L’INNOVATION DE RUPTURE ? UN CONCEPT CLE, NOTAMMENT POUR LA SECURITE ET LA DEFENSE

Par Sarah Pineau, Officier dans la réserve opérationnelle de l’armée de terre et membre de l’ANAJ-IHEDN

Alors que le terme d’innovation fleurit dans l’actualité, aussi bien informatique, technique que politique, intéressons-nous à l’innovation de rupture, notion certes plus confidentielle mais qui se trouve être au cœur des enjeux de sécurité et de défense.

Or, un rapport parlementaire publié en octobre dernier par la commission des Affaires européennes de l’Assemblée nationale sur « La politique européenne en matière d’innovation de rupture1 » tire la sonnette d’alarme sur le retard grandissant de l’Europe face à la Chine et aux Etats-Unis dans le développement de ces technologies primordiales.

C’est en 1997, dans son ouvrage Dilemme de l’innovateur, que Clayton Christensen, professeur à Harvard, introduit le terme d’innovation de rupture (« disruptive innovation »).

Jusqu’ici étaient identifiées l’innovation incrémentale (amélioration d’un produit ou d’un service déjà présent sur un marché mature), l’innovation adjacente (utilisation sur un nouveau marché d’un produit déjà existant sur un autre) et l’innovation radicale (commercialisation d’un nouveau produit sur un nouveau marché). L’innovation de rupture s’en distingue par de nouveaux usages et habitudes de consommation rendus possibles par un bouleversement technologique ou, et c’est important de le souligner, par l’utilisation de technologies existantes. France Stratégies, organisme d’études et de prospective, d’évaluation des politiques publiques et de proposition placé auprès du Premier Ministre, insiste sur ce point en indiquant que l’innovation de rupture « crée, transforme ou détruit un marché2 ».

Benoit Sarazin, expert dans ce domaine précise encore les choses en proposant une typologie détaillée3 de l’innovation de rupture. Elle peut être de « sens » quand elle donne un nouveau sens au produit ou au service – l’iphone n’est pas qu’un téléphone mais un appareil universel -, de « nouveau marché » quand elle permet à des clients de faire quelque chose qui n’était pas possible auparavant – Airbnb qui met en relation des particuliers pour une location au cœur des villes à des prix abordables – et enfin « par le bas » quand elle rend accessible une solution à des clients qui n’avaient pas les moyens de se la procurer auparavant – vols lowcosts.

Si l’innovation de rupture ouvre le champ des possibles dans bien des domaines, elle est particulièrement essentielle en matière de sécurité et de défense, comme l’a rappelé dans une de ses publications l’association des ingénieurs et scientifiques de France (IESF) : la défense est « une course à l’innovation dont les enjeux sont d’anticiper la menace, de se donner les moyens d’y faire face en surprenant autant que possible les adversaires potentiels4». Cet état des choses est d’autant plus prégnant aujourd’hui, pour trois raisons au moins : 1) la supériorité technique n’est plus le fait des mêmes acteurs – les pays émergents talonnent, et même dépassent les anciennes puissances ; 2) ces dernières baissent année après année, jusqu’à tout récemment au moins, la part des ressources consacrées à leur défense ; enfin, 3) des technologies banales et a priori inoffensives sont détournées de leur usage premier par des groupuscules ou même des individus solitaires pour en faire des armes, ce qui déstabilise les Etats développés dont les équipements sont pensés et les hommes formés pour faire face à des conflits conventionnels.

Depuis toujours l’innovation présente un avantage concurrentiel et diplomatique certain. Mais depuis quelques années, c’est sur le terrain de l’innovation de rupture que se déroule la bataille. Cependant, si la Chine et les USA, y consacrent des moyens conséquents, la situation est beaucoup moins reluisante en Europe. D’où le cri d’alerte des deux députées françaises qui, dans leur rapport, plaident pour que les politiques nationales et communautaires donnent un « véritable coup de fouet » aux innovations de rupture5.

ROMPRE AVEC LES RIGIDITÉS EUROPÉENNES POUR INNOVER DEMAIN

Complexe par nature car polysémique, en amont par ses définitions, en aval par ses applications potentielles, l’innovation de rupture peine à trouver en Europe des soutiens aussi bien économiques que politiques.

En premier lieu, parce qu’elle requiert souvent des investissements conséquents mais dont les retombées économiques de court ou moyen terme sont, au mieux imprévisibles, au pire inexistantes… Ce qui freine plus d’une banque à financer des projets novateurs. Quand on sait que 80 à 90% des projets initiés par la DARPA américaine ne parviennent pas à maturation, on saisit rapidement l’importance du financement et du soutien publics. L’organisation du marché joue aussi un rôle : comme l’indique le rapport « l’harmonisation culturelle et réglementaire des Etats-Unis et de la Chine donne aux innovations de rupture un accès direct à des marchés de masse importants6 ». En regard, les jeunes pousses européennes sont confrontées à des « faiblesses structurelles7 » : absence de dispositif d’accompagnement public spécifiquement orienté vers l’innovation de rupture, difficulté à drainer de la « love money », nombre réduit de business angels, absence de continuité dans les mécanismes de financement sur le marché…

Résultat : alors que les Etats-Unis comptent 109 licornes et la Chine 59, l’UE n’en accueille que 26.

En second lieu, parce que la recherche publique européenne montre une faible appétence pour le changement, et n’y est guère encouragé par la frilosité des politiques publiques de soutien en la matière. Ainsi le bilan à mi-parcours d’Horizon 2020, programme cadre européen pour la recherche et qui fait de l’encouragement à l’innovation une de ses priorités est mitigé. A. Brenninkmeijer membre de la Cour des comptes européenne se l’explique entre autres par la « complexité excessive de la masse de règlements, règles, lignes directrices, procédures et processus de mise en œuvre qui s’y rapportent9 ».

Pour dépasser ces rigidités, S. Auconie et C. Hennion suggèrent de miser sur la spécificité européenne concernant l’importance accordée à l’éthique en matière d’innovation, valeur moins présente aux USA et en Chine. Ainsi de « technocratique » l’écosystème européen de l’innovation de rupture doit devenir « démocratique » : financements simplifiés, manière de faire qui soit inclusive et démocratique et création d’un modèle durable et éthique c’est-à-dire qui réponde avant tout aux grands enjeux sociaux et sociétaux de demain (santé publique, développement durable, bénéfices sociaux, etc.)

En palliant ses rigidités structurelles par de cette donnée culturelle, l’Union européenne peut (re) trouver un avantage concurrentiel, et donc géopolitique et économique dans le champ de l’innovation de rupture, cette matière grise devenue véritable or noir dans le contexte mondial…