La transformation numérique annonce-t-elle la déshumanisation de la société ?

La question de la transformation numérique nourrit les passions tant les approches angéliques et diaboliques s’affrontent sur les évolutions à venir. Les premiers perçoivent la réponse aux maux de l’humanité tandis que les seconds dénoncent la fin des libertés individuelles et la perte de la condition humaine. Une question philosophique s’impose donc au cœur des débats : la transformation numérique annonce-t-elle la déshumanisation de la société ?

Une question que se sont posés plusieurs experts lors du FIC 2020. Si « être positif, ce n’est pas être angélique, la condition première pour éviter l’apocalypse » annoncée par les détracteurs de cette transformation numérique, « c’est de se préparer à cette révolution » nous dit Guy Mamou-Mani, coprésident du Groupe Open et auteur de l’ouvrage « L’apocalypse numérique n’aura pas lieu ». La vision à adopter se trouve sans doute dans un juste équilibre…

Par Hugo CHAMPION & Simon DOUAGLIN

Le transhumanisme, entre amélioration et déshumanisation

« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », ainsi entendons-nous résonner la phrase célèbre de François Rabelais, qui semble nous avertir d’outre-tombe. Le débat actuel entre bioconservateurs et transhumanistes est toujours ouvert. En effet, améliorer l’humain n’est-il pas en soi une forme de dénaturation de l’homme ? Notre humanité ne se retrouve-t-elle pas, entre autres, dans son imperfection ? Le progrès technique ne serait-il pas « une hache qu’on aurait mis dans les mains d’un psychopathe », comme annonçait Albert Einstein ? Ces interrogations ne trouvent pas de réponse unanime. Néanmoins, l’enjeu des évolutions technologiques concernant l’humain augmenté, favorisé par le développement des NBIC (nanotechnologie, biotechnologie, les technologies de l’information, les technologies de l’information et les sciences cognitives), est de lui trouver un cadre moral et juridique. Notamment, l’intelligence artificielle appelle à « une véritable urgence éthique et juridique dont le politique doit se saisir » souligne Laetitia Pouliquen, Directrice de NBIC Ethics.

Le transhumanisme, un vecteur d’inégalités sociales ?

Parmi les nombreuses craintes qui découlent du projet transhumaniste, la question de la justice sociale figure au premier plan. En effet, on peut se poser la question de savoir si la possibilité d’améliorer de façon radicale les capacités humaines ne creusera-t-il pas un fossé entre ceux qui feront usage de ces nouvelles technologies, et ceux qui ne voudront pas le faire, ou ne le pourront pas, faute de moyens, amplifiant ainsi les inégalités socio-économiques existantes. Si « toute technique peut, et est souvent d’abord un vecteur d’accroissement des inégalités », comme nous le rappelle Marc Roux, président de l’Association Française Transhumaniste (AFT-Technoprog), de nombreuses visions s’affrontent sur le sujet. En effet, afin de modérer les projets portés par l’idéologie d’une partie des libertariens de la Silicon Valley, un cadre éthique et moral doit s’imposer.

Un cadre juridique comme moteur d’un projet transhumaniste raisonnable

Si « le défi éthique est bel et bien perdu, le pessimisme n’est pas inéluctable » explique le généticien Axel Kahn. En effet, le pouvoir politique va devoir faire preuve d’optimisme afin de relever le défi éthique que pose l’évolution actuelle du projet transhumaniste. Des ressources juridiques existent d’ores et déjà. La régulation des activités biomédicales d’amélioration humaine est assurée par le droit de la bioéthique ou bio-droit. Il s’articule autour de deux principes juridiques majeurs, la liberté et la dignité, et se fonde notamment sur les lois bioéthiques adoptées en 1994 et sur des textes internationaux comme la Déclaration universelle sur le génome humain ou la convention d’Oviedo relative aux droits de l’humain et à la biomédecine. Plusieurs pratiques visant à augmenter les capacités humaines font déjà l’objet d’un cadre juridique tels que l’assistance médicale à la procréation, le diagnostic préimplantatoire, le clonage, l’eugénisme, les greffes, etc. Néanmoins, il n’existe pas de texte général sur l’augmentation humaine ni de modèle bioéthique global. Dès lors, la volonté politique est indispensable afin de réguler ces révolutions en trouvant le juste milieu entre l’interdiction brutale et le laisser-faire intégral.

La déshumanisation du travail : entre création d’emplois et fracturation sociale

Le travail doit trouver sa place dans le processus de développement des nouvelles technologies. Le développement progressif des nouvelles technologies a des conséquences structurelles sur l’ensemble de la société, au même titre que le transhumanisme, le monde du travail est au premier plan de ce changement. D’aucuns déplorent la destruction d’emplois, pointant la responsabilité du développement du numérique quand d’autres soulignent tous les atouts que présentent les nouvelles technologies pour l’économie du pays. « Le réflexe, lorsque l’on évoque le numérique aujourd’hui, c’est d’y associer suppression de l’emploi et déshumanisation. » constate Guy Mamou-Mani.

Constatant les lacunes de l’actuel code du travail par rapport aux nouvelles technologies : « Nous appliquons aujourd’hui dans la société du numérique un code du travail issu de la révolution industrielle. », Guy Manou-Mani appelle donc à créer un nouveau cadre juridique, fiscal et syndical adapté à ce nouveau monde. L’objectif étant d’adapter la législation aux nouvelles formes d’emplois numériques.

Plus généralement, certaines réticences se font sentir parmi la population. Connexion trop lente, manque d’équipement informatique, lacune dans la formation, le nombre de 10 à 15 millions de personnes non-connectées est avancé. Par conséquent, le numérique subit une forte résistance au changement tout autant qu’une addiction chez une autre partie de la population ! Le développement du numérique à plusieurs vitesses participe dès lors à accentuer une fracture sociale au sein de la population qui considère dorénavant le numérique comme responsable des suppressions de postes et des destructions d’emplois à grande échelle. Pourtant, à long terme, on observe un développement de l’économie autour de ces nouvelles technologies du numérique. L’économiste Joseph Schumpeter expliquait ce paradoxe sous le terme de « destruction-créatrice » et insistait déjà sur l’importance de l’innovation et des grappes d’innovation comme moteur pour l’économie.

« De nouvelles formes d’emplois vont arriver, il semble important de s’y préparer plutôt que d’y résister. » poursuit Guy Manou-Mani et de conclure : « Construisons un nouveau cap nous permettant de traiter le numérique comme autant d’opportunités à saisir ».

La transformation numérique et les évolutions technologiques nous obligent à placer des questionnements philosophiques au cœur des débats. La question du sens des usages et de la place de l’humain dans la révolution numérique mérite d’être posée. Le travail de demain ainsi que l’eugénisme, font partis des craintes générées par cette révolution. Le défi pour les acteurs du numérique et pour le pouvoir politique sera donc d’aborder ces enjeux avec une approche positive, en se préparant à accompagner ces révolutions. Les problématiques soulevées par la transformation numérique ne cessent d’être posées, comme celle de l’équilibre à trouver entre la liberté et la sécurité de l’homme, qui sera abordée lors de la prochaine édition du FIC en 2021.