L’intérêt des démarches data-driven dans les métiers du renseignement

Par le pôle renseignement du CESED

L’émergence de nouveaux outils data et le développement des datas en temps réel (médias, réseaux sociaux) ont donné lieu à la naissance de nouvelles méthodes de pilotage de l’entreprise s’appuyant sur la collecte et l’exploitation des données. Les décideurs, confrontés à d’importants flots d’informations, ont vu là, l’opportunité de transformer un bassin infini d’informations en un outil de connaissance immense. Depuis quelques années se pose la question de savoir si ces stratégies data-driven ne pourraient pas également servir à nos services de renseignement qui doivent faire face à cette nouvelle architecture data chez leurs ennemis.

Trois points nécessitent d’être mieux appréhendés afin de discerner les avantages mais aussi les difficultés qui résident en l’instauration de démarches data-driven dans les métiers du renseignement. Il faut comprendre ce que signifient ces démarches en termes techniques, visualiser comment elles pourraient représenter un nouveau modèle organisationnel et enfin comprendre leur intérêt dans une politique de conduite de changement dont nous savons aujourd’hui la nécessité.

Les groupes terroristes, par exemple, tendent à communiquer via les nouvelles messageries sécurisées, à diffuser leur propagande et effectuer leur recrutement sur les réseaux sociaux. Sur le plan militaire, on voit également se développer de nouvelles armes tels que les drones ou encore l’intelligence artificielle. Ainsi les démarches data-driven seraient donc un outil qui permettrait aux services de renseignement de suivre l’évolution de la société et de son fonctionnement. L’immense responsabilité des services de renseignement aujourd’hui est bel et bien celle-ci : s’adapter en permanence pour toujours garder la capacité de surveiller et d’agir pour la défense des intérêts nationaux. Et il faut le faire avant les autres pays.

Un défi technique à relever

Collecter des données, les services de renseignement le font déjà. Le plus complexe est de disposer de la faculté à trier et choisir les bonnes données à exploiter mais aussi l’aptitude à les stocker de manière efficace. Dans ce cadre, l’accès à une base infinie de données peut inquiéter et donner l’impression que les stratégies data-driven noieraient les analystes. Pourtant, il est évident que la collecte d’un nombre exponentiel d’informations est un atout majeur dans le cadre, par exemple, de la surveillance d’individus. La question n’est donc pas de savoir s’il y aurait un intérêt, mais comment y parvenir techniquement et de manière efficace. Les services de renseignement doivent ainsi créer une nouvelle architecture de leurs systèmes d’analyse pour que le Big Data devienne un outil efficient d’aide à la décision et un atout significatif pour les analystes. L’interprétation des résultats qui se fait grâce à différents types d’algorithmes peut s’avérer complexe, notamment lorsque ceux-ci se reposent sur du machine learning et que les ordinateurs sont capables d’apprendre eux-mêmes. L’utilisation de stratégies data-driven implique donc une formation technique des analystes en data science et l’acquisition de logiciels de visualisation. En outre, c’est un nouveau modèle de travail « d’équipe » entre l’homme et la machine qui doit être conçu et ces interlocuteurs doivent être capables de se comprendre. Mieux appréhender l’environnement digital permettra de développer de nouvelles capacités dans les services de renseignement mais transformera aussi grandement les métiers existants.

Le résultat de ce progrès technique sera l’accroissement de la capacité à collecter les données de manière objective et à les structurer pour les rendre opérationnelles. Il faut pour cela développer des méthodologies claires pour gérer ce flux de données très diverses – structurées et non-structurées – incomplètes et volumineuses qui deviennent facilement accessibles et qu’il faut être capable de retrouver dans le système et classer.

Les défis techniques sont importants et nécessitent un réel investissement des services pour rendre ces démarches efficaces. Ces dernières permettront une détection importante d’agencements de données de type signaux faibles ou pattern, et de les interpréter, permettant de développer des moyens de tracking comportemental. Il sera d’autant plus nécessaire de veiller à la sécurisation de ces données et à leur interprétation, qu’elles pourraient mener via du machine learning à la naissance de systèmes prédictifs.

Certains organismes de sécurité publique se dotent déjà de logiciels, tels que QlikView développé par la société Keyrus. Celui-ci permet d’analyser les tendances en matière de menaces publiques, optimiser l’utilisation des soldats sur un théâtre d’opération ou améliorer la réactivité. Ces capacités, qui continueront à être développées, représentent un défi technique que les services de renseignement doivent relever.

Un nouveau modèle organisationnel dans les métiers du renseignement

Le développement technique ne se suffit pas à lui-même et doit être réfléchi comme un outil d’aide à la prise de décision, qui elle reste humaine. Posséder de nouvelles capacités impose aux entreprises de développer un nouveau modèle organisationnel prenant en compte l’importance des datas afin d’être suffisamment matures et agiles dans leur exploitation. Il en va de même pour les services de renseignement. Ces derniers doivent développer des méthodologies et des moyens de data management pour optimiser l’utilisation et la gestion de ces données. Parallèlement, il faut définir des responsabilités, des règles et des moyens de contrôle des données mais aussi de leur utilisation.

Cette gouvernance des données implique la relation d’un système de coopération entre le data owner (qui peut définir une donnée grâce à son expertise métier) et le data steward (qui apporte le savoir-faire pour entretenir et contrôler les données). Un nouveau rôle doit pourtant naître afin de faire le lien entre ces deux entités, celui du data scientist, expert en analyse des données pour travailler les données non-structurées. L’apparition de démarches data-driven implique donc à la fois de nouvelles compétences en manipulation de données (informatique), en analyse de données (mathématiques) et en gestion. Cela laisse entrevoir la naissance de nouveaux métiers du renseignement et nécessite la mise en place de nouvelles formations ainsi qu’une évidente restructuration organisationnelle. Cela est d’autant plus vrai au départ puisqu’il faut définir les données, déterminer les moyens de gouvernance adaptés, classer ces données ou encore développer une nouvelle architecture de réseau pour être capable de géolocaliser les données au sein du système d’information.

Il faudra avant tout développer une idée de processus : que faire, comment, avec quelles ressources et pour quelle valeur ajoutée ? Une évaluation régulière des résultats et de la gestion opérationnelle des données en termes d’agilité et d’accessibilité mais aussi d’utilisation par cette coopération « homme-machine » est nécessaire pour adapter les méthodes de gouvernance aux nouvelles compétences développées à travers le temps.

En somme, intégrer dans le modèle organisationnel des services de renseignement de démarches data-driven offrirait une aide précieuse à des analystes chargés d’exprimer des conclusions dans des laps de temps réduits à partir de données limitées.

Cela réduirait notamment le poids du biaisement par l’expérience et la réflexion personnelles. Les démarches data-driven peuvent avant tout être le fondement d’un nouveau modèle organisationnel permettant une nouvelle conduite du changement pour s’adapter constamment à la révolution numérique.

Une arme de conduite du changement ?

Les méthodologies naissant de ces démarches data-driven pourraient s’avérer très utiles aux services qui réussiraient à mettre en place le modèle organisationnel adéquat. On imagine qu’il sera possible dans un futur relativement proche de développer de puissants algorithmes permettant d’établir des liens entre variables de recherche, l’intention terroriste par exemple, et d’autres variables indépendantes combinées. Les démarches data-driven apparaissent donc comme un moyen intéressant de conduite du changement face à un environnement digital qui évolue sans cesse. Cependant, il est important de le faire de manière progressive et de garder en tête bien sûr les avantages considérables, mais surtout les limites naturelles pour créer un modèle organisationnel stable mais adaptable, et surtout réaliste. Il faut prendre en compte l’aspect budgétaire et politique qui influe sur les capacités de conduite du changement en termes de moyen et de recherche. Aussi, former les personnels prendra du temps. Surtout les limites humaines restent le principal défaut : bien que le machine learning se développe, ce sont toujours les hommes qui développent les principaux algorithmes, interprètent les résultats produits par la machine et orientent le cadre de recherche.

A terme, l’objectif n’est pas de changer le cycle du renseignement que l’on connaît sous la forme « acquisition-conservation-transformation-analyse », mais d’offrir à ceux qui y contribuent un système d’évolution permanente de leurs capacités. Les services de renseignement travaillent en réalité déjà sur la base de données. Cependant, accroître la masse de données disponibles représenterait un atout majeur si les moyens de l’exploiter étaient également accrus. Ce n’est donc pas seulement une conduite du changement à court terme que permettront les démarches data-driven, mais bien la construction d’un modèle organisationnel fondé sur une conduite du changement constante dans le temps. Ce qui manque aujourd’hui, c’est la capacité à entrevoir les opportunités et à prendre les risques nécessaires pour y parvenir.

Ce changement sera d’autant plus difficile qu’il nécessite le recrutement de personnels qualifiés et une évolution effectuée en interne sans aide extérieure, pour des questions évidentes de confidentialité et de sécurité.

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