La Géorgie à la croisée des chemins

2023 est une année historique pour la Géorgie. En décembre, le pays a rejoint le cercle très fermé des candidats à l’adhésion à l’Union européenne (UE). 2024 sera décisive. En octobre, le pays jouera son avenir européen lors d’élections parlementaires qui suscitent déjà de vives inquiétudes de l’opposition comme des observateurs internationaux. Quel qu’en soit le résultat, la route sera longue pour une Géorgie enlisée dans une crise politique qui dure et avec à ses portes une guerre menée par un voisin menaçant.

Par Marie Rollet

Le (lointain) rêve européen

En décembre 2023, la Commission européenne accordait à la Géorgie le statut de candidat à l’adhésion. Décision saluée par les 82% des Géorgiens, désireux en très grande majorité et depuis longtemps de rejoindre la famille européenne.1 Rêve populaire, l’adhésion à l’UE est aussi un projet politique. L’article 78 de la Constitution géorgienne impose ainsi à ses institutions de « prendre toutes les mesures […] pour assurer la pleine intégration de la Géorgie dans l’UE et l’OTAN ». Guidé par cet objectif, Tbilissi s’est engagé depuis les années 1990 dans une série de réformes et de politiques destinées à rapprocher le pays des standards politiques et économiques occidentaux, encouragés et soutenus par l’UE et les Etats-Unis.

Si la décision de la Commission marque une étape clé dans la réalisation de ce rêve européen, l’UE reste toutefois une perspective lointaine pour la Géorgie. Elle qui s’était vu refuser l’accession à la candidature en 2022 faute de remplir suffisamment de conditions requises est encore assez loin du compte en dépit de progrès certains. L’Union attend en particulier des efforts en matière de réformes du système judiciaire, de lutte contre la corruption, de redressement des finances publiques et de lutte contre la désinformation. L’UE s’inquiète aussi, depuis quelques années, du recul de la démocratie en Géorgie, marqué notamment par une vie politique plus polarisée et un engagement pro-atlantique en recul. Si la position ambigüe du gouvernement géorgien sur le conflit ukrainien préoccupe la diplomatie européenne, c’est la très contestée loi dite « sur les agents de l’étranger »2 qui cristallise les inquiétudes. Inspirée d’une loi russe visant à museler la société civile et les médias indépendants, elle a été votée en mai 2024 après des mois de manifestations sans précédent qui continuent d’embraser le pays. Marquée par des affrontements violents, une répression accrue de l’opposition, de trop nombreux cas d’intimidation de journalistes, cette mesure pourrait bien hypothéquer le futur européen de la Géorgie. « L’adoption de cette loi porte préjudice aux progrès accomplis par la Géorgie dans son cheminement vers l’UE »3 avertissaient le Haut représentant Josep Borrell, et la Commission européenne le 15 mai dernier.« C’est assez paradoxal : la Géorgie s’est vu accorder le statut de candidat pour récompenser des années de politique libérale et pro-européenne, mais justement au moment où son régime se durcissait et où elle se rapprochait de la Russie » commente Thomas de Waal, Senior Fellow chez Carnegie Europe. Paradoxal mais pas surprenant, car le futur de la Géorgie est aussi pour l’UE un enjeu de sécurité et d’influence en Europe, face à une Russie aux velléités expansionnistes. « LUE n’aurait jamais pris cette décision pour la Géorgie, comme la Moldavie et l’Ukraine lannée précédente, s’il n’y avait eu la guerre en Ukraine » soutient le chercheur.

Changement de cap

Derrière les inquiétudes de l’UE, il y a le changement de cap politique radical opéré depuis quelques années par le parti au pouvoir, le Rêve Géorgien. Depuis 2021, le parti tourne le dos à 20 ans de politique pro-européenne et multiplie les signes de rapprochement avec la Russie. Il a refusé de s’associer aux sanctions contre Moscou, a accueilli les Russes fuyant la mobilisation mais refusé les opposants au Kremlin…Son ancien président Irakli Kobakhidzé s’est illustré par une rhétorique ambigüe, allant jusqu’à prétendre que l’Occident cherchait à ouvrir en Géorgie un « second front militaire » après l’Ukraine. Depuis 2021, la propagande russe réinvestit aussi l’espace public et médiatique géorgien avec une vingtaine de partis, associations et médias pro-russes comme l’Institut eurasien et ses plateformes « Politforum« , « Georgia and the World » et l’Agence d’information eurasienne. Le mouvement “Solidarity for Peace,” qui a joué un rôle clé dans le rétablissement de vols Tbilissi-Moscou, s’est lui transformé en parti avec l’intention de participer aux élections d’octobre. Le rapprochement avec la Russie se traduit aussi par un regain de dynamisme dans leurs relations commerciales et économiques : selon Transparency International4, la part du PIB géorgien provenant d’échanges avec la Russie a été multipliée par 2,5 entre début 2021 et début 2022.

Un changement de cap stratégique qui est aussi contextuel. « Le Rêve Géorgien n’est pas tellementpro-russe’, il est surtout ‘pro-lui-même’. Son objectif est de continuer à gagner les élections et de rester au pouvoir, quitte à y parvenir de façon non démocratique. Si cela l’éloigne de l’UE, il ne veut pas non plus dépendre de la Russie avec laquelle la Géorgie n’a plus de relations diplomatiques depuis 2008. S’il se garde de critiquer la Russie, c’est aussi pour rester bien à l’écart du conflit ukrainien. C’est une sorte d’assurance. » analyse Thomas de Waal. Le Rêve Géorgien invoque en effet la « prudence » vis-à-vis du voisin russe pour justifier son discours. « Il cherche surtout à concilier différents intérêts : la Russie, l’UE avec laquelle ils maintiennent des liens étroits, et la Chine avec laquelle ils ont signé un accord d’exemption de visa mutuelle. »

Une situation explosive

Ce glissement stratégique déstabilise autant qu’il n’inquiète la population, mais la présidente Salomé Zourabichvili, résolument pro-européenne, qui y a opposé son véto le 18 mai. Un geste symbolique puisque le Rêve Géorgien a sans doute suffisamment de poids au Parlement pour passer outre, mais qui reflète l’engagement de la Présidence à dénoncer les risques du tournant politique pris par le parti au pouvoir. Engagement qui lui a valu une procédure de destitution en 2022. Même si elle a échoué, elle a contribué à éroder davantage des institutions déjà fragilisées. « Le régime qu’a établi Bidzina Ivanichvili5 ressemble à une quasi-autocratie d’un oligarque qui n’a aucune fonction officielle. Il a placé des personnes qui lui sont extrêmement loyales à la tête de toutes les institutions clés du pays, notamment le poste de Premier ministre, confié à son « homme à tout faire » en Géorgie, Irakli Garibachvili, ou par celui de ministre de l’Intérieur, remis à l’ancien chef de sa sécurité personnelle, Vakhtang Gomelaouri. »6 explique à l’IFRI Regis Genté, journaliste et spécialiste de l’ancien espace soviétique, basé à Tbilissi. De fait, « la Géorgie tend de plus un plus vers un système de parti unique » complète Thomas de Waal. Face au Rêve Géorgien, Le Mouvement Géorgien Uni de l’ancien président Saakachvili est trop faible pour être un véritable obstacle.

C’est ce que devraient démontrer les élections parlementaires d’octobre 2024. « La victoire du Rêve Géorgien ne fait pas de doute, plus en raison de la faiblesse de l’opposition que d’un enthousiasme populaire pour le parti. La question est plutôt de savoir avec quelle marge il remportera l’élection. Le poids de certains paramètres est difficile à prédire, comme l’ampleur des manifestations contre la loi sur les « agents de l’étrangers », ou le score du parti de l’ancien Premier ministre qui pourrait constituer une 3ème force. » souligne Thomas de Waal. Autre inconnue : le volume de fraudes et de manipulations dont l’opposition et les observateurs internationaux, y compris la Commission européenne, craignent déjà qu’elles ne viennent entacher et délégitimer les résultats. Or les enjeux sont considérables, car il en va, aussi, du futur de la Géorgie en Europe.

1PowerPoint Presentation (myspdn.com)

2 exigeant que les médias et ONG recevant plus de 20% de financements étrangers soient enregistrés publiquement comme « poursuivant les intérêts d’une puissance étrangère »

3 statement-24-2628_fr.pdf (europa.eu)

4 Reports | საერთაშორისო გამჭვირვალობა – საქართველო (transparency.ge)

5 Le fondateur du Rêve Géorgien et son président de nouveau depuis fin 2023

6 Ibid

Par Marie Rollet