Ethique et technologies au cœur des enjeux de santé 2030

1885, Louis Pasteur invente le vaccin contre la rage. Cette innovation fait basculer le secteur de la santé dans une nouvelle dimension. La médecine n’a cessé d’innover, de se réinventer et de chercher continuellement à améliorer la qualité et l’étendue des soins et traitements à accorder. Les dix prochaines années ne seront pas en reste. De nombreux défis restent à relever dans la santé, de nombreuses pathologies sont encore incurables ou difficiles à traiter. Cancers, sida, maladies orphelines ou auto-immunes ; scientifiques, médecins et entrepreneurs travaillent d’arrache-pied pour les éradiquer. D’ici 2030 : intelligence artificielle, robotisation, biomimétisme iront peut-être bouleverser blocs opératoires et salles d’attentes…non sans poser quelques questions.

Par Lola BRETON

La santé de demain, miroir de la société de demain, changera de visage, grâce aux nouvelles technologies et à l’innovation, notamment. Cependant, il n’est pas question de chercher à tout prix la disruption. Les experts s’accordent : l’innovation en santé doit avoir lieu si elle sert les patients et l’avancée de la médecine en général. Il n’est pas question de disrupter pour le spectacle ; des vies sont en jeu.

A la recherche de l’innovation intelligente et utile

Il convient donc de penser à des outils permettant d’assister les professionnels de santé dans leur travail au quotidien pour rendre les soins plus précis encore. Parfois, cela passera par une machine, comme plusieurs cas d’usage le prouvent déjà aujourd’hui. La start-up strasbourgeoise Visible Patient propose notamment une solution permettant de modéliser en 3D le corps humain, afin d’assister les chirurgiens dans la préparation des opérations. « En chirurgie, on compte 92 000 erreurs graves évitables par an. 20 % sont dues à des erreurs de diagnostic », confie le Professeur Luc Soler, Directeur de recherche à l’Institut de recherche contre les cancers de l’appareil digestif (IRCAD) et fondateur de Visible Patient. La modélisation 3D, en couleur, permet de dépasser les limites des images en coupe et en nuances de gris délivrées par IRM et scanners. « En chirurgie hépatique, depuis que l’on a intégré les modèles 3D dans les processus préopératoires, un tiers des praticiens changent leur approche thérapeutique au vu de la modélisation en 3D des organes du patient », explique Luc Soler.

Dans le futur, ce type d’innovation utile et pensée pour l’avancée de la médecine permettra de développer des protocoles de soin plus adaptés à chaque pathologie, mais surtout à chaque patient. « Il y a notamment beaucoup de choses à faire autour du cancer, au niveau du diagnostic et des processus préopératoires, note Luc Soler. « Avec les innovations thérapeutiques qui arrivent, il sera possible de tester des processus d’opérations sur un simulateur et d’apprendre le geste précis qui permettra la bonne conduite de l’opération sur ce même simulateur. De plus, lors de l’opération, on peut très bien imaginer être assisté par de l’IA et un robot en automatisation du geste. Or, pour que cela ait plus de bénéfices que de risques, il faut pouvoir suivre en temps réel la déformation des organes des patients et leur détérioration par la maladie. »

La nature comme source d’inspiration pour de nouvelles méthodes de soins

Le futur de la santé pourrait également se trouver dans le biomimétisme. Cette technique, qui s’impose dans de nombreux secteurs d’activités fait ses premiers pas dans la santé, comme l’explique Laure Magro, directrice adjointe en charge du développement scientifique du Ceebios, réseau national de compétences en biomimétisme : « Il est difficile, pour le moment, de distinguer ce qui ressort du biomimétisme et ce qui est traditionnellement biologique dans la médecine et la pharmaceutique. Cela explique l’approche jusqu’à maintenant discrète du secteur sur les technologies de biomimétisme. »

Dans la prochaine décennie, cela pourrait bien changer. « En pharmaceutique, la méthode utilisée aujourd’hui consiste à faire du criblage aveugle pour cibler les principes actifs susceptibles d’être utilisés dans des traitements. Il faudrait désormais faire de la recherche sur la base du biomimétisme, c’est-à-dire conduit par la fonction que l’on souhaite atteindre, et non par les principes actifs existants », souligne Laure Magro. Certains chercheurs et laboratoires sont aujourd’hui très intéressés par les fonctions biologiques du requin, de l’araignée, de la cigale ou du ver marin. La start-up française Hemarina travaille ainsi à produire de l’hémoglobine issue d’un ver marin que l’on trouve sur les plages bretonnes. « Ces vers ne respirent qu’à marée haute » explique Laure Magro. « Leur hémoglobine est donc composée d’énormément d’oxygène. Cela la rend universelle et permet d’augmenter la conservation des greffons, ou de panser les escarres, par exemple. »

Laure Magro alerte cependant : « On entend beaucoup parler de grands modèles, comme la soie d’araignée qui intéresse beaucoup pour sa solidité et son élasticité, mais il y a en fait bien plus d’espèces potentiellement intéressantes à exploiter. Il faut donc caractériser les modèles rapidement pour donner envie aux chercheurs d’en apprendre davantage. Chaque projet de recherche pourra ainsi suivre son cours. » Or, pour cela, le secteur a besoin d’une meilleure coordination entre laboratoires de recherche pour que s’alignent besoins et offres.

Garder l’homme au cœur des décisions de santé

Le secteur de la e-santé, lui, est en plein boom. Qu’il s’agisse de plateformes de prise de rendez-vous médicaux en ligne, comme celle de la licorne française Doctolib, ou de chatbots capables de converser avec les patients pour poser en amont un diagnostic ou accompagner les malades au quotidien, les investisseurs se pressent aux portes de la e-santé (13 milliards d’euros levés par les start-ups en 2018, soit une hausse de 25 %).1 Les Hommes semblent se faire peu à peu à l’idée de la santé connectée… sans pour autant vouloir voir leur médecin disparaitre !

De fait, chacun s’accorde sur ce point : la machine, en santé peut-être plus qu’ailleurs, doit être l’assistante de l’homme et non sa remplaçante. « Le plus grand risque avec l’introduction des technologies dans la santé serait de penser qu’elles règleront tout », prévient Hervé Chneiweiss, neurobiologiste, neurologue, directeur de recherche au CNRS et président du comité d’éthique de l’INSERM. « Il faut également faire la part des choses entre les avantages certains que des technologies comme l’IA apportent à la santé, en matière de reconnaissance d’image par exemple, et leurs limites. Les patients n’attendent pas seulement des médecins qu’ils reconnaissent leurs problèmes, mais qu’ils essaient de comprendre pourquoi c’est arrivé et comment le soigner. » Le professeur Soler partage cet avis : « Il nous faut apprivoiser l’IA et l’utiliser à bon escient comme la révolution que cela représente, à l’image du feu offert aux Hommes par Prométhée. »

La technologie au service du temps passé avec les patients

Le corps médical doit donc dès à présent identifier ce dont il a besoin pour fournir des soins de qualité, appuyés, peut-être, par l’IA. « Il y a d’abord l’imaginaire infini des possibles : l’IA forte qui modélisera des chimiothérapies à partir des banques de tumeurs indexées dans PubMed [base de données de biologie et médecine], ou des antibiotiques à partir des génomes bactériens », imagine Henri Duboc, gastro-entérologue, maître de conférences et romancier. Ceci pourrait notamment servir à traiter plus efficacement le cancer, en évitant la polymédication, qui agit simultanément sur plusieurs cibles, augmentant ainsi les risques de dommages collatéraux.

Cependant, pour Henri Duboc, « la médecine française est débordée et l’’IA va commencer simplement : en améliorant les capacités de travail organisationnelles. En aidant les médecins dans la gestion de la data (agendas, tâches administratives, etc.) la technologie permettra de transformer les heures démentielles perdues en paperasse et en non soin, en ‘temps-humain’, auprès des patients. » Ainsi, l’IA permettra peut-être de passer d’un système de soin, dans lequel on soigne les problèmes, à un système de santé, dans lequel on les évite.

Permettre un futur de la santé éthique et moral

Seules les technologies sécurisées et pertinentes devront entrer dans le milieu médical. Avec Vous allez mourir mais je n’ai plus de batterie ! Henri Duboc pointe l’absurdité de certains produits Health Tech, qui ne résolvent aucun problème de santé. Ainsi, lorsque son héros fait un infarctus, Henri Duboc souligne l’incapacité de l’IA non assistée par l’Homme à le sauver. Il y a plus dérangeant encore : « Avec des systèmes interconnectés, entre données partagées et prescriptions numériques on s’expose à prises en otages des structures de soins ! s’exclame Henri Duboc. Le hacking en santé pourrait fausser la distribution de médicaments, mener des patients aux mauvais endroits, faire fuiter des données de santé, relevant du privé, etc. Et il n’y a pas que les hackeurs ; les GAFA aussi – et en priorité, peut-être – auront la main sur nos données. »

Le piratage des systèmes pourrait empêcher la distribution de médicaments ou la fuite de données de santé. » Cybersécurité, security et privacy by design doivent donc impérativement intégrer les centres de soins.

De plus, « les nouvelles technologies de la génomique pour lire ou modifier l’ADN vont permettre au diagnostic et au suivi des tumeurs et aux thérapies géniques, par exemple, de devenir matures. », se réjouit Hervé Chneiweiss, avant d’ajouter, plus grave : « En revanche, l’émergence de ces nouvelles technologies pose un problème immédiat : celui du coût et donc de l’accès aux traitements et aux soins. » En effet, le prix des thérapies géniques pour traiter le cancer par exemple coûtent déjà plusieurs centaines de milliers d’euros ; et la facture promet de ne pas s’arranger. « Il faut une réflexion sur la définition du prix du médicament. Aujourd’hui, on ne sait pas ce qui justifie les prix aussi élevés affichés par les laboratoires pharmaceutiques », déplore le président du comité d’éthique de l’INSERM.

Quant aux stratégies de ciblage de l’ADN, qui peuvent faire naître des craintes de dérives au sein de la société et de la communauté scientifique, le constat est sans appel : cela n’est pas pour tout de suite ! En effet, comme le souligne Hervé Chneiweiss, « le problème des stratégies de ciblage de l’ADN c’est que l’on sait où l’on coupe mais pas comment cela se répare. Or, dans le cas de modification sur des gamètes ou un embryon, il n’y a qu’une seule chance possible ; pas de droit à l’erreur. » Pour évaluer le pour et le contre, les valeurs et les conventions internationales que ce type de manipulations génomiques mettent en question, l’Organisation Mondiale de la Santé a nommé un comité d’experts de haut niveau « chargé de préparer des éléments pour la gouvernance concernant l’édition du génome dans les cellules humaines. » avec pour mission d’examiner les « défis scientifiques, éthiques, sociaux et juridiques » des manipulations du génome. Un rapport devrait être rendu d’ici l’été 2020.

1STARTUP HEALTH INSIGHTS REPORT, 2019 Q1