Euro numérique : entre géopolitique financière et liberté

Les monnaies numériques se développent de manière exponentielle sur l’ensemble de la planète. Mais l’extrême volatilité de ces crypto-actifs s’est récemment vérifiée avec l’effondrement du bitcoin qui a perdu 45 % de sa valeur entre novembre 2021 et mai 2022. Inquiète de cette potentielle instabilité, la Banque centrale européenne (BCE) a annoncé lancer une expérimentation visant au développement, d’ici 2024, d’un euro numérique. Essentiel aux yeux de la BCE, cette démarche est vertement critiquée par une partie du secteur bancaire… Un sujet à l’envergure politique qui suscite des questions techniques, de souveraineté et de liberté.

Par Diane Cassain

Entre compétition internationale et souveraineté européenne

De plus en plus d’Etats développent des monnaies numériques, à l’instar de la Chine qui a présenté au grand public l’e-yuan lors des Jeux olympiques d’hiver en février dernier. Aujourd’hui, près de 90 pays auraient des projets de monnaie numérique et, sur les trois dernières années, ce nombre aurait augmenté de 150 %1. Parmi eux, les Bahamas ou encore le Cambodge sont en phase de production d’une monnaie numérique dite de détail. La Chine dispose à ce stade de la seule monnaie numérique de banque centrale concrètement utilisée à grande échelle. La Banque centrale chinoise annonçait comptabiliser fin 2021 plus de 140 millions de portefeuilles ouverts, pour un total de près de 9,7 milliards de dollars échangés, cinq mois seulement après son lancement. L’Europe entend elle aussi se lancer dans la bataille géopolitique des monnaies numériques. En juillet 2021, la BCE a annoncé le lancement d’une expérimentation sur l’utilisation de l’euro via des plateformes numériques, avec une mise en service prévue pour 2024. Rester dans la course internationale en matière de monnaies numériques et réaffirmer la souveraineté monétaire européenne, tels sont les deux objectifs de l’euro-numérique face au gouvernement chinois qui masque à peine sa volonté de concurrencer le dollar à long terme. Américains et Européens doivent réagir « car les possibilités offertes par une monnaie programmable sont quasiment infinies, aussi bien en termes de contrôle que de liberté et cela peut s’avérer être une arme géopolitique majeure. » souligne Xavier Lavayssière, chercheur spécialiste des cryptomonnaies et des questions de régulation touchant à la blockchain.2 Alors que les principaux agents de paiements mondiaux – Visa, Mastercard et Swift – ne sont pas européens, recourir à cette nouvelle monnaie serait alors une « arme défensive » pour reprendre l’expression d’Hubert de Vauplane, professeur de droit bancaire et financier3. « Il est concevable que des solutions et technologies de paiement numérique non européennes exploitées à l’étranger dominent notre marché des paiements. […] Ce risque serait exacerbé par l’expansion des moyens de paiement proposés par les big tech, qui pourraient utiliser à leur avantage leur très large base de clients. Cela soulèverait des questions sur notre autonomie et notre vie privée en matière de paiements. Cela pourrait même mettre en péril la souveraineté européenne »4 explique Fabio Panetta, membre du directoire de la BCE.

L’inquiétude des banques nationales

Les banques nationales, quant à elles, émettent certains doutes concernant le développement d’un euro-numérique, craignant d’être partiellement mises à l’écart du système financier. La distribution de cet euro-numérique fait en effet débat. Les banques redoutent qu’il concurrence les modèles de transactions existants, comme les virements entre comptes bancaires par exemple. « Si la moitié des flux sont captés par l’euronumérique, c’est la moitié de nos revenus dans les paiements qui s’évapore » alerte un banquier auprès de nos confrères de l’Agefi5. Seconde inquiétude : les dépôts au sein des banques commerciales pourraient diminuer drastiquement si les citoyens européens déplaçaient leurs avoirs dans leur portefeuille numérique. Ces avoirs seraient alors directement gérés par la Banque centrale.

La BCE et la Banque de France rassurent

La BCE, face aux doutes émis par les banques nationales, s’est montrée rassurante sur les conditions qui présideraient à l’éventuel lancement d’un euro-numérique. Fabio Panetta, lors de son dernier discours s’est montré rassurant dans l’éventualité de la mise en service de l’euro-numérique. « Contrairement aux acteurs privés potentiellement dominants sur le marché des paiements numériques de demain – comme les grandes entreprises technologiques – la banque centrale sera très attentive aux considérations de stabilité financière et à la préservation d’un écosystème diversifié et dynamique » se défend Fabio Panetta, membre du directoire de la BCE.

« Au demeurant, l’euro numérique sinscrit dans une logique de complémentarité avec la monnaie commerciale quil ne vient donc pas concurrencer, pas plus quil ne saurait déstabiliser l’équilibre financier européen »déveoppe de son côté Adeline Bachellerie, chef du Service de la Monnaie Digitale et de l’Innovation (SMDI) de la Banque de France.

De nombreux avantages

Le principal avantage lié à la mise en service d’un euro-numérique serait de concurrencer les crypto-actifs et, par extension, offrir une sécurité renforcée. « La monnaie centrale permet dapporter une sécurisation du règlement des titres tokenisés. Avec cette monnaie numérique, les acteurs financiers peuvent ainsi développer de nouvelles manières de travailler tout en ayant la sécurité de la monnaie centrale » développe Adeline Bachellerie.

Certains détracteurs voient en l’euro-numérique un nouvel outil visant à faire disparaître l’argent liquide de la vie des citoyens européen. « L’euro numérique viendrait en complément des espèces pour offrir aux citoyens une gamme de choix de différentes formes de monnaie centrale pour répondre à leurs différents usages » répond la chef de service du SMDI. Son développement favoriserait également les paiements transfrontaliers dont les coûts sont aujourd’hui très élevés. La reine des Pays-Bas et le directeur de la Banque des règlements internationaux recommandent par ailleurs, dans une chronique au « Monde », aux banques centrales de faire du numérique l’outil d’inclusion financière des plus pauvres.

Quels enjeux pour les citoyens ?

La CNIL, dans son avis rendu en février 2022 sur les enjeux de l’euro numérique concernant la vie privée et les données personnelles, appelle à un débat démocratique sur le sujet afin d’intégrer les volontés des citoyens européens, premiers utilisateurs de cette nouvelle monnaie. L’euro-numérique permettrait aux banques centrales de tracer les transactions financières de tous les citoyens portant une potentielle atteinte à la vie privée. La BCE a, de son côté, déjà interrogé les citoyens via une consultation publique. Ces derniers se sont prononcés, à 53%, en faveur d’un euro-numérique fondé sur la confidentialité et la protection des données personnelles, utilisable hors ligne6. « La confidentialité des paiements liée à l’euro-numérique est une préoccupation importante que nous avons identifiée lors des consultations menées auprès des citoyens. Nous souhaitons intégrer ces préoccupations dans nos travaux pour trouver un équilibre entre cette demande de confidentialité, qui est parfaitement légitime, et les exigences qui existent dans le cadre de la lutte contre le blanchiment d’argent ou le financement du terrorisme. Les travaux se poursuivent entre la BCE et la Commission européenne » développe Bruno Monteil, expert sur l’euro-numérique au SMDI de la Banque de France. « Concernant la confidentialité, il est également à noter qu’à l’inverse de certains acteurs privés, les Banques centrales n’ont aucun intérêt à utiliser les données des citoyens d’un point de vue commercial » ajoute Adeline Bachellerie.

Une des solutions préconisée pour garantir la confidentialité : le plafond. Les petits transferts d’argent, jugés moins risqués, « ne seraient pas traçables ». La Banque de France intégrera les citoyens français au débat sur l’euro-numérique. Des groupes de travail sont déjà mis en place.

Si la BCE ne cache pas ses ambitions, elle les tempère. « Nous ne voulons pas remporter un « trop grand succès » et risquer d’évincer les solutions de paiement privées et l’intermédiation financière. L’euro-numérique doit cependant rencontrer un « succès suffisant » et susciter une demande satisfaisante en apportant une valeur ajoutée aux utilisateurs »7 conclut Fabio Panetta. D’ici à 2024, un cadre légal devra permettre d’assurer à l’Europe sa souveraineté, tout en protégeant la liberté et la vie privée de ses citoyens.

1 Samuel Cange, “L’euro numérique passe en phase 2 d’expérimentation”, Beincrypto, 13 juillet 2022

2 https://www.bfmtv.com/economie/derriere-le-developpement-des-monnaies-numeriques-des-banques-centrales-une-bataille-geopolitique_GN-202201020141.html

3 Hubert De Vaulpane, « Un euro numérique défendra notre souveraineté monétaire », SAY, 2021/2 (N° 4), p. 32-35

4 Discours de Fabio Panetta, “The digital euro and the evolution of the financial system”, 15 juin 2022, https://bit.ly/3zhUTSv

5Aurélie Abadie et Louis Tellier, “Le projet d’euro numérique tend le modèle économique des banques, Agefi, 12 juillet 2022, https://bit.ly/3PRbbJi

6 Banque centrale européenne, rapport de l’Eurosystème relatif à la consultation publique sur un euro numérique, Avril 2021, https://bit.ly/3Bs45Gx

7 Déclaration introductive de Fabio Panetta, membre du directoire de la BCE, devant la commission des affaires économiques et monétaires du Parlement européen, “Un euro numérique qui répond aux besoins du public : trouver le juste équilibre”, BCE, 30 mars 2022, https://www.ecb.europa.eu/press/key/date/2022/html/ecb.sp220330_1~f9fa9a6137.fr.html