Intelligence économique : le sursaut offensif

En 2022, la Commission des affaires économiques du Sénat regrettait une perte de souveraineté progressive depuis les années 1980, marquée par des dépendances et fragilités qui « se sont renforcées à la faveur de la naïveté, ou pis, de linaction des pouvoirs publics ». Pour remédier à cet état de fait, le Sénat propose alors de mettre l’intelligence économique (IE) au service de la reconquête de la souveraineté économique. Objectif : donner les moyens à la France de mieux « anticiper, adapter et influencer »Autrement dit : passer d’une posture essentiellement défensive à une approche plus offensive de l’intelligence économique, pour jouer à armes égales avec nos concurrents dans le grand jeu de la compétition internationale. 

Par Marie Rollet

Le succès de la « competitive intelligence »

La France a 30 ans de retard. « Dès la chute du mur de Berlin, les Etats-Unis ont redirigé une partie importante des capacités d’écoute de la NSA vers le monde économique pour aider leurs entreprises à gagner des marchés. Depuis, lEtat est pleinement mobilisé derrière ses entreprises. » rappelle Alain Juillet, ancien Haut responsable chargé de l’intelligence économique. Bras armé de cette approche mettant l’économie au coeur de la stratégie politique, l’Advocacy Center, créé en 1994, « aide les exportateurs de biens et de services américains à être compétitifs et à remporter des marchés publics à l’étranger », notamment en mettant à leur disposition des informations recueillies via un système centralisé. A cela s’ajoute un arsenal institutionnel, juridique et politique au service d’une approche offensive de l’IE conçue comme un outil de compétitivité. Le National Economic Council, dédié à la politique économique, est placée au sein du Bureau exécutif du Président. La communauté du renseignement est mobilisée, comme en témoignait dès 2014 Edward Snowden citant Thales, Total ou Siemens parmi les entreprises victimes des écoutes de la NSA. Sans compter des lois à portée extraterritoriale comme le Foreign Corrupt Practices Act, qui permettent d’affaiblir ses concurrents économiques en leur imposant de lourdes amendes. Elles peuvent in fine conduire au rachat de fleurons nationaux fragilisés, comme Alstom racheté par General Electric en 2014 et condamné à une amende de 772 millions de dollars. 

Bien d’autres pays ont une approche “active” mettant l’IE au service d’intérêts politiques et économiques. « La Chine, qui suit la même démarche que son adversaire américain, en Europe désormais mais depuis longtemps en Afrique ; le Royaume-Uni, bien sûr ; le Canada, dont on parle moins mais qui est très efficace, notamment en Afrique ; et en Europe, l’Allemagne. En Asie, la Corée du Sud se distingue tant par une politique d’investissements et de rachats d’entreprises sensibles, que par un soft power très efficace reposant sur l’image d’un pays moderne et éduqué. » souligne Claude Revel, dirigeante d’entreprises, ancienne déléguée interministérielle à l’intelligence économique et de préciser : « En France, nous avons de vrais atouts, mais nous devons apprendre à les développer pour qu’ils puissent continuer à contribuer au développement de l’économie française ! ». 

La France prend enfin le virage

« Jusqu’à récemmentnous avions une approche essentiellement défensive : nous nous contentions de répondre et réagir sans avoir la volonté d’anticiper. Nous n’aidions pas nos entreprises à gagner des contrats, nous nous astreignions à éviter qu’elles en perdent ou quelles se fassent racheter. » regrette Alain Juillet. Résultat : l’aggravation de la désindustrialisation et de la perte de souveraineté économique de la Franceselon les rapporteurs du Sénat, Jean-Baptiste Lemoyne et Marie-NoëlleLienemann. Ils déplorent un manque d’anticipation, de vigilance, d’analyse des évolutions concurrentielles sur certains marchés stratégiques, de culture et de stratégie politique, ainsi qu’une sous-estimation des stratégies d’IE de nos concurrents. Pour combler ces lacunes et adopter enfin une posture plus offensive, ils proposent l’élaboration d’une stratégie nationale interministérielle, confiée à un Secrétariat général à l’IE rattaché au Premier ministre ; d’une gouvernance pérenne de l’IE autour de cette structure interministérielle ; de diffuser la démarche d’IE dans les territoires; de valoriser l’IE en développant la formation et la filière. « Dans le contexte dune compétition mondiale exacerbée, il sagit de donner à nos entreprises les moyens de connaître l’environnement dans lequel ils évoluent (règlementations, concurrents, consommateurs) car cela constitue un véritable avantage. » ajoute Alain Juillet, et de poursuivre : « La capacité offensive est dabord une capacité d’anticipation qui doit nous permettre de prendre le leadership, d’agir avant les autres parce qu’on sait ou quon a compris ce qu’ils allaient faire. » Une dimension « active » de l’IE qui permet « de faire évoluer son environnement. Agir pour ne pas subir. Cela passe dabord par l’influence : normes, règlementations, présence et participation dans les instances internationales, mais aussi « public diplomacy » pour agir sur les opinions publiques et les futures élites. » détaille Claude Revel.

Enclencher un changement de culture

« LIE doit devenir un état desprit, un réflexe par lequel nos entreprises recherchent constamment les informations qui leur permettent danticiper plutôt que de réagir. Ce qui suppose une bonne connaissance technique de lIE mais aussi une conviction profonde de sa véritable utilité. » explique Alain Juillet. Il faudra donc sensibiliser, éduquer, former aux enjeux de la compétition mondiale et à la nécessité de l’IE pour comprendre et gagner ces combats. Ce dès le lycée pour instiller dès le plus jeune âge et au plus grand nombre cet « esprit de l’IE », puis dans les écoles et les universités à condition de développer des modèles de formation adaptés, et enfin dans les entreprises et dans l’administration « car nous avons tous un rôle à jouer dans cette longue chaîne de la recherche et de lexploitation de l’information. Et ne pas jouer son rôle met tout le système en danger. » alerte Alain Juillet. Autre barrière à faire tomber : le cloisonnement de l’information tant entre services de l’Etat qu’entre l’Etat et les entreprises. Il faudra apprendre à communiquer, échanger et partager des données, qui une fois seulement rassemblées, recoupées et confrontées fournissent une information crédible et complète pour une bonne compréhension de l’environnement. « Pour que cette politique dIE se déploie elle doit être coordonnée entre tous les acteurs et traiter lensemble du périmètre de lIE. Il faut mettre en place des moyens et des structures de fonctionnement au sein de l’Etat qui soient rattachées à lexécutif central. C’est une question d’ingénierie administrative » résume Claude Revel.

Des atouts à protéger et valoriser

Les avancées technologiques s’invitent dans cette course mondiale à l’information et à sa maîtrise. Après les algorithmes et le big data qui ont radicalement modifié nos capacités de connaissance, l’intelligence artificielle (IA) permet désormais de recueillir, traiter et analyser de plus gros volumes d’information avec plus de précision. « Plus il sera facile de programmer des recherches ou de faire des synthèses avec l’IA, plus on sera efficaces. » confirme Alain Juillet. Si tant est qu’on sache poser la bonne question, analyser la réponse et se méfier des biais cognitifs et des fausses informations, les modèles d’IA générative pourront également s’avérer une aide précieuse « pas pour apporter une réponse définitive mais pour poser un premier constat qui devra ensuite faire l’objet d’une analyse. » précise Alain Juillet. Une utilisation de l’IA par les futurs professionnels de l’IE les incitant à exercer leur sens critique et à entraîner leurs capacités d’analyse… Bientôt, le quantique bouleversera lui aussi le recueil et l’analyse de quantités toujours plus vastes d’information. Bien que l’impact de ces technologies sur la maîtrise de l’information ne soit pas totalement maîtrisé à ce stade, il sera tel, qu’elles deviennent d’ores et déjà elles même l’enjeu d’une compétition scientifique, industrielle et stratégique mondiale. Course dans laquelle l’Europe et la France sont clairement en queue de peloton, tant nos principaux concurrents déploient des moyens et des ressources difficiles à égaler. « Pourtant nous disposons de réels moyens publics comme le Plan France 2030, mais il faut mieux les utiliser pour valoriser et faire grandir nos entreprises » propose Claude Revel et « Il faut aussi mobiliser la commande publique, dans une approche stratégique pour permettre aux entreprises de se développer par l’activité plutôt que par la subvention. Les Britanniques l’ont fait pour les JOP de Londres : plus de 90% de leur commande publique a bénéficié à leurs entreprises. Mais cela suppose de bâtir une véritable politique de la commande publique… »

D’autant que nos principaux concurrents, la Chine et les Etats-Unis, s’intéressent de près à nos chercheurs et nos entreprises, les débauchent ou les rachètent. « Ce qui prouve que nous avons la capacité d’innover, de trouver de nouvelles solutions et de les faire fonctionner. » tempère Alain Juillet. Pour ne pas perdre complètement le contrôle sur des acteurs clés de certains secteurs stratégiques, les mécanismes de contrôle des investissements ont été renforcés pour se prémunir de « prise de participation opportunistes non-européennes ». Le député Charles Rodwell propose une approche plus proactive encore dans laquelle « l’attractivité de la France, notamment vis-à-vis des investisseurs étrangers, doit être pleinement mise au service de notre indépendance et de notre sécurité économiques » en développant « une politique d’attractivité « d’attaque », plus offensive et plus ciblée, pour attirer en priorité les entreprises françaises et internationales susceptibles de compléter nos chaînes d’approvisionnement stratégiques ». Un ciblage qui devra cependant être rigoureux et minutieux pour ne pas créer de nouvelles dépendances.

« Rapidité – Sécurité – Ampleur » pour une politique industrielle et dattractivité d’« attaque ». C’est ce que propose Charles Rodwell son rapport rendu en décembre 2023. Objectif : favoriser l’implantation, sur le territoire national, d’entreprises œuvrant à la sécurisation de nos chaînes d’approvisionnement stratégiques. Une mission en 3 temps : identification des besoins de nos filières stratégiques (notamment des produits sensibles pour lesquels nous dépendons de fournisseurs extra-européens) ; identification de potentiels fournisseurs nationaux ou européens, voire internationaux ; démarchage offensif sur ces fournisseurs via une offre prioritaire d’implantation « clés en main ». Celui-ci comprend, outre l’accès aux marchés français et européen, la mise à disposition d’un site industriel, un contrat d’implantation associé à un bouclier réglementaire de 5 ans, un accompagnement à l’implantation par Business France, un co-financement public garanti et si besoin, une garantie de l’Etat pour le financement du projet. Une mission qui devrareposer sur 3 critères : sécurité réglementaire pour l’investisseur ; simplicité et rapidité d’exécution ; ampleur et concentration des moyens déployés.