Belgique et Pays-Bas : des “narco-Etats” au cœur de l’Europe ?

« Celui qui parle meurt ». Telle est la devise de la Mocro-mafia, l’une des organisations criminelles les plus dangereuses d’Europe du nord. Répartie entre la Belgique et les Pays-Bas, la Mocro-mafia est responsable de plus de 200 incidents, tous liés au trafic de drogue, depuis 2016 rien que dans la ville d’Anvers.1 Dernière victime en date : une jeune fille de 11 ans tombée sous les balles des trafiquants au cœur de la ville portuaire de Belgique en janvier dernier. Entre violences et pression sur la classe politique, plongée au cœur d’un trafic de grande ampleur qui sévit sur le Vieux continent.

Par Diane Cassain

Des violences meurtrières

Les deux Etats voisins sont depuis quelques années dans la tourmente. En cause ? La Mocro-mafia, une organisation criminelle extrêmement violente qui gère une grande partie du trafic de cocaïne sur les territoires. Depuis l’arrestation du chef présumé du réseau Redouan Taghi en 2019, la Mocro-mafia est de plus en plus virulente et multiplie les exactions. En 2020, la police néerlandaise découvre des conteneurs aménagés en salle de détention et de torture. En 2021, le journaliste d’investigation Peter R. de Vries est abattu en pleine rue. Les soupçons se tournent immédiatement vers les membres de la Mocro-mafia. Des anciens membres de l’organisation mais aussi des avocats et des médias sont régulièrement menacés de mort voire éliminés. Le quotidien néerlendais Panorama enquêtait sur la célèbre entité criminelle lorsqu’il a été la cible d’un tir de roquette visant ses locaux en 2018. Cinq jours plus tard, une voiture-bélier attaque le bâtiment du journal De Telegraaf dont deux journalistes étaient dépêchés pour enquêter sur le trafic de cocaïne dans le pays. « Les narcotrafiquants hollandais n’hésitent pas à tuer pour régler leurs comptes. La ‘War on drugs’ y a défait onze victimes » dévoile Teun Voeten, anthropologue néerlandais spécialisé dans les conflits armés auprès de nos confères de La Libre.2 « La Mocro-mafia est particulièrement violente. Nous essayons de trouver des réponses pour lutter contre ce phénomène nouveau aux Pays-Bas.Nous pouvons et nous devons faire plus pour limiter l’effet de cette mafia qui remet en cause la stabilité politique du pays. Aujourdhui, c’est notre système judiciaire tout entier qui est attaqué, c’est un défi immense à relever. » déclare Ulysse Ellian, député néerlandais.

Des personnalités sous protection policière

En Belgique, 200 personnes menacées par les trafiquants de drogue sont actuellement sous protection policière. Malgré la chute du cerveau présumé de la Mocro-mafia, le trafic et la violence n’ont pas cessé. Bien au contraire. Le ministre de la Justice a lui-même été inquiété, un projet d’enlèvement à son encontre a été déjoué en septembre dernier… « Nous sommes entrés dans l’ère du narcoterrorisme, a déclaré le ministre. La pègre veut déstabiliser la société et tenir le gouvernement. […] Il en va de la sécurité de notre société, de notre démocratie. Nous ne pourrons jamais permettre à la Belgique de devenir un narco-Etat. »3 La Mocro-mafia ne s’est pas arrêtée là. Aux Pays-Bas, c’est la princesse héritière Amalia et le premier ministre Mark Rutte qui ont été placés, il y a quelques mois, sous haute protection.

Le fléau de la corruption

La grande majorité de la drogue est récupérée par la Mocro-mafia dans les ports d’Anvers, en Belgique et de Rotterdam, le plus grand d’Europe, aux Pays-Bas. Pour remettre la main sur la marchandise illégale en toute discrétion, les membres de l’organisation criminelle s’appuient sur les dockers des ports voire sur les douaniers. Contre rémunération, ces derniers acceptent de fermer les yeux et de faire entrer la drogue dans le pays. « Un employé du port sait que telle cargaison va arriver par bateau sur tel quai. Il va donc sy rendre pour faciliter son passage sans être contrôlé. Une tonne de cocaïne peut se vendre des millions deuros. Pour les organisations criminelles, payer un docker, un douanier, un policier ou un agent de sécurité quelques milliers deuros, ne représente qu’une goutte deau. La réalité est que certains employés ou fonctionnaires ne vont malheureusement pas cracher dessus »4 souligne François Farcy, directeur judiciaire de Liège.

Du côté des dockers la situation est également complexe. « On est sous surveillance, et pas que policière. Les trafiquants ont des taupes dans les hôpitaux, les banques ou les casinos pour chercher ceux parmi nous qui ont des failles : un gamin avec le cancer, des dettes de jeu. […] Et à côté de ça, les politiques nous font passer pour des pourris, comme si on touchait tous un billet. »5 témoigne l’un d’entre eux dans les colonnes de Libération.

Un combat perdu davance ?

En 10 ans, la quantité de cocaïne interceptée dans le port d’Anvers a été multipliée par quinze et atteint le nombre record de 110 tonnes en 2022 pour une valeur estimée à près de 5 milliards d’euros.6 Pourtant seuls 2 % des conteneurs arrivant dans le port sont contrôlés, le chiffre noir entourant la drogue qui parvient à sortir des docks reste donc monumental. La situation semble être devenue incontrôlable : « Les saisies de drogues ne freinent pas le trafic, cest une ponction tout à fait supportable pour les trafiquants. Il faut s’attaquer au blanchiment, détruire les patrimoines des organisations, mais nos moyens en matière de délinquance financière sont ridicules » avance Julien Moinil, magistrat membre du Conseil supérieur de la Justice belge. D’autant que si la lutte s’intensifie les forces de police manquent de moyens pour faire face à cette organisation criminelle d’ampleur. « [La situation] nous a échappé depuis des années » assure Michel Claise, juge d’instruction belge spécialisé dans la criminalité. Les autorités ont alors décidé de renforcer leurs moyens : recrutement d’une centaine de douaniers supplémentaires, développement de l’intelligence artificielle pour interpréter les images de nouveaux scanners mobiles, etc. Ces mesures s’inscrivent dans un plan d’investissement de 70 millions d’euros. « L’objectif serait, à terme, quand il s’agit de marchandises embarquées au Panama ou ce genre de provenance, de contrôler absolument tout » résume Florence Angelici, porte-parole du ministère des Finances belge auprès de nos confrères de Libération.

Vers une évolution législative aux Pays-Bas

Alors que Ridouan Taghi, incarcéré depuis deux ans, est suspecté de continuer ses activités criminelles depuis sa cellule, son seul moyen de négocier sa libération et d’éviter la prison à perpétuité, serait de faire pression sur les politiques des deux Etats. « Nous devons changer l’état d’esprit des criminels. Aujourdhui, ils ne craignent pas la prison puisquils ont la possibilité de poursuivre leurs activités. Limiter les communications des narcotrafiquants avec le monde extérieur est essentiel. Nous souhaiterions avoir, pour les chefs du crime organisé, un système carcéral proche de celui de lItalie. Ils ont su endiguer le phénomène mafieux.» dévoile Ulysse Ellian. Au-delà de la limitation des communications pour les narcotraficants, un alourdissement des peines prononcées et plus généralement du système carcéral néerlandais sont à l’étude. Une partie de ces mesures devraient entrer en vigueur cette année, une autre batterie de lois est prévue pour l’année prochaine. Cela sera-t-il suffisant pour endiguer ce flot de violences ? « Je pense que nous sommes sur la bonne voie, la société civile et le gouvernement soutiennent notre action » explique le député, confiant. Si le paquet législatif proposé par les Pays-Bas ne saurait être suffisant pour lutter contre un fléau transnational, la coopération pourrait bien être la clé. La Belgique, les Pays-Bas et cinq compagnies maritimes ont récemment signé un accord pour lutter contre le narcotrafic en s’attaquant directement au point d’arrivée des marchandises sur le sol européen : les ports d’Anvers et Rotterdam. Entre développement de conteneurs intelligents pour les cargaisons à haut-risque, accès restreint aux conteneurs et mise en place de recrutement stricts des dockers par les compagnies maritimes, et autres mesures en devenir, l’avenir un temps radieux voulu par les narcotraficants semble désormais contrarié…

1https://www.lalibre.be/belgique/2023/01/10/les-narcotrafiquants-montrent-leurs-muscles-pour-rappeler-qui-est-aux-commandes-DWX2ZJXCGNG7LH3GKMS6KDMHOA/

2Ibid

3 https://www.7sur7.be/belgique/vincent-van-quickenborne-depuis-sa-safe-house-nous-sommes-entres-dans-lere-du-narcoterrorisme~a4d224e1/

4 https://www.bladi.net/belgique-drogue-corruption-mafia-marocaine-action,99431.html

5 https://www.liberation.fr/societe/police-justice/en-belgique-la-cocaine-et-lanvers-du-decor-20221225_7KLHBHAIEBG63AXYMJWWXAVQBE/

6 https://www.rtbf.be/article/cocaine-pres-de-110-tonnes-saisies-en-2022-a-anvers-nouveau-record-11133894