Frontex à l’heure des bilans

Cinq ans après la création de son contingent permanent, Frontex est scrutée de près. La Commission européenne a jugé positivement son bilan le 2 février dernier, une évaluation en complète dissonance avec diverses plaintes, enquêtes et rapports émanant d’associations comme d’institutions liées à l’UE. Des défis majeurs sont à relever dès maintenant.

Par Alban Wilfert

Règlement Frontex : quelle valeur ajoutée ?

En 2016, Frontex devenait l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes. Une réforme décidée au lendemain de la crise migratoire, visant à renforcer les capacités de cette structure face aux urgences humanitaires et à la criminalité transfrontalière à l’entrée de l’UE et de l’espace Schengen, dans le respect des droits fondamentaux. Dans cette optique naissait en 2019 un contingent permanent de l’Agence.

Cinq ans après, ces évolutions apparaissent-elles comme un succès ? Telle est la question soulevée dans un rapport de la Commission européenne, remis le 2 février 2024 au Parlement et au Conseil européens. Destiné à soutenir les Etats membres dans la protection de leurs frontières extérieures, le contingent permanent a lancé, pendant la seule année 2023, 24 opérations conjointes avec eux, mobilisant 2874 personnels à la mi-octobre, notamment à des fins d’« assistance technique et opérationnelle en vue de soutenir les opérations de recherche et de sauvetage ».1 Parmi elles, l’opération Terra 2023 associe Frontex à 11 pays de la frontière orientale de l’UE. Des chiffres supérieurs aux années précédentes, alors qu’en 2022 l’Agence avait déjà aidé au retour effectif de 24 868 ressortissants de pays tiers, en hausse de 36% par rapport à 2021.

Afin de veiller à ces retours et d’aider à la réintégration des migrants refoulés, Frontex a progressivement développé sa coopération avec des pays tiers. En octobre 2023, 600 agents étaient ainsi déployés dans 8 pays partenaires, dont la Macédoine du Nord.2 De même, fin février 2024, elle signait avec le Royaume-Uni un accord de coopération en vue, entre autres, de développer la connaissance de la situation des routes migratoires et la lutte contre la fraude documentaire.3

Plusieurs défis se sont présentés à l’Agence depuis sa réforme, de la pandémie de Covid-19 à la guerre en Ukraine, sans oublier la crise frontalière avec la Biélorussie. La Commission juge que, malgré ceux-ci, Frontex a « contribué de manière significative à renforcer la gestion des frontières extérieures de l’UE dans le respect des droits fondamentaux ». Une efficacité qui amène des élus locaux,4 mais aussi nationaux,5 à demander la possibilité de son emploi à Mayotte. De même, la Belgique votait début mai 2024 une loi autorisant le déploiement de garde-frontières de Frontex sur son propre territoire.6

Un bilan contesté

Un tout autre son de cloche se fait entendre du côté d’autres acteurs, qu’ils soient associatifs ou eux aussi affiliés à l’Union européenne.

En avril 2022, un rapport de l’Office européen de lutte anti-fraude (OLAF) accusait l’Agence de « fautes graves ».7 Frontex aurait été témoin de refoulements de migrants par les garde-côtes grecs en mer Egée et ne les aurait pas signalés. Dans un cas, une patrouille se serait volontairement éloignée de zones où de tels actes illégaux étaient commis. Ce rapport avait conduit à la démission du directeur exécutif de Frontex, Fabrice Leggeri.

Plus d’un an après, en décembre 2023, le Parlement européen adoptait une résolution critique concernant Frontex, à la suite d’une enquête de la commission des libertés civiles. Les élus exprimaient « de sérieuses inquiétudes concernant les allégations graves et persistantes formulées à l’encontre des autorités grecques en ce qui concerne les refoulements et les violences à l’égard des migrants ».8

La persistance de telles accusations semble témoigner de défaillances systémiques, mises en avant par la Médiatrice européenne Emily O’Reilly dans un rapport publié fin février 2024. Il en ressort que, le 14 juin 2023, Frontex n’avait pas émis de signal de détresse, type Mayday, alors qu’un bateau de pêche transportant 750 migrants, l’Adriana, allait couler. L’avion de l’Agence qui avait repéré le navire après une première alerte italienne s’était contenté de proposer assistance aux garde-côtes grecs, qui n’avaient jamais répondu. S’ensuivit un naufrage et la mort d’environ 650 passagers.9 Pour la haute fonctionnaire, « nous devons nous demander pourquoi un bateau qui avait tant besoin d’aide n’en a jamais obtenu alors que sa situation périlleuse était connue d’une agence de l’UE, des autorités de deux États membres, de la société civile et de navires privés. »10 Et d’ajouter : « Si Frontex a le devoir de sauver des vies en mer mais que les rouages pour y parvenir font défaut, c’est clairement un problème qui incombe aux législateurs de l’UE. » Pointant ainsi le symptôme de « tensions évidentes entre les obligations de Frontex en matière de droits fondamentaux et son devoir de soutenir les Etats membres ».

De nécessaires évolutions

La Commission ne revient pas sur l’objectif de 10 000 agents dans le contingent permanent en 2027. C’est sur le plan qualitatif que beaucoup reste à accomplir.

Pour la Commission européenne, il semble nécessaire d’améliorer le processus de planification intégrée des opérations et de planification d’urgence. Gagner en efficacité de ce côté-là garantirait de meilleures « capacités de réaction aux frontières extérieures afin de repérer, de prévenir et de combattre l’immigration illégale et la criminalité transfrontalière »11 — et, le cas échéant, de sauver des vies de migrants.

Bien que, depuis 2021, la structure ait « amélioré ses règles internes, pratiques et formations », la Commission européenne préconisait début février 2024 de mettre celles-ci à jour. Ce, notamment en matière de respect des droits fondamentaux, qui incluent le droit à la vie, l’interdiction des traitements dégradants et de la traite des êtres humains mais aussi le droit d’asile ou à la protection des données à caractère personnel.12 Des droits dont garde-côtes et migrants n’ont pas systématiquement connaissance. Cela compléterait la présence obligatoire, depuis 2019, de contrôleurs de droits fondamentaux à chaque déploiement du contingent. Non sans rapport avec la problématique relevée par la Médiatrice européenne qui regrettait que ces contrôleurs ne soient « pas suffisamment impliqués dans la prise de décision en cas d’urgence maritime ».

Cette évolution du système de formation devrait s’effectuer, précise la Commission, « en tenant compte de la mise en œuvre de la gestion européenne intégrée des frontières, dans le cadre de l’élaboration et de la mise en œuvre de la feuille de route pour le développement capacitaire du corps européen de garde-frontières et de garde-côtes ». Une feuille de route en cours d’élaboration par Frontex,« avec le concours des Etats membres ». Pareille réflexion commune entre une Agence relevant de l’Union européenne et les pays qui composent cette dernière pourrait être l’occasion de renforcer la coopération entre ces deux pôles, pour remédier à la dépendance de Frontex vis-à-vis des autorités de ces Etats. Une dépendance regrettée aussi bien par Emily O’Reilly que par la Commission européenne. Alors que les traversées à haut risque de la Méditerranée restent une réalité quotidienne, l’heure est à la prise de décisions.

1https://eur-lex.europa.eu/resource.html?uri=cellar:e49e4102-c1d7-11ee-b164-01aa75ed71a1.0010.02/DOC_1&format=PDF, p. 3

2 Ibid., p. 4

3https://france.representation.ec.europa.eu/informations/la-commission-salue-la-signature-de-laccord-de-travail-entre-frontex-et-le-royaume-uni-2024-02-23_fr

4https://la1ere.francetvinfo.fr/mayotte/un-durcissement-des-barrages-et-un-manifeste-annonces-suite-au-congres-de-tsingoni-1462572.html

5https://www.ouest-france.fr/mayotte/mayotte-deux-deputes-demandent-la-repartition-des-migrants-comoriens-sur-le-territoire-francais-5288233a-ffab-11ed-a110-11a954a625a9

6https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/migrants/immigration-une-nouvelle-loi-belge-autorise-frontex-a-agir-sur-son-territoire-des-associations-denoncent-le-flou-sur-sa-mise-en-uvre_6536888.html

7https://fr.euronews.com/my-europe/2022/10/14/migration-un-rapport-pointe-la-gestion-accablante-de-frontex-dans-les-eaux-grecques

8https://www.europarl.europa.eu/news/fr/press-room/20231023IPR08167/frontex-les-deputes-veulent-une-agence-efficace-et-respectueuse-des-droits

9https://www.lemonde.fr/international/article/2024/02/28/mort-de-650-migrants-dans-un-naufrage-en-mediterranee-en-2023-l-agence-frontex-n-avait-pas-diffuse-de-signal-de-detresse-may-day-pour-hater-les-secours_6218992_3210.html

10https://www.ombudsman.europa.eu/en/press-release/fr/182676

11https://eur-lex.europa.eu/resource.html?uri=cellar:e49e4102-c1d7-11ee-b164-01aa75ed71a1.0010.02/DOC_1&format=PDF, p. 13

12https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/ip_24_613