La BITD : entre offensive et fondamentaux, un long chemin reste à parcourir 

L’industrie de défense, stratégique pour notre pays, terreau de notre souveraineté, génère près de 200 000 emplois non délocalisables. Elle signe 15 milliards d’euros de chiffre d’affaires réalisés par 9 grands groupes, certains leaders mondiaux, et près de 4000 PME, moteur de l’innovation. Attirant les convoitises, désireuse d’adresser de nouveaux marchés, décidée à garantir notre autonomie stratégique, cette filière d’excellence voit sa stratégie public-privé, Etat-entreprise, renforcée. L’offensive est à l’œuvre pour renforcer sa compétitivité et exercer une pression sur ces concurrents et la vigilance est de mise face à des ingérences toujours très élevées.

Par Elisabeth de France

Contexte budgétaire contraint mais forte croissance : bienvenue dans l’économie de guerre. Il faut produire plus vite, moins cher. Rester compétitif, innovant et agile, avec la même exigence de qualité. A la pointe de l’innovation, leaders mondiaux, nos industriels de défense sont enviés. Si les 9 grands groupes disposent de services dédiés à l’intelligence et à la sécurité économique, les PME et ETI peuvent compter l’Etat qui muscle et renforce ses services. Avec un modèle économique reposant pour beaucoup sur des activités duales, et de plus en plus basé sur l’export, elles doivent se protéger des ingérences étrangères et rester vigilantes à ce qui se passe à l’extérieur. En 2022, la Direction du renseignement et de la sécurité et de la défense (DRSD) a détecté un nombre élevé mais constant d’ingérences à l’encontre des emprises de la sphère de défense. Les entreprises de la base industrielle et technologique de défense (BITD) ont du faire face au conflit russo-ukrainien, aux risques d’ingérences associés et à leurs effets économiques induits. « Le changement de paradigme doit également promouvoir une vigilance renforcée face aux menaces despionnage, de sabotage et autres manœuvres de déstabilisation de compétiteursétatiques comme infra-étatiques visant la BITD. » rappelle le général du Corps d’Armée Susnjara, Directeur de la DRSD.

« La plupart des secteurs ont suscité lintérêt [de nos] compétiteurs stratégiques. [Ils] usent davantage de stratégies indirectes, passant par des actions de débauchage ciblées, lexploitation de contraintes juridiques ou des pratiques de lobbying agressives, favorisant leurs propres normes. » détaille la DRSD. Sans compter les atteintes réputationnelles qui peuvent durablement mettre à mal les entreprises, quelle que soit leur taille. 

Lusage décomplexé du droit à des fins stratégiques 

Le contexte international et le possible retour à une guerre de haute intensité favorisent des investissements étrangers plus conséquents dans le secteur de la défense. Investissements nécessaires mais qui « peuvent aussi présager de manœuvres de prédation capitalistique ciblant les savoir-faire français de pointe. » souligne la DRSD. 

Sur 325 dossiers d’Investissements Etrangers en France (IEF) déposés en 2022, 131 ventes ont été autorisées, majoritairement à des investisseurs non européens, dont 53% assorties de conditions visant à protéger les intérê« Dans le secteur de la défense, cette proportion monte à 76%. » souligne Magali Touroude Pereira, European patent Attorney, Conseil en propriété industrielle. Depuis 2008, plus d’une quinzaine d’entreprises stratégiques françaises auraient été acquises par des acteurs étrangers, dont certaines par les Etats-Unis. Des transactions qui présentent des risques accrus, « notamment en raison de réglementations telles que lITAR pour les biens militaires et lEAR pour les biens à double usage. » ajoute Magali Touroude Pereira. Face à ces enjeux, le dispositif national des IEF évolue en ce début d’année 2024 : élargissement des secteurs et activités soumises à contrôle dont les matériaux critiques, seuil de contrôle abaissé à 10% du capital (contre 25% avant la COVID-19), extension du contrôle aux prises de contrôle de succursales en France d’entités de droit étranger… « La protection de la propriété intellectuelle et industrielle devient un enjeu majeur dans ces transactions. Le défi est de trouver un équilibre entre la nécessité de préserver la souveraineté nationale, éviter la perte et le transfert de technologies clés et maintenir voire développer l’attractivité des investissements étrangers. »précise le conseil. Sans oublier la menace cybernétique,qui reste particulièrement active et se confirme en 2023 : « Dans lhypothèse dune escalade du conflit (russo-ukrainien), les modes opératoires envers la BITD pourraient se diversifier et se multiplier. » alerte la DRSD.

Passage à loffensive

Pour préserver les compétences et la compétitivité de notre industrie de défense, l’Etat agit. La Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) a créé fin 2023, un centre de mission dédié au renseignement économique. La Direction Générale de l’Armement (DGA) lancera en 2024 la Direction de l’Industrie de Défense (DID) dans le cadre du plan DGA Impulsion. « Près de 1000 entreprises de la BITD sont jugées stratégiques. Nous devons renforcer la protection de nos intérêts dans les espaces communs pour équiper et soutenir les Ade façon souveraine. Nous travaillons également au renforcement des partenariats internationaux avec une approche pragmatique de la coopération et un soutien aux exportations. » souligne l’Ingénieur Général de l’armement, Alexandre Lahousse, chef de la Direction d’Industrie de Défense, DGA. Une approche qui mise aussi sur la création d’une structure plus ouverte offrant une surface d’échange conséquente entre l’Etat, les entreprises, et le monde académique de la recherche. A l’offensif s’adjoint enfin l’anticipation, mission dévolue aux veilleurs du futur campus OSINT qui devront imaginer des cas d’usages de technologies. Si certains redoutent des effets d’annonce, ce sont « de nouveaux leviers dactions (qui) permettent d’être enfin acteur du film grâce à la capacité dinfluer et dinvestir à l’étranger. » selon Alexandre Lahousse, notamment sur des dossiers stratégiques, ou encore sur des textes et les normes dans les organisations internationales…

La DGA déploiera également des attachés d’industrie de défense en région, pour créer une synergie avec les entreprises duales stratégiques. Un maillage territorial que le sénateur Jean-Baptiste Lemoyne défend également dans son projet de loi. Une approche somme toute concertée, notamment avec la DRSD, pour jouer la complémentarité. Ne manque qu’un échelon central, au plus haut niveau, capable d’adresser le sujet de manière transverse et interministérielle… 2024 verra peut-être la création d’un secrétariat général de l’IE rattaché à Matignon, demandé par le Sénat.

Noublions pas les fondamentaux

La menace humaine reste prégnante, en augmentation, et appelle à renforcer la formation et la sensibilisation. « Lors dun déplacement en Asie du Sud-Est, le manager dune entreprise de la BITD spécialisée dans le quantique, sest absenté quelques minutes de sa chambre dhôtel pour régler une formalité administrative. Ce court laps de temps a suffi à un individu pour lui dérober son ordinateur professionnel dans sa chambre. » relate la DRSD. Une sensibilisation qui concerne tous les acteurs de la chaîne de valeur. « Recruté par un sous-traitant de rang 3 spécialisé dans loptique, un apprenti patiente plusieurs semaines avant de recevoir son matériel de travail. () Au cours de cette période, il utilise son ordinateur personnel avec lapprobation de ses supérieurs. Pendant ses congés, il se fait dérober son ordinateur et son téléphone personnels sur une aire dautoroute. » Des équipements qui contenaient de nombreuses données professionnelles… Si cette mésaventure a donné lieu à une sensibilisation des collaborateurs, elle témoigne aussi du long chemin restant à parcourir pour l’émergence et le culte d’un véritable état d’esprit d’intelligence économique.