Les BRICS+, manifestation d’un Sud global géopolitique émergent ?

Le 1er janvier dernier devenait effectif l’élargissement des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) à 5 nouveaux pays, décision prise au sommet de Johannesburg d’août 2023. L’Egypte, l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis (EAU), l’Iran et l’Ethiopie rejoignent le mouvement, alorsque l’Argentine a choisi de se retirer du projet suite à la décision du nouveau président Javier Milei. Ce qu’il convient maintenant de désigner sous le sigle de BRICS+ constitue une force – sur le papier – remarquable : près de la moitié de la population de la planète et 27% du PIB nominal mondial. Mais constituent-ils une nouvelle force géopolitique internationale, notamment face à un Occident souvent perçu comme sur le déclin ? 

Par Matthieu Anquez

L’Occident, qui désignera ici l’ensemble des pays développés à économie de marché, libéraux politiquement et dont les références idéologiques sont proches rassemble ainsi l’Europe occidentale (Union européenne plus Royaume-Uni, Suisse et Norvège), l’Amérique du Nord (Etats-Unis et Canada), l’Australie et la Nouvelle-Zélande ainsi que les démocraties d’Asie orientale proches de ces pays, à savoir le Japon, la Corée du Sud et Taïwan (malgré son statut juridique international singulier).

Les BRICS+, un bloc géopolitique cohérent ?

Les BRICS ont souvent été désignés comme un « contre-G7 », un regroupement de pays dont l’objectif était de contester la domination occidentale sur le monde et les institutions internationales, notamment économiques et monétaires (FMI, Banque mondiale), ou encore contre la suprématie du dollar. Dans une certaine mesure, aux vues des déclarations, c’est exact. Toutefois, nombre d’experts mettent également en lumière la fragilité de ce nouveau bloc de pays émergents ou émergés : la Chine et l’Inde ont des relations politiques très tendues, essentiellement en raison des questions frontalières sur l’Himalaya, certains pays sont des démocraties et d’autres des régimes autocratiques, le poids économique de la Chine est écrasant…

La cohésion des BRICS+ se révèle aussi dans le positionnement des Etats membres sur les principales crises contemporaines notamment la guerre en Ukraine et le conflit opposant Israël au Hamas. Le vote du 2 mars 2022 sur une résolution de l’ONU exigeant « que la Russie cesse immédiatement de recourir à la force contre l’Ukraine »montre deux choses : l’Occident a voté en bloc pour, aucun ne s’étant même abstenu ; en revanche, parmi les BRICS (et futurs BRICS+), la disparité est édifiante. Le Brésil, l’Egypte, l’Arabie saoudite et les EAU ont voté pour ; l’Afrique du Sud, l’Iran, l’Inde et la Chine se sont abstenus ; la Russie a voté contre, tandis que l’Ethiopie était absente lors du vote. Ainsi, là où l’Occident fait preuve d’une cohésion sans faille, les membres des BRICS+ ont voté de manière contradictoire.

Le vote du 23 février 2023, soit un an après le début de l’invasion russe de l’Ukraine, est remarquablement similaire. Là où l’Occident a encore une fois unanimement voté pour, les BRICS+ ont adopté des positions très diverses. L’Egypte, l’Arabie saoudite, les EAU et le Brésil ont maintenu leur vote pour, l’Afrique du Sud, l’Inde, l’Iran, la Chine et l’Ethiopie se sont abstenus tandis que la Russie, bien entendu, a voté contre. En un an, les BRICS+ n’ont pas progressé vers une convergence de vues sur le sujet de l’Ukraine.

Dans le cadre de la guerre entre Israël et le Hamas, tous les pays de l’Occident ont émis une condamnation ferme de l’attaque du Hamas du 7 octobre, à l’exception de la Nouvelle-Zélande qui s’est contentée d’appeler à la désescalade. Pour les BRICS+, le positionnement des membres est à nouveau bien plus contrasté. L’Inde, l’Ethiopie et les EAU ont fermement condamné l’attaque. Le Brésil, la Russie, la Chine, l’Afrique du Sud, l’Egypte et l’Arabie saoudite ont appelé à une désescalade. Quant à l’Iran, il a affirmé son soutien au Hamas.

Dans les crises géopolitiques majeures, les membres des BRICS+, outre les différences de leurs modèles, idéologies et régimes, adoptent avant tout une position qu’ils estiment conforme à leurs intérêts nationaux particuliers, souvent divergents.

Les BRICS+, une puissance comparable à lOccident ?

Les statistiques issues de l’ONU (2021) évaluent le PIB nominal cumulé des BRICS+ à environ 27 000 milliards $, dont 17 734 pour la seule Chine. Celui des pays occidentaux s’établissait à plus de 54 000 milliards $, soit deux fois plus. Ilexiste une dynamique de croissance plus importante dans les BRICS+. L’écart devrait se resserrer à terme, sauf crise économique majeure. Néanmoins, la prédominance économique de l’Occident est toujours une réalité, sans compter que le dollar, l’euro et le yen constituent à eux trois 86% des réserves de change mondiales.

Concernant les budgets de défense (chiffres du SIPRI 2022), le rapport est encore plus important : là où les Occidentaux ont dépensé 1 364 milliards $ dans leur effort de défense, le cumul des BRICS+ s’établit à 558 milliards $, dont 292 pour la Chine. Malgré une impréparation relative des industries de défense européennes et une nette prééminence des Etats-Unis, l’avantage est toujours très largement au bénéfice de l’Occident, d’autant plus que celui-ci est structuré militairement, notamment autour de l’OTAN, contrairement aux BRICS+.

La part du PIB consacrée à la R&D éclaire sur l’effort d’innovation scientifique consacré par les Etats. La moyenne mondiale s’établit à 2,71% en 2021. Parmi les BRICS+, seule la Chine s’approche de cette moyenne, avec 2,43%. La Russie et le Brésil suivent, mais assez loin, avec respectivement 1,09 et 1,15%. Tous les autres pays membres sont en-dessous des 1%. En Occident, la situation est différente. La moyenne de l’Union européenne s’établit à 2,27%, un peu moins que la Chine mais largement plus que tous les autres pays des BRICS. La Corée du Sud et Taïwan atteignent ou dépassent 4% (respectivement 4,93 et 4%), les Etats-Unis sont à 3,46% et le Japon à 3,30%. 

De quoi procède géopolitiquement les BRICS+ ?

Plus qu’un bloc, les BRICS+ ressemblent plus à un « pôle disparate ». Comment expliquer alors sa constitution ? L’Occident fait preuve d’une grande cohésion en raison de valeurs communes partagées : Etat de droit, séparation des pouvoirs, régimes démocratiques, économie de marché. Malgré des divergences parfois réelles (invasion de l’Irak en 2003, alliance AUKUS, annulation du contrat de sous-marins français par l’Australie au bénéfice des Etats-Unis), les querelles, concurrences et oppositions ne sont pas (encore ?) à même de fissurer profondément et durablement le bloc occidental. Certes, ce dernier est largement dominé militairement et, dans une moindre mesure, politiquement par les Etats-Unis, mais les convergences sont encore supérieures aux divergences, le positionnement sur les dernières grandes crises internationales le montre.

Pour les BRICS+, la situation est différente. Ce pôle se constitue contre la prééminence occidentale, et non pour un projet commun positif. Pour ses membres, il s’agit d’un outil commun qui leur sert à poursuivre des buts différents. L’intérêt national prime avant tout. Un pays comme l’Inde ne va pas hésiter à se rapprocher militairement de pays occidentaux face à sa profonde méfiance à l’égard de la montée en puissance de la Chine : c’est ainsi qu’elle adhère au QUAD, qui l’unit pour des exercices militaires d’envergure aux Etats-Unis, au Japon et à l’Australie, face à la Chine. Le manque ou l’absence de cohésion provient de la grande disparité des idéologies et des régimes politiques, ce qui empêche le partage d’une vision commune du monde.

Mais ne minimisons pas le succès des BRICS+. Leur dynamisme économique et démographique ou le succès de leur discours anti-occidental dans le grand Sud l’attestent. Le poids relatif de l’Occident diminue, mais ce n’est qu’un mouvement somme toute normal de l’Histoire. L’absolue domination économique, militaire, scientifique et politique de l’Occident sur le reste du monde depuis la Révolution industrielle du XIXe siècle constitue plutôt une anomalie qui est en train d’être corrigée. Tant que l’Occident sera uni ou lié par des valeurs communes et un esprit d’innovation pour l’instant inégalé, les BRICS+, par manque de cohésion, ne constitueront pas un défi insurmontable. Malgré tout, la prudence est de mise. La cohésion de l’Occident pourrait s’affaiblir sous l’effet d’un fléchissement de la solidarité autour de valeurs communes : effets délétères possibles en cas de retour de Donald Trump à la Maison blanche ou fractionnement de l’Union européenne, pour ne citer que les exemples les plus évidents.