Laurence Defranoux : écrire pour dénoncer

Mettre des noms sur les millions de Ouïghours qui subissent un génocide. Porter la voix de ces invisibles. Dénoncer l’indicible. Ecrire pour ne pas oublier. Tel est le combat de Laurence Defranoux, journaliste, reporter de terrain à Libération et auteure du livre “Les Ouïghours – Histoire d’un peuple sacrifié” paru aux éditions Tallandier.

Par Camille Léveillé

Un intérêt de longue date pour le Xinjiang

Depuis l’adolescence Laurence Defranoux s’intéresse au monde qui l’entoure. Une région en particulier attire son attention, le Xinjiang ou Turkestan oriental, situé dans l’extrême ouest de la Chine. « A 22 ans je suis partie faire le tour du monde avec une amie en stop. A cette époque, il n’y avait pas Internet, nous avions très peu d’informations, seulement les récits de l’aventurière Ella Maillart. Et, je n’ai pas été déçue. C’est une région magnifique avec des mosquées et des villes millénaires. La rue était constamment animée, il y avait de la musique, de la joie, des couleurs, de la calligraphie. Nous avions l’impression de remonter dans le temps. Cela nous fascinait. J’ai toujours gardé un intérêt pour l’Asie centrale et les peuples turciques. Lorsque j’ai été nommée rédactrice-reporter sur l’Asie, à Libération, en 2014, des informations de plus en plus inquiétantes ont commencé à parvenir du Xinjiang concernant la situation des Ouïghours » explique-t-elle.

Une prison à ciel ouvert

« Aujourd’hui, les 11 millions de Ouïghours vivent sous une surveillance totale, notamment facilitée par toutes les technologies dont dispose la Chine. Des visites médicales sont obligatoires y compris pour les bébés et les personnes âgées lors desquelles on enregistre leurs données biométriques, leur ADN, leur sang, leur iris, leur voix. Des caméras dotées de reconnaissance faciale suivent l’ensemble des mouvements de la population qui, par ailleurs, n’a pas de passeport, n’est pas libre de se déplacer en Chine » souligne l’auteure. Depuis 2016, des camps de rééducation et des prisons sont construits à marche forcée partout dans l’immense territoire qui représente 1/6ᵉ de la Chine. Entre 2016 et 2017, le nombre de personnes condamnées à de la prison au Xinjiang a été multiplié par 10. En 2017, plus de 20 % des personnes arrêtées en Chine l’ont été au Xinjiang, qui ne représente pourtant que 2 % de l’ensemble de la population chinoise.

D’après l’auteure, « la détention a atteint un pic entre 2018 et 2019. On estime qu’à cette époque, entre 1 et 3 millions de Ouïghours ont été internés en centre de rééducation ou en prison. Au départ, l’existence de ces camps a été niée par le pouvoir politique chinois. Puis, en 2018, le gouvernement a fait volte-face et a expliqué qu’il s’agissait de centres de formation pour aider les Ouïghours à sortir de la pauvreté et de leur arriération culturelle. » En 2019, les officiels chinois déclaraient que « 90% des Ouïghours étaient diplômés et heureux. Une partie d’entre eux a été libérée, mais cela ne signifie pas qu’ils sont libres. Au mieux, ils sont rentrés chez eux sous résidence surveillée. Aujourd’hui, on estime qu’il reste 400 centres de détention dans le Xinjiang » explique Laurence Defranoux. Même s’il existe des camps plus ou moins durs, « tous les témoignages rapportent un lavage de cerveau jour et nuit, des chaînes aux pieds, des maltraitances voire des tortures » et d’ajouter : « La politique d’enfermement touche également les enfants puisque l’internat est obligatoire toute la semaine dès la maternelle. Les enfants dont les parents sont en camps sont placés en orphelinats gérés par l’Etat où ils subissent un endoctrinement intensif. La séparation avec les parents est d’une extrême violence ».

Une complète dénégation des droits de l’Homme

Comme souvent, les femmes sont en première ligne de la répression. « Dans les camps les viols, sont réguliers, même s’ils ne sont pas systématiques. Ils ont des conséquences évidemment dramatiques sur l’ensemble des femmes et les fondements de la société. Celles qui ont été abusées gardent des séquelles physiques et psychologiques de ces agissements quand les autres vivent dans une peur constante ». Enfin, véritable preuve de la volonté d’anéantissement de la civilisation ouïghour : la stérilisation forcée. « La capacité reproductive des femmes ouïghours est clairement ciblée. Les mariages sont soumis à autorisation et l’Etat impose à des centaines de milliers de femmes la stérilisation via une ligature des trompes ou la pose d’un stérilet. Tout comme la séparation forcée des enfants, l’entrave aux naissances est constitutive d’un génocide selon les principes de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 des Nations unies. Il y a une chute spectaculaire des courbes de naissances dans les zones entièrement peuplées de Ouïghours. Par exemple, les autorités de Khotan ont fixé un quota de 34 % de femmes mariées en âge de procréer qui doivent se faire ligaturer les trompes » poursuit la journaliste. Au cours de ses investigations et dans le cadre de la rédaction de son livre, Laurence Defranoux a interviewé les victimes : « J’ai rencontré une professeure de chinois qui avait été recrutée pour travailler dans un camp. Un matin de juillet, elle reçoit, sur son téléphone, une convocation pour se rendre dans un centre médical. Elle m’a raconté la longue file d’attente de plusieurs centaines de femmes qui attendaient comme elle. Lorsque vint son tour, elle entra dans le cabinet. La personne en face d’elle lui a seulement demandé de s’asseoir et d’écarter les jambes. Rien d’autre. En quelques secondes, on lui avait introduit un stérilet, de force. »

Dénoncer et ne pas céder

« Aujourd’hui, si un Ouïghour de la diaspora prend la parole et dénonce, il s’expose et expose les siens. Il y a une grosse pression de la part des autorités chinoises, y compris en France, pour que toute la diaspora Ouïghour rentre en Chine, y compris hors de ses frontières. Un chercheur Ouïghour installé en France que je connais bien vit un véritable cauchemar. Une grande partie de sa famille est emprisonnée. Son frère a été condamné à 16 ans de prison pour un motif futile. Possiblement un acte de répression parce que lui est exilé en France. Comme beaucoup, il est rongé par la culpabilité, et saute des repas par solidarité pour son frère. » explique Laurence Defranoux qui, elle-même, reçoit régulièrement des menaces en raison de son travail.

« Chacun peut agir »

« Il est primordial de rappeler que la situation au Xinjiang constitue la plus grande campagne d’internement sur une base ethno-religieuse depuis la Seconde Guerre mondiale. Nous devons agir. Nous ne pouvons laisser la barbarie prendre le dessus. Je suis intimement persuadée qu’il n’est pas trop tard. Mais il est nécessaire que chacun prenne conscience de de la situation. Le gouvernement chinois s’emploie constamment à désinformer et remettre en cause chaque témoignage. Il exhibe des Ouïghours en conférence de presse et les force à raconter qu’ils sont heureux, qu’ils n’ont jamais aussi bien gagné leur vie qu’à l’usine où on les a envoyés, et que leurs proches mentent pour dénigrer la Chine. Dans l’esprit de nombreuses personnes, encore aujourd’hui, le doute sur réalité la véracité des faits subsiste. Pourtant, nous avons toutes les preuves nécessaires pour appuyer l’existence du génocide qui se déroule actuellement. Chacun à son propre niveau peut répliquer et combattre cette propagande » soutient Laurence Defranoux. Comment ? « Il faut relayer les témoignages, informer son entourage, prendre la parole sur les réseaux sociaux. Il faut également faire pression sur les entreprises qui continuent à produire au Xinjiang. Les citoyens, s’ils nomment et boycottent ces entreprises, ont une vraie force de frappe qui pourrait contraindre les entreprises à arrêter. Enfin, il faut continuer à faire pression sur le gouvernement chinois pour qu’il cesse de perpétrer des crimes contre l’humanité » conclut l’auteure.