De #JeSuisCharlie à #RestezChezVous : L’unité nationale française à l’épreuve des crises

Par Olivier Kuntzmann

« Alerte, Coronavirus – Pour vous protéger et protéger les autres, restez chez vous ». Ce message, nous l’entendons maintenant depuis plusieurs semaines. A la télévision, à la radio, les médias martèlent cet appel solennel à respecter le confinement et les gestes barrières, mais aussi à agir dans l’intérêt de tous.

Comment expliquer qu’aujourd’hui, un peuple qui se montre parfois indiscipliné dans son rapport au pouvoir, dans une société qui tend vers l’individualisme, puisse faire bloc sans délai face à une crise d’une telle ampleur ? Pourquoi, alors que des manifestations éclatent aux États-Unis contre le confinement par exemple, les Français restent-t-ils si calmes ?

S’il y a une chose sur laquelle le peuple français s’accorde plutôt bien en politique, c’est sur son amour partagé pour les valeurs de démocratie et de liberté. De la rue pour manifester à l’hémicycle pour débattre, il n’y a qu’un pas. La France est un pays d’idées, de citoyens qui ont soif de s’exprimer et envie de défendre leurs idées et leurs oppositions. C’est cela qui caractérise la France d’aujourd’hui : un pays qui construit son histoire sur des divisions, des débats, des oppositions, qui permettent petit à petit de construire la trajectoire politique de demain. Pourtant, malgré l’effort qu’il demande aux citoyens et les mesures exceptionnelles qu’il impose, Emmanuel Macron affirme dans son Adresse aux Français le 13 avril : « nous voilà tous solidaires, fraternels, unis, concitoyens d’un pays qui fait face ». Comment le Président de la République peut-il être si catégorique, alors même que les images des affrontements des derniers mois lors des manifestations des ‘Gilets Jaunes’ défilent encore dans nos têtes ? Cette force de rassemblement dont fait preuve notre nation n’est pas sans rappeler celle qui émergea après les attentats terroristes de janvier 2015. L’histoire a certes fait de la France un pays où la désobéissance est fréquemment le moyen d’expression du désaccord, mais elle a aussi fait de notre pays un bloc de béton capable de se dresser face à un ennemi commun, comme si tout le reste pouvait instantanément être mis sur pause. Emmanuel Macron ne peut que le constater le 12 mars, lorsqu’il annonce à la télévision la fermeture des écoles et qu’il fait le point sur la situation sanitaire : « c’est cela, une grande Nation. Des femmes et des hommes capables de placer l’intérêt collectif au-dessus de tout ». Cette confiance affirmée envers les Français, coutumiers pourtant d’une démocratie marquée par la division et l’opposition politique, pourrait être accusée de constituer une tentative maladroite de circonscrire les prévisibles conséquences sociales de la crise. Pourtant, force est de constater qu’il y a dans cette phrase une vérité déjà démontrée par le passé, en janvier 2015, lorsque l’unité nationale s’est matérialisée par « l’esprit Charlie ». Cette affirmation du Président de la République soulève une interrogation : où le peuple français puise-t-il cette étonnante aptitude à s’unir dans les moments difficiles malgré les différences qui agitent quotidiennement le pays en temps normal ?

A travers son histoire, et probablement encore plus depuis la Révolution de 1789, le peuple français n’a cessé de se battre pour défendre ses droits et ses libertés. Lorsque les attentats de janvier 2015 ont frappé de plein fouet notre presse, le peuple n’a pas résisté à la colère. Et lorsque chacun s’est rendu compte que ce sentiment était partagé de tous, la colère s’est transformée en unité nationale. Au soir du 9 janvier 2015, en direct de l’Élysée, François Hollande expliquait que cette unité était selon lui notre « meilleure arme », à nous « peuple libre qui ne cède à aucune pression » et porte « un idéal qui est plus grand que nous », que nous défendrons naturellement quoi qu’il en coûte.

Quelques heures après la tuerie perpétrée par Chérif et Saïd Kouachi contre le siège de Charlie Hebdo, le slogan du graphiste français Joachim Roncin « #JeSuisCharlie » submerge Twitter et devient le symbole d’un peuple soudé. Pendant quelques heures, peut-être quelques jours, il n’y a plus de discorde : il n’y a qu’un peuple, un peuple qui a « l’esprit Charlie ». Le slogan gronde peu à peu sur les réseaux sociaux, les chanteurs français s’en inspirent pour retranscrire la colère et l’unité de tous les Français : on se souvient de « Charlie » de Grand Corps Malade, d’une chanson du groupe Tryo portant le même titre, de « Comme un seul homme » du chanteur -M-, et de tant d’autres. Le message « Paris est Charlie » illumine l’Arc de triomphe et l’émotion se propage si fort qu’il finit par être projeté sur la bourse de New-York. Cette semaine-là, c’est le peuple tout entier qui s’est soulevé d’un seul élan. Ceux qui ont assassiné les dessinateurs Charb, Cabu, Wolinski, Honoré et Tignous, mais aussi de simples citoyens, se sont attaqués à notre nation toute entière. Dans les rues, le 11 Janvier notamment, les « marches républicaines » ont rassemblé 4 millions de personnes accompagnées de 44 dirigeants internationaux dans les cortèges. La France n’acceptera jamais que ni les Frères Kouachi ni d’autres, même armés de leurs Kalachnikovs, de cocktails Molotov et d’un lance-roquette, puissent faire trembler le pays depuis l’imprimerie où ils s’étaient réfugiés après avoir froidement assassiné nos femmes et nos hommes. C’est cela, l’unité nationale, un peuple qui s’allie pour faire front commun. Acceptant la présence militaire dans les rues, mais aussi la promulgation de l’état d’urgence après les attentats du Bataclan, les Français habitués à dire « non » sentent lorsqu’obéir devient, provisoirement, nécessaire pour le bien de tous. Cette capacité à combattre ensemble en temps de crise, à lutter ensemble contre des terroristes nous privant de notre liberté comme de notre oxygène, marque l’unité dont la France est capable. Aujourd’hui, c’est au cœur de cette unité, renforcée par notre histoire récente, que nous sommes appelés à nous replonger pour lutter contre l’épidémie mondiale de COVID-19.

Dans cette nouvelle crise, c’est le slogan « #RestezChezVous » qui incarne notre unité face à un ennemi cette fois-ci moins visible, mais encore plus redoutable. Diffusé à la télévision par le ministère de la Santé, repris par de nombreuses personnalités mais aussi par les citoyens, il nous appelle à nous unir encore. Cette fois-ci, le message ne vient pas du peuple mais du gouvernement. Pourtant, il semble presque aussi efficace. Serait-ce le passé, qui a laissé en nous un peu de cet « esprit Charlie » et qui nous rappelle qu’ensemble nous sommes plus forts ? Un sondage IFOP réalisé en Janvier 2020 révèle en effet que 60% des Français se sentent encore « Charlie ». Ce nombre se sera sûrement encore accru depuis de début de la crise sanitaire actuelle, qui nous rappelle à quel point nous avons tous besoin les uns des autres. Chaque soir à 20h, ce sont des milliers de Français qui applaudissent à leurs fenêtres durant quelques minutes les soignants qui se démènent chaque jour pour sauver des vies. Alors qu’il y a quelques semaines encore nous étions séparés par nos idées politiques, sur la question de la réforme des retraites par exemple, aujourd’hui les Français, comme à l’époque de Charlie, agissent les uns pour les autres sans se soucier de leurs différences. Tandis que des citoyens assemblent des masques dans leurs salons, d’autres offrent des cours de sport ou des lectures, et les institutions culturelles nous ouvrent virtuellement les portes de leurs plus beaux joyaux. Les chanteurs français, comme à l’époque des attentats, soutiennent le pays en musique. Malgré nos différences, et en dépit de nos divergences, nous agissons ensemble pour le bien commun et dans un esprit qui avouons-le ressemble fort, dans le fond, à l’esprit Charlie.

Ainsi, nous avons probablement tiré une leçon des attentats terroristes qui ont touché la France ces dernières années. L’histoire nous a rappelé que la démocratie telle qu’elle est défendue au sein de notre nation nous a souvent permis de vaincre nos ennemis, ceux-là mêmes qui s’attaquaient à nos libertés. Après quatre ans de lutte contre la menace terroriste sur notre territoire, François Hollande alors toujours en fonction expliquait le 16 septembre 2016 que « la démocratie est notre arme et notre âme », et que « c’est ainsi que les terroristes seront traqués, réduits et au bout du compte annihilés ». Il est vrai que nous avions su à l’époque faire de lourds sacrifices, en acceptant l’état d’urgence pour retrouver notre vie d’avant. Aujourd’hui, nous sommes conscients de devoir faire de même pour permettre enfin la réouverture de nos écoles, de nos cafés et restaurants, de nos magasins, théâtres, cinémas et musées. Pourtant, il est possible que cette fois, conscients de la force que procure notre unité, nous ne cherchions plus à retrouver notre vie d’avant mais plutôt à bâtir ensemble notre vie d’après.

Sources :

Olivier Kuntzmann est responsable du pôle « Renseignement » au sein du Centre d’étude de la Sécurité et de la Défense (CESED). Il est diplômé d’un Master en Renseignement et Sûreté Internationale du King’s College de Londres. Aujourd’hui Consultant en Cybersécurité et Confiance Numérique, il continue de s’intéresser en parallèle aux questions de renseignement et de sécurité.