Où part l’argent de la transition écologique ? 

Alors que la transition énergétique française accuse un retard important, la destination des aides européennes prévues à cet effet interroge. Par l’intermédiaire de financiers français, certaines sociétés chinoises captent actuellement les fonds publics européens sans donner beaucoup de gages de leur implication sur le marché des énergies renouvelables.

L’un de ces partenariats franco-chinois attire tout particulièrement notre attention : celui du groupe français Eiffel (Eiffel Investment Group) conclu avec l’installateur chinois de panneaux photovoltaïques Emeren (anciennement Renesola), côté à la bourse new-yorkaise et basé aux Iles Vierges britanniques.

Eiffel finance depuis le Luxembourg les activités de ce groupe chinois pour le moins instable et controversé. Le consentement de l’Europe à ce type de montages financiers laisse craindre une utilisation peu efficiente des aides publiques destinées à la décarbonation de la production d’électricité.

Par Maxime Renahy

Planification écologique ou blanc-seing aux acteurs financiers ?

Pour atteindre les objectifs climatiques de l’UE, la Banque Européenne d’Investissement (BEI), financée par les Etats membres, offre de nombreuses facilités aux sociétés intervenant dans le secteur des énergies renouvelables : elle finance et garantit massivement des prêts à des intermédiaires financiers – notamment des fonds de capital investissement. Les financiers qui captent ces aides peuvent ensuite les investir dans des projets d’infrastructures d’énergies renouvelables, sur lesquels ils se rétribuent.

Mais en s’abstenant d’exercer un droit de regard attentif sur les investissements de ces intermédiaires financiers, qu’elle enrichit pourtant directement, l’Europe semble faciliter l’évaporation des aides publiques vers les paradis fiscaux, et leur captation par des sociétés étrangères pouvant s’avérer fragiles ou improbes. La BEI revendique pourtant pratiquer un « contrôle de la gestion des efficaces des risques opérationnels et de réputation » des projets qu’elle soutient.

Confier de l’argent public à des intermédiaires habitués aux montages financiers complexes peut constituer un risque. En cas d’insuffisances, la “compliance” européenne pourrait en effet mettre en danger le développement des énergies renouvelables ainsi que la pérennité des installations énergétiques. Cette situation serait d’autant plus malvenue que la France accuse actuellement un retard dans le déploiement de l’éolien et du solaire sur la période 2019-2023, qui l’expose fortement à un risque de sanction de la Commission européenne. Un rapport du Baromètre annuel Observ’er paru en début d’année révèle en effet que la production d’énergie d’origine renouvelable ne représente aujourd’hui que 19,3 % de la consommation énergétique finale, contre un objectif initial de 23 % en 2020.

Investissements à risque

Revenons à notre exemple. Le groupe français Eiffel a créé un véritable écheveau de sociétés, à l’image de l’intense financiarisation dont la transition écologique fait actuellement l’objet. Deux de ces montages formalisent un partenariat avec Renesola, une société chinoise pour le moins controversée, dont le centre névralgique est situé dans le paradis fiscal des Iles Vierges britanniques. La société est notamment accusée d’être une « société frauduleuse » par le vendeur à découvert Grizzli Reports.

Pour capter et investir ces aides vertes, Eiffel a créé plusieurs fonds. Tout d’abord, le fonds « Eiffel Energy Transition Fund », né en 2017. Celui-ci a perçu 40 millions d’euros d’aides européennes de la part de la BEI sous forme de prêts. Puis le fonds « Eiffel Essentiel SLP », qui a levé quelque 300 millions d’euros dès sa création en octobre 2019.1

Le fonds « Eiffel Transition Infrastructure » a lui été créé en novembre 2022. Le Fonds Européen d’investissement (FEI), qui dépend de la BEI, parraine ce fonds en engageant 75 millions d’euros dans celui-ci. Cet accord est soutenu par le programme InvestEU, qui apporte des financements complémentaires aux projets qui répondent aux grandes priorités européennes, telles que la transition écologique.

La coopération entre Eiffel et Renesola est fondée au travers de deux joint-venture via « Emeren new energy SARL » et « RE PV SARL », toutes deux basées au Luxembourg. Ces holding sont abondées par les deux fonds d’Eiffel : Eiffel Energy Transition et Eiffel Essentiel SLP. En vue de développer des centrales photovoltaïques, Eiffel investit dans les deux sociétés luxembourgeoises créées par Renesola, lesquelles sont chargées en contrepartie d’assurer la mise en œuvre opérationnelle des projets.

Ce conglomérat international et subventionné aidera-t-il la France atteindre ses objectifs écologiques ? Espérons-le. Car Eiffel ne respecte pas l’obligation légale de publication de ses comptes. Renesola, quant à elle, a cessé de produire des panneaux photovoltaïques en 2017, et s’est surtout placée dans une situation périlleuse, dont elle n’est toujours pas sortie.

En décembre 2021, le vendeur à découvert Grizzli Reports a publié une analyse financière approfondie du groupe Renesola intitulée : « Nous pensons que Renesola est une entreprise frauduleuse »2; la plupart de ses projets n’ont jamais existé. Depuis ces révélations, l’action Renesola a perdu 30 % de sa valeur, passant de à 5,23 dollars à 3,68 dollars. Grizzli reports prétend notamment que le groupe « aurait pu inventer des projets pour donner l’apparence d’un meilleur portefeuille de développement et de meilleures perspectives économiques. » De 2016 à 2020, la société a annoncé des projets solaires d’une capacité installée cumulée de 911,8 MW sur le marché européen, mais l’ampleur du chiffre d’affaires final n’était que de 106,2 MW. Pour justifier cet écart, Renesola déclarait que le développement de ses projets prend habituellement 12 à 24 mois, et jusqu’à 36 mois. Or, de nombreux projets européens de l’entreprise ont été reportés de plus de 3 ans…

Les agissements de l’ancien PDG de Renesola menacent encore le groupe telle une épée de Damoclès. L’ancien président de la société (jusqu’en 2019) et actuel actionnaire principal, Xianshou Li, a été à plusieurs reprises condamné entre 2019 et 2020 par la justice chinoise au paiement, au total, de 1,376 milliard de RMB d’amende, soit environ 174 millions d’euros – ces sommes incluent des emprunts à rembourser à la banque Industrial and Commercial Bank of China (ICBC).

Tours de passe-passe comptables

La trésorerie du groupe Renesola semble avoir servi à faire prospérer son ancien PDG et actuel actionnaire majoritaire, par des procédés peu habituels. M. Li a en effet le don de transformer des dettes sociales et condamnations judiciaires en monnaie sonnante et trébuchante. (M. Li démissionne en tant que PDG le 8 juillet 2019, il est alors remplacé le 4 décembre 2019 par M. Yumin Liu)

En septembre 2017, Renesola Group Limited, qui a emprunté l’équivalent de 461 millions de dollars à la banque chinoise ICBC, décide qu’elle ne remboursera pas cette dette. Juste avant d’être condamné en Chine pour ce défaut de remboursement, M. Li détachera de Renesola les usines déficitaires et la dette du groupe qu’il ne parvient à rembourser, pour devenir personnellement propriétaire de ce passif. Ces usines seront ensuite mises en banqueroute par décision judiciaire. En échange de ce désendettement providentiel, le groupe Renesola offrira à M. Xianshou Li, à titre gracieux, 180 millions d’actions ordinaires (18 millions ADS) fraîchement émises pour une valeur approximative de 42,5 millions de dollars. Monsieur Li deviendra ainsi actionnaire majoritaire à la hauteur de 60,3 % (source comptes Renesola de 2017). Des fonds placés dans une holding basée à Singapour (Renesola Singapore Pte Limited), empêchant ainsi toute tentative de saisie de ses actifs par la justice chinoise. Entre décembre 2021 et janvier 2023, Renesola lui rachètera lesdites actions pour un montant total de 75 millions de dollars. Une opération pour le moins trouble qui permettra à Li de transformer le passif du groupe en profits personnels.

Si l’Etat chinois venait à contester la légitimité d’une telle opération, quelles en seraient les conséquences pour les partenariats du groupe et les aides européennes ? Ce risque n’a manifestement pas été pris en compte par l’UE.

Pour l’heure, qu’advient-il des 24 millions d’euros injectés par Eiffel entre 2019 et 2020 dans la première joint-venture pour le développement de centrales photovoltaïques en Pologne et en Hongrie ? Qu’advient-il également des montants (inconnus à ce jour) alloués à la seconde joint-venture pour le développement d’autres projets photovoltaïques, cette fois-ci en France et en Espagne ? Impossible de le savoir, car Eiffel ne communique pas sur l’atteinte de ses objectifs et ne respecte pas l’obligation légale de publication de ses comptes.

Contacté par S&D Magazine et l’auteur de cette investigation, le groupe Eiffel n’a pas souhaité commenter à ce jour les informations contenues dans cet article.