illégal d’œuvres d’art. Effectivement, il n’existe aucune unité de police spécialisée en la matière, aucun organe centralisateur au sein des ministères et aucune coopération policière ou judiciaire avec les pays voisins. « D’ailleurs jusqu’à présent, les institutions de Bosnie-Herzégovine ne se sont jamais montrées très intéressées par la restitution de biens culturels volés pour lesquels des signes attestent de leur présence dans les pays voisins. Il existe pourtant des exemples de bonnes pratiques dans ce domaine comme la création d’une Commission pour la restitution des biens culturels de valeur entre la Serbie et la Croatie ou l’initiative de la Slovénie pour la restitution par la Serbie de 313 œuvres d’art ».

Le Centre contre le trafic d’œuvres d’art (CPKU) a été créé sous forme d’association en réponse à l’inaction des décideurs locaux. La nécessité de créer une telle institution a été confirmée dans un rapport national de l’UNESCO publié en 2015 qui dénonce notamment le manque de départements spécialisés au sein des ministères de l’Intérieur. « Le CPKU est aujourd’hui le seul à prendre des mesures concrètes, principalement soutenues par l’Ambassade de France en Bosnie-Herzégovine qui est très engagée à nos côtés ».

Un manque de formation des services de police et des magistrats locaux

Il ressort du rapport de la conférence organisée par le CPKU sur « Le trafic illicite d’œuvres d’art en Bosnie-Herzégovine » datant de 2015 que cette criminalité était jusqu’à récemment totalement inconnue des organismes chargés de l’application de la loi et des organismes d’enquête. Dès lors, il apparaît plus que nécessaire de former ces acteurs.

Lors de sa création en 2014, le CPKU a défini les groupes cibles avec lesquels il mènerait une série d’activités pour lutter contre le trafic de biens culturels. Il s’agit de la police, des magistrats, des ministères de la Culture, des institutions culturelles, organisations non gouvernementales, collectionneurs privés, du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif. « Le CPKU organise donc régulièrement des formations à l’intention des juges et des procureurs en coopération avec le Centre de formation des juges et des procureurs de la Fédération de Bosnie-Herzégovine (CEST FBiH) et avec la participation d’une experte française de l’OCBC. Nous avons également publié un manuel destiné prioritairement aux magistrats et aux policiers, intitulé « Le trafic illégal d’œuvres d’art en Bosnie-Herzégovine : Etat des lieux, prévention, outils de lutte, cadre législatif, recommandations », et nous intervenons en tant qu’experts externes auprès des tribunaux dans les procédures concernant des biens culturels. Nous préparons actuellement un manuel sur les procédures d’exportation des biens culturels et organiserons en 2019 des formations destinées aux douanes, à la police aux frontières et aux différents services de police ainsi que des formations pour les magistrats de Republika Srpska », indique Eléonore Loué-Feichter.

Le travail du CPKU s’adresse également aux propriétaires publics et privés d’œuvres d’art. Dans le cadre d’un projet financé par l’Ambassade de France en Bosnie-Herzégovine, l’association a instauré de nouveaux outils visant à renforcer la protection des biens culturels. Elle a publié sur son site un « Manuel de photographie des œuvres d’art et objets de valeur » en partenariat avec l’Office central de lutte contre le trafic de biens culturels (OCBC) ainsi qu’une brochure intitulée « Vols dans les musées – mesures préventives et recommandations en cas de vol ». Une « Fiche descriptive d’œuvres d’art » a par ailleurs été produite afin que les propriétaires puissent tenir une documentation adéquate de leurs possessions.

« Les biens culturels constituent l’ADN de chaque société et la Bosnie-Herzégovine s’est vue privée d’une grande partie de celui-ci durant et après la guerre. Le pays doit en être conscient et travailler à leur protection et à leur restitution. La reconstruction de la Bosnie-Herzégovine passe aussi par la reconstruction de son identité, une identité culturelle commune à tous ses habitants et ce sujet reste encore aujourd’hui problématique », conclut Eléonore Loué-Feichter.