L’innovation au service des blessés

Ukraine, Arménie, Gaza… le retour de conflits de haute intensité se traduit par une forte augmentation du nombre de blessés de guerre. Qu’il s’agisse de les stabiliser avant de les évacuer, de reconstruire leurs corps abîmés, de panser leurs blessures psychiques ou d’accompagner leur réinsertion dans la vie sociale, les armées mais aussi l’écosystème industriel et de la recherche se mobilisent à leurs côtés.


Par Amélie Rives

Sauver les combattants

La survie d’un blessé de guerre se joue souvent dans les premières minutes. Depuis l’Afghanistan, on estime qu’il faut pouvoir stabiliser un blessé une heure avant de l’évacuer. C’est la « Golden Hour », qui implique de médicaliser le blessé au plus proche du lieu de la blessure. « La prise en charge des blessés « à lavant » est sans doute la thématique santé qui suscite le plus grand nombre de travaux au sein de lAgence de linnovation de défense (AID). » expose le docteur Marc-Antoine Sanchez,Oofficier d’échange innovation santé au sein de l’agence et de poursuivre « Les blessés de guerre sont le plus souvent des patients polytraumatisés particuliers. Lenjeu est d’assurer une prise en charge la plus rapide possible et de leur apporter les traitements adaptés dans les plus brefs délais. » Parmi les priorités : les hémorragies, première cause de décès « évitable » en poly-traumatologie de guerre. Pour transfuser rapidement les blessés, les armées ont pensé des solutions facilitant l’approvisionnement en produits vitaux. La Golden Hour Box, sorte de glacière basée sur un procédé de froid passif, permet de conserver des produits sanguins sans risque de péremption et de contamination pendant 2 jours sous 37°C. Le PLYO, plasma lyophilisé sous forme de poudre reconstituable en moins de 6 minutes, a lui fait ses preuves en Afghanistan, au Mali ou encore en Centrafrique. Pour les blessés ne pouvant pas être garrotés, les forces spéciales ont aussi développé des techniques chirurgicales « projetables » pouvant être mises en œuvre dans des avions ou hélicoptères. Le retour à la haute intensité pourrait toutefois changer la donne : elle rendra l’évacuation plus difficile et impliquera de pouvoir prendre en charge les blessés sur le front jusqu’à une journée. Plusieurs pistes sont à l’étude pour stabiliser les hémorragies sur la durée mais n’ont pour l’instant pas donné entière satisfaction : robotique, ballonnets intra-aortiques, mousses injectées dans l’abdomen…

Le retour de la haute intensité imposera aussi de gérer un afflux massif de blessés et rendra les outils de triage indispensables. En Ukraine, l’ONG MEHAD forme les médecins à l’utilisation d’une nouvelle génération d’échographies portatives. Un boitier de 90 grammes doté de deux sondes, pour le thorax et le cœur, connectée en Wi-Fi à un smartphone, déployable en quelques secondes pour ausculter un blessé.1 L’OTAN et l’Agence de recherche de défense polonaise développent eux un dispositif basé sur des capteurs corporels permettant de localiser les militaires en opération et de suivre leurs fonctions critiques. Le projet Guardian du Service de Santé des Armées (SSA) repose sur des biocapteurs qui mesurent en continu certaines constantes (fréquence cardiaque, respiratoire, mouvement). Les données sont envoyées vers un logiciel qui établit un score de gravité pour identifier les patients prioritaires et suivre l’évolutivité de leur état. « Les innovations en santé de défense utilisent souvent des travaux dans dautres disciplines, en particulier le numérique. Pour développer la télémédecine et la téléassistance notamment, il faut aussi avancer sur la robotique, lIA, la connectivité… » soutient Emmanuel Gardinetti, Chef du département Expertise & Technologies de défense de l’AID. « Le numérique est essentiel dès la prise en charge des blessés pour le recueil et la transmission des données médicales, dont dépendent ensuite la sécurité des soins et lefficacité de la prise en charge. » complète le docteur Sanchez.

Reconstruire les corps

Guérir c’est aussi reconstruire un corps abîmé ou mutilé, permettre aux blessés et de se réapproprier celui-ci.La médecine réparatrice et régénérative fait de réels progrès, notamment au service des grands brûlés. Bloc-Print II, une nouvelle méthode de reconstitution de la peau basée sur la bio-impression 3D, permet désormais de reconstituer la partie profonde de la peau, responsable de l’élasticité cutanée. A partir de cellules prélevées sur le patient, un bras robotisé capable de suivre ses mouvements respiratoires et d’identifier les données topographiques de la blessure y applique une « encre biologique ». Utilisée pour traiter les plaies chroniques ou les moignons d’amputation, elle permettra peut-être à terme de traiter les brûlures directement sur le terrain. L’institut biomédical de recherche des armées (IRBA) et ses partenaires ont développé un procédé permettant de créer un substitut cutané, le Human plasma-based epidermal substitute (hPBES). 5 cm2 de peau saine du patient, amplifiés en culture et placés sur une matrice de plasma pour former des feuillets, suffisent pour lui greffer jusqu’à 1m2 de peau sans rejet. Avant même l’étape de la greffe, « la prise en charge de linfection dans les heures qui suivent la blessure, notamment la brûlure, est lun des principaux domaines de recherche de la santé de défense » souligne le docteur Sanchez. Pour désinfecter les brûlures sévères, de nouvelles approches thérapeutiques utilisent des plasmas froids. C’est l’objet du consortium NOVOPLASM, qui développe ce dispositif non invasif, sans contact et sans douleur qui consiste à énergiser un gaz avec un courant électrique pour provoquer la formation d’azote et d’espèces réactives de l’oxygène aux propriétés réparatrices et bactéricides.

Pour les amputés, l’enjeu est de retrouver mobilité et autonomie. « Nous pilotons de nombreux travaux sur les prothèses, pour les membres inférieurs comme supérieurs. Nous essayons de faire usage de tout ce que la technologie peut nous permettre pour aider les blessés à apprivoiser leur nouvelle vie » confie Emmanuel Gardinetti.Avec le soutien de l’AID, Proteor a développé Synsys, une prothèse pour membres inférieurs qui permet une coordination simultanée du mouvement cheville-genou-hanche grâce à des microprocesseurs. Le dispositif reproduit le mouvement naturel de la jambe, pour des patients « qui nous remontent même quils oublient parfois quils portent une prothèse ! » confie l’AID.Aux Etats-Unis, le programme Revolutionizing Prosthetics de la DARPA a donné naissance à LUKE, une prothèse de bras dotée d’une épaule motorisée qui offre une amplitude de mouvement unique. La main est pré-programmée pour effectuer une variété de prises en bougeant poignet et doigts dans différentes inclinaisons. Pour aller plus loin, les exosquelettes promettent eux ce qui, pour certains relèverait de l’impossible : (re)marcher. L’Institut national des Invalides s’est doté d’ »Atalante », l’exosquelette de Wandercraft, conçu pour maintenir l’équilibre du blessé en position debout. « Avoir tout le monde à même hauteur, c’est top pour le moral » conflie Sulayman2, militaire paraplégique. Car les blessures au combat, quelle que soit leur gravité, ne sont jamais uniquement physiques.

Guérir les esprits

Entre 35 et 75% des militaires seraient touchés par les troubles de stress post-traumatiques (TSPT). Pourtant, seuls 23% à 40% auraient consulté. 3 Notamment par peur de la stigmatisation, alors que le dépistage est encore principalement effectué par entretien psychiatrique ou questionnaire. Pour éviter que ces troubles ne se transforment en pathologie, les armées s’attachent à renforcer leurs capacités de détection précoce et objective. Porté par la société My Reve, le SSA et le CNAM, le dispositif D-STRESS combine thérapie et intelligence artificielle dans une solution de détection automatisée des TSPT. Il établit un score de prédiction sur la base des réactions physiologiques (fréquence cardiaque, conductance cutanée, fréquence respiratoire) et comportementales (eye tracking, déplacements) à une mise en situation dans des scénarios en réalité virtuelle. « On aimerait lutiliser dans les sas de décompression, comme à Chypre, pour détecter d’éventuels TSPT le plus rapidement possible au retour mission, avec un taux de reconnaissance de 85-90%. Le défi est désormais de réduire la durée des scénarios de 2h à 30 minutes et utiliser des IoT grand public pour pouvoir étendre et démocratiser le dispositif. » commente Emmanuel Gardinetti. La réalité virtuelle est aussi utilisée en appui des approches et techniques médicales et psychologiques visant à traiter les TSPT, comme les thérapies cognitivo-comportementales, qui confrontent le patient au souvenir traumatique pour le “déconditionner”. L’américain BraveMind a ainsi créé 14 « mondes » immersifs : route désertique, marché irakien bondé, village afghan isolé. « La réalité virtuelle vous permet de vous approprier votre expérience »4 témoigne un vétéran. Elle rend le blessé acteur de sa guérison et facilite ainsi sa reconstruction et sa réintégration.

(Ré)intégrer les hommes

Le parcours de reconstruction du blessé se poursuit avec la réinsertion dans la vie sociale et le retour à l’emploi. Pour soutenir les blessés dans cette démarche, l’armée de Terre a mis en place en 2021 un nouveau type d’accompagnement, les Maisons Athos. Elles accueillent les blessés dans un environnement non médicalisé, combinant accompagnement psychosocial, projet de vie et reprise d’activités. Dans sa volonté de proposer une prise en charge plus robuste et complète de la blessure psychique, le Plan blessés 2023-2027 prévoit d’augmenter leur nombre à 10. Pour compléter ce dispositif et soutenir les proches dont la vie s’est également trouvée transformée par la blessure, un « Village des blessés » verra le jour en 2025 au Centre national des sports de la défense. Il accueillera les militaires blessés et leurs familles pour les aider à se reconstruire par le sport. Une approche dont pourraient s’inspirer les professionnels civils de la santé, à l’heure où l’activité physique est reconnue comme un traitement à part entière. « La majorité des projets que nous portons à lAID est dintérêt dual. Nous travaillons main dans la main avec des entreprises, des centres de recherche et des institutions civiles françaises et étrangères. » souligne Marc-Antoine Sanchez. « Quil sagisse de projets au service des grands brûlés, des amputés ou sur la blessure psychologique, ils intéressent aussi les civils : victimes daccidents de la route, de terrorisme, etc. L’innovation au service des blessés est un défi collectif sur lequel nous devons avancer ensemble. » conclut Emmanuel Gardinetti.

1 Médecine de guerre : innover pour sauver des vies – Sciences et Avenir

2 Macron promet de déployer 2 exosquelettes par département (handicap.fr)

3 D-STRESS : la réalité virtuelle au service de la détection du trouble de stress post-traumatique | Ministère des Armées (defense.gouv.fr)

4 Virtual Reality Therapy: PTSD Treatment for Veterans (soldierstrong.org)