La Méditerranée sous haute-tension

« Nous assistons à un recours de plus en plus décomplexé à la force par des puissances toujours plus nombreuses ne cachant pas leur volonté de défaire un ordre international dont elles contestent la légitimité s’attaquant souvent à un concept qu’on pourrait résumer dans le mot Liberté » met en garde François de Canson, vice-président de la région Sud. Depuis quelques mois, en effet les 23 Etats du pourtour méditerranéen sont en état d’alerte maximale. De la guerre en Ukraine en passant par les tensions turco-grecques et turco-chypriote sur fond de souveraineté et par le conflit opposant Israël au Hamas, la mer Méditerranée et les Etats qui la bordent restent vigilants.

Par Camille Léveillé

Un regain de tension cause de réarmement naval

30 % des marchandises transitent par la Méditerranée. 98 % des flux internationaux de données passent également par cet espace. Aujourd’hui, le bassin Méditerranéen est, sans nul doute, une zone géostratégique à ne pas négliger et à protéger. La présence de nombreux câbles sous-marins oblige, pour des raisons évidentes, à considérer cet espace comme un bien précieux. Quant aux nombreux facteurs de tensions et d’instabilité, ils appellent à une vigilance renforcée.

« La Méditerranée est une zone de turbulences, avec une compétition continue entre Etats riverains pour l’accès aux ressources économiques et des activités illégales, de la contrebande au trafic d’êtres humains. Elle doit donc être constamment surveillée », souligne l’amiral Credendino, chef d’état-major de la marine italienne. Ces dernières années, la géopolitique mondiale a pris un nouveau tournant, marqué par des visées expansionnistes à peine voilées de la part de nos compétiteurs stratégiques. La Turquie et son projet “Patrie Bleue”, revendique un espace maritime souverain de 462 000 km2 entrant en contradiction avec les espaces souverains chypriote et grec. La Russie, bien que non directement riveraine, mène régulièrement des opérations qui s’apparentent à des démonstrations de forces et ce depuis le début de la guerre en Ukraine. En Méditerranée, l’amiral Credendino décrit un niveau de présence de navires russes jamais observé… Lorsqu’ils sont détectés, les vaisseaux de la flotte russe sont escortés par des Marines européennes. En octobre dernier, la Marine espagnole repérait un sous-marin et un remorqueur naval près des Baléares. Un événement loin d’être isolé, la marine russe étant utilisée, par le Kremlin, comme un « outil de pression et de puissance » précise le CESM. Si la situation dans l’espace oriental est volatile, celle dans la partie occidentale est plus calme, mais reste à suivre de près. Les tensions régulières entre l’Algérie et le Maroc ont poussé les deux marines à se doter de bâtiments plus modernes. Alger a acquis des sous-marins capables de tirer des missiles de croisière, lui conférant un avantage considérable dans le contrôle de la mer Méditerranée. Aujourd’hui, l’Algérie aurait le moyen de bloquer l’accès au détroit de Gibraltar, ce qui change la donne. Entre 2008 et 2030, l’augmentation de ce réarmement atteindra les 120%. Pour le Maroc cela avoisine les 52 %, correspondant à l’acquisition de corvettes et de frégates. A cela s’ajoute le réarmement massif de l’Egypte avec notamment de nouveaux porte-hélicoptères, des sous-marins et des frégates multi-missions… De quoi inquiéter de l’autre côté de la rive. 

Un risque de conflit ouvert ? 

« La guerre au Levant et en Ukraine montre bien que le conflit peut arriver à tout instant, la France et l’Union européenne doivent suivre cette situation de près et se donner les moyens de contrer ces menaces. La probabilité d’un affrontement aujourd’hui est réelle, mais elle n’est pas inéluctable non plus. En raison de la volatilité des crises, une escalade est toujours possible. Au-delà du réarmement et de la préparation des forces, il s’agit d’un réel état d’esprit à avoir. L’ensemble des Armées françaises sont conscientes qu’elles peuvent être amenées à être engagées au combat. » souligne Pierre Razoux, directeur académique et géopolitique de la Fondation Méditerranéenne d’Etudes Stratégiques (FMES) et d’ajouter : « La configuration géographique de la Méditerranée n’aide pas. Cette mer est quasi fermée, elle est donc facile à interdire. En cas d’affrontement direct, la Méditerranée pourrait devenir un véritable champ de bataille qui verrait s’affronter des drones, des vecteurs aériens, des navires de surface et des sous-marins. Les Marines française et de l’Union européenne pourraient se retrouver prises dans des situations d’escalade ou au milieu d’un règlement de compte en Méditerranée orientale notamment. » D’autant que cette mer représente un terrain de manœuvre idéal. « Toutes les conditions sont réunies pour faire de la Méditerranée un terrain propice à un affrontement naval. La profondeur est suffisante pour les sous-marins, la bathymétrie est bonne et les zones pour se dissimuler sont nombreuses » poursuit le chercheur. 

La Marine française en première ligne

En raison de sa position, avec le port de Toulon, premier port militaire européen, la Marine française a, au-delà d’un intérêt stratégique à protéger le bassin méditerranéen, la lourde responsabilité de contribuer à la protection de l’Europe du Nord et l’océan Indien de potentiels compétiteurs stratégiques. « Cette base navale nous permet d’agir immédiatement en Méditerranée occidentale et très rapidement en Méditerranée orientale. Aujourd’hui, il s’agit sans nul doute d’un atout » précise Pierre Razoux. « Il faut effectivement que nous ayons une marine prête au combat. […] Une marine combative qui s’adapte et saisit les opportunités est absolument essentiel dans le monde particulièrement incertain et complexe que nous connaissons » dévoilait l’amiral Vandier lors de sa prise de fonction en août dernier. La Marine nationale se positionne et se prépare dans ce contexte volubile. « La frégate Surcouf positionnée en Méditerranée orientale permet de dresser une situation tactico-stratégique. Nous avons besoin de cette autonomie de décision » soulignait l’Amiral Vaujour lors des Rencontres Stratégiques pour la Méditerranée. Un récent rapport publié par le Sénat recommande plusieurs actions à engager par les politiques et militaires français pour poursuivre la défense de cette zone d’intérêt majeur. Notamment la « modernisation des capacités de la Marine pour pouvoir répondre en cas d’attaque dirigée contre les câbles sous-marins de communication en Méditerranée » et l’augmentation du budget de la défense, pris en compte par la LPM qui prévoit « une capacité de maîtrise des fonds marins jusqu’à une profondeur de 6 000 m, pour des raisons militaires mais aussi au titre de la protection de nos infrastructures sous-marines critiques ». Mais, en réalité, la majorité des recommandations s’attachent au développement et au renforcement des coopérations, nécessaires au maintien de la sécurité dans le bassin méditerranéen. Il s’agit également de faire front uni face à des compétiteurs décomplexés.

Des coopérations indispensables 

« Nous avons tendance à présenter la puissance navale sous la forme de trois piliers : le nombre, la technologie et les savoir-faire. En réalité, […] le partenariat vient [la] renforcer. Si vous êtes tout seuls à avoir de nombreux bateaux, beaucoup de technologies et de savoir-faire, sans partenariat, votre puissance est moindre. Les partenaires vous apporteront bien plus que de la masse : des accès, une connaissance de certaines zones, une certaine vision du monde différente de la vôtre qui va vous enrichir » précise l’amiral Vaujour. De son côté, le rapport du Sénat préconise de rationaliser la coopération entre l’OTAN et l’Union européenne. Aujourd’hui, la convergence entre ces deux organisations n’a pas été traduite ni au niveau stratégique ni au niveau opérationnel. Pour autant, chacune des deux institutions est fortement impliquée dans la sécurité du bassin méditerranéen. L’OTAN dirige actuellement l’opération Sea Guardian, dont l’objectif est de maintenir un environnement maritime sécurisé notamment par le renforcement des capacités de sûreté maritime, la connaissance de la situation maritime et la lutte contre le terrorisme en mer. L’été dernier, des navires d’un des groupes maritimes permanents de l’OTAN ont participé à une série d’entraînements aux côtés de l’USS Gerald R. Ford, le plus grand porte-avions du monde. Un exercice mené par plusieurs Etats, dont la Turquie. L’occasion de tester l’interopérabilité des navires dans plusieurs scénarios tactiques et multicouches portant sur la défense aérienne, les frappes offensives maritimes à longue distance, la lutte anti-sous-marine, la guerre électronique ou encore la réponse médicale. Les coopérations bilatérales se développent également de plus en plus entre Alliés. Le porte-hélicoptère amphibie (PHA) Tonnerre a conduit, en novembre dernier, des manœuvres croisées avec le bâtiment américain USS Mesa Verde. Des exercices sont également organisés régulièrement avec d’autres Etats, comme l’Algérie. Chaque année dans le cadre de l’exercice Raïs Hamidou, les deux Marines s’exercent sur une thématique particulière. La guerre des mines l’année dernière, l’action de l’Etat en mer cette année. Si la Méditerranée était pendant un temps « Mare nostrum », elle est aujourd’hui le reflet de la géopolitique mondiale, tiraillée entre le retour de compétiteurs stratégiques régionaux et des efforts de coopération entre alliés…