La sécurité maritime au cœur des enjeux géostratégiques

Près de 90% du commerce international s’effectue par voie maritime. Dans un contexte de tensions sur les relations internationales, les espaces maritimes sont désormais tant le théâtre d’activités illicites que les témoins de l’évolution des équilibres stratégiques.

Par Pauline Le Roux

La criminalité maritime, un fléau résilient

Malgré une certaine diminution par rapport au niveau du début des années 2010, la piraterie maritime continue de prospérer dans le monde. D’après le Bureau maritime international, 201 attaques de navires ont eu lieu en 2018, en grande partie concentrées dans le Golfe de Guinée. Le Golfe d’Aden reste lui aussi un lieu dangereux pour la navigation : en dépit de l’opération européenne Atalante, qui a permis de sécuriser la majorité des navires empruntant cette route stratégique, la menace y perdure en raison de l’instabilité chronique de la Somalie, qui sert de base-arrière logistique aux criminels agissant dans la zone.

L’Asie du Sud-Est demeure aussi une zone particulièrement sensible pour la navigation, avec l’Indonésie et le détroit de Malacca concentrant une part importante des actes de piraterie à l’échelle mondiale. Comme ailleurs dans le monde, les bateaux pris pour cible sont souvent en mission de transport de produits chimiques, pétroliers ou gaziers.

Outre la piraterie, le trafic d’armes, le trafic de drogues et la traite d’êtres humains constituent de graves menaces pour la prospérité de ces régions.

Le contrôle des espaces maritimes, élément clé de la souveraineté

En reconnaissant l’existence de zones économiques exclusives (ZEE), la convention de Montego Bay de 1982 sur le droit de la mer a entériné les frontières maritimes comme éléments constitutifs de la souveraineté des États.

En Afrique, une grande partie des pays côtiers n’assure qu’un contrôle très relatif sur leur ZEE, qui s’étend sur 200 milles nautiques (370,4 km) au-delà des côtes. Cette absence de contrôle des espaces maritimes, qualifiée en anglais de « sea blindness », aboutit à en faire des zones de non-droit, avec un impact majeur sur la croissance de ces pays. Chaque année, la pêche illégale correspond à la perte d’au moins 1,5 milliard de dollars pour les Etats africains – et ces chiffres sont certainement sous-estimés – alors que les ressources halieutiques sont essentielles aux économies de ces pays, le poisson y constituant tant une source d’alimentation majeure qu’un secteur pourvoyeur de nombreux emplois.

Autre défi, la pollution pèse déjà significativement sur les économies en Asie et en Afrique. Dès 2014, l’ONU estimait que le coût de la pollution marine sur les écosystèmes, le tourisme et la pêche se chiffrait à au moins 13 milliards de dollars par an. Selon la communauté scientifique, sur les dix fleuves dans le monde responsables de près de 95 % de la déverse océanique mondiale de déchets plastique, huit se trouvent en Asie et deux en Afrique. À terme, et en l’absence de mesures fortes pour inverser la tendance, la pollution marine risque d’endommager les fonds marins et de menacer directement l’industrie du tourisme, une source de revenus essentielle pour les pays d’Asie du Sud-Est.

Multiplication des points de tensions

Dans le même temps, il est remarquable que les ambitions stratégiques de certains États se sont largement traduites par une intensification des activités en mer et sur les littoraux des pays côtiers.

Ainsi, l’installation d’une base militaire chinoise à Djibouti à l’été 2017, qui a rejoint les bases française, américaine, japonaise et italienne, a attiré l’attention sur la volonté de la Chine d’établir des lignes de communication maritimes stratégiques tout en sécurisant un accès privilégié aux routes commerciales, dans le cadre de son projet des nouvelles routes de la soie.

En Asie, les ambitions territoriales chinoises suscitent les inquiétudes, alors que celle-ci n’a cessé depuis une dizaine d’années, par des manœuvres militaires agressives, d’affirmer sa souveraineté sur des archipels revendiqués par d’autres pays de la région comme le Vietnam. Or, la Mer de Chine est l’une des mers les plus fréquentées au monde ; 30% du commerce maritime international transite dans sa partie méridionale, qui est sujette aux plus graves tensions. Au nom de la liberté de navigation, les États-Unis font régulièrement transiter des navires en mer de Chine. Et en avril 2019, le passage de la frégate française « Vendémiaire » dans le détroit de Taïwan avait suscité une vive réaction des autorités chinoises, ces dernières accusant le navire français d’avoir « franchi illégalement les eaux territoriales chinoises », alors que celui-ci affirmait être resté dans les eaux internationales.

Parallèlement, les rivalités entre les pays du Golfe et avec l’Iran contribuent à accentuer l’instabilité dans certaines zones, comme dans la Corne de l’Afrique et dans la mer Rouge. A l’été 2019, le détroit d’Ormuz a cristallisé les tensions. Ce passage est éminemment stratégique pour le commerce mondial : en 2018, 21 millions de barils de brut y ont transité (soit un cinquième de la consommation mondiale), ainsi qu’un tiers du pétrole acheminé par voie maritime.

La mer Méditerranée n’est pas non plus épargnée par de graves tensions géopolitiques, notamment liées au conflit russo-ukrainien, mais aussi aux affrontements en Libye.

Une tendance de fond

L’imprévisibilité et l’incertitude pesant sur les grands équilibres géopolitiques ont provoqué le réarmement et la hausse des dépenses militaires dans le monde. Dans ce contexte, l’accroissement des capacités navales des Etats et la militarisation des espaces marins sont deux tendances notables.

Sous l’égide des communautés économiques régionales africaines (CEDEAO et CEEAC), des initiatives telles que le processus de Yaoundé ont été lancées visant à renforcer l’architecture de sécurité maritime des pays possédant un littoral. En Asie, les pays membres de l’ASEAN entretiennent de longue date des coopérations étroites associant forces navales, polices maritimes et forces d’application de la loi en mer permettent l’échange de bonnes pratiques et de technologies innovantes.

La nécessité d’apporter des réponses conjointes et de solidifier les réponses en mer s’impose partout progressivement. Ainsi, en Europe, la proposition du ministre des Affaires étrangères britannique Jeremy Hunt de lancer une mission européenne de protection dans le détroit d’Ormuz face aux tensions affectant directement les intérêts britanniques illustre la volonté des États de faire preuve d’une coordination renforcée en matière de sécurité maritime.

La mutualisation croissante des moyens et l’harmonisation des réponses stratégiques entre États illustre l’impératif des réponses communes aux défis communs dans le domaine maritime. Elle révèle aussi le poids croissant de ces enjeux sur la sécurité internationale.