Le Myanmar dans l’impasse ?

Trois ans après le coup d’Etat qui a fait basculer le Myanmar sous le régime dictatorial de la junte militaire, la situation des droits humains dans le pays s’aggrave. Conflits, massacres et désastre humanitaire sont le quotidien d’un peuple et d’une jeunesse pris en otage. La coalition internationale est appelée à réagir une fois de plus aux côtés de l’ASEAN qui espère l’ouverture d’un dialogue mi-2024. Mais les experts ne sont pas si optimistes, redoutant une fragmentation du pays.

Par Mélanie Bénard-crozat

Trois ans de violence croissante

2021. L’armée arrête de hauts dirigeants politiques et des responsables gouvernementaux dans tout le pays, dont la célèbre Conseillère d’Etat Aung San Suu Kyi et le Président Win Myint. La prise de pouvoir déclenche une intensification des conflits armés à travers le pays :frappes aériennes aveugles tuant de nombreux civils, massacres de détenus, démembrements et profanations de corps, viols et incendies délibérés de villages entiersfont irruption dans le quotidien d’un peuple abandonné à la terreur du régime de la junte militaire. 

Des milliers de personnes sont tuées. Selon l’ONU, 1 576 personnes sont mortes au cours des trois dernièresannées alors qu’elles étaient détenues par l’armée, 554 depuis octobre dernier. L’armée aurait tué plus de 1 600 civils en 2023, soit une augmentation d’environ 300 personnes par rapport à l’année précédente. Près de 26 000 personnes ont été arrêtées pour des motifs politiquesdont la majorité serait toujours en détention, soumises à la torture et à des abus. « Les tactiques militaires ont toujours été axées sur le châtiment des civils qu’ils considèrent comme soutenant leurs ennemis » souligneVolker Türk, Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme rappelant : « L‘armée a régulièrement pris pour cible des civils et des biens protégés par le droit international humanitaire, en particulier des installations médicales et des écoles ». Plus de deux millions de personnes ont été chassées de leurs foyers et 18,6 millions de personnes – soit un tiers de la population – ont besoin d’une aide humanitaire, contre un million avant la prise de pouvoir militaire.

La jeunesse : nouvelle proie de la junte

Aux abois, la junte militaire vient de rendre obligatoire le service militaire. La loi impose désormais aux hommes de 18 à 35 ans et aux femmes de 18 à 27 ans de servir dans l’armée au moins deux ans. « Les pertes de troupes et les difficultés de recrutement sont devenues des menaces existentielles pour la junte, qui doit faire face à des attaques vigoureuses sur les lignes de front dans tout le pays. La junte militaire extrêmement dangereuse, blessée et de plus en plus désespéré»souligne Tom Andrews, Rapporteur spécial des Nations Unies sur la situation des droits de l’homme au Myanmar. Selon les déclarations de la junte elle-même, 5 000 personnes par mois seront conscrites à partir du mois d’avril, rappelant que toute personne se soustrayantau service militaire ou aidant d’autres personnes à s’y soustraire est passible d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à cinq ans. Si ces actions témoignent d’un affaiblissement de la junte, il n’en demeure pas moins que son niveau de dangerosité reste lui très élevé. Malgré l’avancée de la résistance, les militaires contrôlent toujours les points clés du pays, notamment les grands villes et artères principales du commerce. « Les signes de désespoir, tels que limposition dun projet de loi, ne sont pas des indications que la junte et ses forces sont moins menaçantes pour le peuple du Myanmar. Nombre dentre eux sont confrontéà des dangers encore plus grands » clame Tom Andrews. Ces derniers mois, des jeunes hommes auraient été enlevésdans les rues des villes, contraints de rejoindre les rangs de l’armée, quand d’autres été utilisés comme porteurs et boucliers humains, selon l’ONU. « Le nombre de personnes fuyant les frontières pour échapper à la conscription va certainement monter en flèche » poursuit Tom Andrews.
Des déplacements de population qui ne sont pas sans rappeler la situation de la communauté rohingya, majoritairement musulmane, très affectée par les violences conduites par la junte. Les réfugiés rohingyas vivant dans des conditions humanitaires désastreuses dans des camps au Bangladesh « risquent à nouveau de faire des voyages désespérés et dangereux par la mer, ne trouvant que peu de ports ou de communautés dans la région prêtà les accepter ou à les accueillir » prévient Tom Andrews. Aussi, la Thaïlande renforce sa politique domestique en matière d’immigration et n’hésite pas à reconduire nombre de Birmans à la frontière. « LInde veut simposer comme un joueur de premier plan de la région mais elle limite les droits daccès sur son territoire, et vient même de lancer la construction dun mur à la frontière. LEtat Chin est en effet une zone préoccupante pour le gouvernement indien. Plus de 40000 migrants seraient arrivés du Myanmar. » explique Jean-François Rancourt, Politologue à l’Observatoire des droits de la personne du CERIUM, Université de Montréal, Canada.

Mobilisation humanitaire

L’accès sans entrave à l’aide humanitaire est primordial. L’ONU et les agences humanitaires appellent à un soutien international après avoir lancé en décembre2023, un plan de réponse humanitaire de 994 millions de dollars pour venir en aide aux 5,3 millions de personnes les plus touchées. Volker Türk a par ailleurs demandé 500 millions de dollars début 2024 pour soutenir le travail du Bureau des droits de l’homme. Etats membres et autres partenaires financiers ont déjà versé 283,2 millions de dollars en contributions volontaires au Bureau l’année dernière, loin du financement nécessaireselon le haut fonctionnaire des Nations Unies. La Thaïlande vient d’établir une zone de sécuritéhumanitaire près du poste frontalier de Mae Sot-Myawaddy, pour fournir de la nourriture et du matérielmédical à la communauté locale et aux 20 000 personnes déplacées du Myanmar. Des mesures qui devraient notamment permettre à la Croix-Rouge thaïlandaise et birmane de fournir des secours sur place sous la supervision de l’agence d’aide humanitaire de l’ASEAN.

La communauté internationale appeléà prendre des sanctions 

Pour mettre fin à la répression politique et permettre la protection des civils, le Secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, soulignait en février l’urgence d’une transition vers une gouvernance démocratique et du rétablissement d’un régime civil. « La campagne de violence militaire visant les civils et la répression politique doivent cesser et les responsables doivent rendre des comptes ». Mais cela semble pour l’heure utopique. A moins que la junte ne baisse les armes, et ils n’en ont pas l’intention, « il faudrait un soutien massif au mouvement révolutionnaire et là encore, je doute que des Etats sinscrivent dans cette démarche actuellement. » témoigne Jean-François Rancourt.

Tom Andrews appelle « instamment tous les Etats membres à prendre les mesures appropriées pour résoudre cette crise, notamment en limitant l’accès aux armes, au kérosène et aux devises étrangères de larmée birmane »Le mouvement révolutionnaire a par ailleurs créé sa banque virtuelle, faisant ainsi entrer des devises étrangères pour son compte et contrant ainsi la junte. Elle a notamment vendu des maisons des hauts commandeurs de l’armée pour plus de 150 millions de dollars.

« Si les sanctions économiques sont évidemment importantes, elles restent insuffisantes pour espérer une fin du conflit. » précise Jean-François Rancourt. Rappelons que les Birmans sont les troisièmes investisseurs dans les biens de luxe derrière la Chine et la Russie en Thaïlande notamment. La Chine est le plus grand partenaire économique du Myanmar, et la Russie le plus grand exportateur d’armes. Tous deux n’ont aucun intérêt au rétablissement d’un régime civil démocratique ou à freiner leurs exportations. « La Chine maintient sa politique étrangère réaliste basée sur la protection de ses intérêts nationaux. Son seul objectif reste la stabilité de la région et la préservation des flux commerciaux avec la frontière birmane. » ajoute le politologue. Le conflit coûterait près de 10 millions de dollars de pertes quotidiennement… 

La Chine souhaite également garder son avantage géographique avec le Myanmar. « Il lui permet de rejoindre lOcéan Indien sans passer par le détroit de Malacca, c par où transite près de 80% de ses importations pétrolières. Cest également un pays stratégique pour se rapprocher de lInde, lobserver, l’écouter et la surveiller. » détaille le PhD Alexandre Pelletier, Professeur adjoint au Département de science politique, Université de Laval, Canada. La Chine reste in fine très préoccupée par l’esclavage sexuel et les arnaques en ligne pour lesquels sont instrumentalisés les réfugiés Birmans, venant massivement toucher ses citoyens…

2024 : entre dialogue et élection, un avenir incertain  

Alors que la junte militaire s’est engagée à organiser des élections et à revenir vers un régime démocratique selon ses déclarations, le Secrétaire général de l’ONU a réitéré sa préoccupation concernant cette intention déclarée de l’armée d’avancer vers des élections, alors même qu’elle entretient l’intensification des conflits et la violation des droits humains à travers le pays. Plusieurs pays occidentaux ont déjà fait savoir qu’ils ne reconnaîtraient pas cette élection et pourraient imposer de nouvelles sanctions à l’armée.

L’Inde et sa posture plus radicale des derniers mois ne laisse présager « aucun rôle positif. Elle s’aligne de plus en plus clairement avec la junte afin de ne pas compromettre ses projets économiques dans le pays. La solution pourrait venir de lIndonésie, de la Malaisie et de la Thaïlande » souligne Alexandre Pelletier. La Thaïlande qui semble d’ailleurs confiante sur l’ouverture d’un processus de dialogue en milieu d’année. « Je suis plus réservé sur cette option. Le mouvement de résistance na aucunement lintention de négocier avec la junte. » ajoute le professeur.

Quant au rôle de l’ASEAN, « décevant » selon Jean-François Rancourt notamment « en raison de son principe de non-ingérence qui ne lui permet aucune avancée réelle et concrète », il témoigne d’une communauté divisée. Une division qui pourrait bien faire une fois de plus le jeu de la Chine qui avance sur le territoire birman en fragmentant la résistance. « Diviser pour mieux régner alors même que les Occidentaux sont en retrait et que les promesses annoncées par les Etats-Unis notamment nont pas été tenues. » souligne Alexandre Pelletier et de redouter « Une sortie de crise où la fragmentation l’emporte pourrait bien être le futur qui se dessine. Et le risque d’un effondrement total de l’Etat persiste, où les groupes non seulement combattent la junte, mais se font également la guerre entre eux. Ce déchirement irréversible du pays avorterait toute possibilité vers une transition démocratique.