Véronique Roger-Lacan, protectrice du multilatéralisme

En septembre 2019, Véronique Roger-Lacan est nommée déléguée permanente de la France auprès de lUNESCO. Après trois décennies de missions diplomatiques, elle revient sur son parcours et sa conception de la paix.

Par Lola Breton

« Il ne faut jamais se résoudre, sous prétexte de “dépolitisation”, à coopérer sur la base du plus petit dénominateur commun. Beaucoup de négociateurs dans le multilatéral sont prêts, pour “sauver ce qui peut encore l’être, à brader les principes fondamentaux des démocraties. Or, il ne faut jamais céder face à de telles pressions. Il faut lire, relire et relire toujours les récits de ceux qui ont subi, ou au sujet de ceux qui ont subi, pour s’efforcer d’éviter, toujours, le pire. »Depuis plus de 30 ans, Véronique Roger-Lacan porte ces convictions au quotidien dans ses missions diplomatiques.

Elle obtient son premier laissez-passer des Nations Unies en 1989, à 25 ans. Alors qu’elle prépare assidûment le concours d’Orient du Quai d’Orsay, l’ONU la recrute et dévie, pour un temps, sa voie du ministère français des Affaires étrangères. « Ce passeport diplomatique bleu pâle, c’était presque comme une fin en soi, confie-t-elle aujourd’hui. Le reste allait suivre. Je ne savais pas quel poste je rêvais d’occuper, mais je savais que je retournais sur ces zones de conflits dans lesquelles j’avais déjà vécu étant enfant et adolescente, en tant que spectatrice innocente et passive. Cette fois j’allais être actrice de cette histoire qui s’était écrite sous mes yeux depuis si longtemps. » Si Véronique Roger-Lacan a choisi d’étudier le droit international public et les langues orientales, ce n’est pas dû au hasard. Petite, elle suit ses parents aux quatre coins du globe, au gré des affectations de son père, professeur de lettres dans les lycées français. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle naît au Vietnam, en 1964, en pleine guerre. Pendant ces premières années, au cœur de la guerre Froide, le Sud et le Nord-Vietnam s’affrontent, soutenus par les grandes puissances. Quatre ans plus tard, le Nord-Vietnam lance l’offensive du Têt pour déloger les Sud-Vietnamiens et les Américains de leur territoire, et la famille de Véronique Roger-Lacan quitte le pays. Elle pose ses bagages en Éthiopie où elle reste six ans avant la déposition de l’empereur Hailé Sélassié par les militaires à la solde des soviétiques, en septembre 1974. Finalement, le Maroc accueille la famille pendant six ans. Là encore, des émeutes secouent le pays.

Enchaînement de missions internationales

En 1989, laissez-passer bleu pâle en main, Véronique Roger-Lacan s’envole pour Bangkok. 25 ans après sa naissance, elle retourne en Asie du Sud-Est, en poste « au bureau régional du haut-commissariat des Nations Unies pour les réfugiés [le HCR, NDLR] dans l’équipe qui gérait le rapatriement des réfugiés cambodgiens dans leur pays d’origine après les accords de paix de Paris ». La toute jeune diplomate est la seule francophone sur cette mission, qui dure trois ans. Elle devient alors « la correspondante privilégiée pour les contacts avec les Khmers rouges ». D’autant, qu’à l’époque, elle apprend également la langue khmère. Elle comprend ainsi ce qui se joue et ce qui se dit.

Puis, Véronique Roger-Lacan enchaîne les postes, à l’ONU, à l’Otan, au ministère des Armées et ministère des Affaires étrangères, enfin. Pour le Quai d’Orsay, elle retourne en Asie du Sud, en 2011, en tant que sous-directrice pour l’Asie méridionale. « Jai côtoyé des pays et des populations diverses », souligne-t-elle. Sur ce poste, l’Afghanistan la marque particulièrement. « Avec deux collègues français très spécialisés, nous y avons engagé un dialogue de paix inter-afghan avec toutes les parties au conflit, dont les Talibans, qui est allé assez loin dans la négociation. »Forte de cette expérience, elle devient en 2013 ambassadrice chargée de la lutte contre la piraterie maritime, en bonne compagnie : « À ce poste j’ai travaillé main dans la main avec l’amiral Rogel, alors chef d’État-major de la marine, co-équipier fantastique, qui lui évidemment avait bien d’autres chats à fouetter, mais qui était particulièrement attentif à signaler la disponibilité et la coopération totales de la marine aux efforts diplomatiques que nous déployions pour à la fois préparer le terrain pour les opérations navales de lutte contre la piraterie et prévenir les crises. »

Droits, devoirs, libertés

Ministre plénipotentiaire. Véronique Roger-Lacan est la première femme extérieure au Quai d’Orsay à obtenir ce titre, en 2015. Quelques mois plus tard, elle devient représentante de la France à l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe). « LOSCE a été créée dans les années de guerre froide pour établir un dialogue entre l’est et l’ouest. Après la dissolution de l’Union soviétique et de la Yougoslavie, elle a été maintenue en vie pour gérer la transition démocratique dans toutes les républiques post-soviétiques et de l’ex-Yougoslavie, rappelle Véronique Roger-Lacan. Dans ce contexte les dossiers les plus marquants sont ceux des conflits dits “gelés” mais qui en réalité sont des conflits prolongés en raison de démarcations de frontières ou d’indépendances contestées. »De ces conflits encore latents, la ministre retient peut-être davantage celui du Haut-Karabakh, dont les développements ont encore marqué cette année l’actualité : « Plus encore que les autres conflits, celui-ci marque une incompréhension totale, une dénégation absolue depuis le génocide arménien, de la réalité des implantations ancestrales de civilisations anciennes multiculturelles et multireligieuses et une volonté d’éliminer toutes traces de ces civilisations, ce qui est gravissime. »

Après quatre ans passés à Vienne, au siège de l’OSCE, Véronique Roger-Lacan se doit de changer de poste. « J’ai fait trois vœux dont celui du poste à l’Unesco et j’ai eu la chance et l’honneur d’y être nommée. » Depuis 2019, en tant que déléguée permanente de la France auprès de l’institution onusienne, elle s’emploie à faire régner la paix au sein des États et entre les nations. « Il ne peut exister de situation où ces droits, devoirs et libertés fondamentaux puissent heurter d’autres droits, devoirs et libertés fondamentaux, qui leur seraient contraires, sauf à être manipulés par certains au profit d’une communauté contre une autre. C’est là qu’intervient l’universalisme », appuie-t-elle. « Reconnaître universellement des droits, des devoirs et des libertés individuels et fondamentaux revient à bannir tout relativisme culturel, tout communautarisme : ta liberté, tes droits, s’arrêtent là où commencent les miens. Ta liberté d’expression s’arrête là où elle heurte la conception religieuse véhiculée par une communauté dont les pouvoirs sont fondés sur les croyances qu’elle vend aux plus crédules. Tes valeurs sont limitées aux miennes. C’est là que naissent les conflits entre communautés. Comment concevoir que l’égalité hommes-femmes ne soit toujours pas universellement reconnue dans toutes ses acceptions, éducatives, culturelles, sociales, sanitaires ? Comment considérer que des catégories de populations, LGBTI par exemple, n’aient pas les mêmes droits que les autres dans tant de pays y compris dans l’Union européenne ? Quels dommages fondamentaux l’existence de ces populations créent-elles pour le reste de l’humanité ? Aucuns. »

Lutter contre les attaques envers la paix

« Les moteurs de la paix sont l’éducation, la culture, le droit, la justice, le respect de l’autre, la promotion et la protection des libertés fondamentales. Mais il ne faut pas s’y méprendre. Le respect de l’autre doit être encadré par le droit. Car c’est au nom du respect de l’autre que l’on a assassiné, que lon s’est livré aux pires exactions. Tu caricatures, je t’assassine. Tu utilises des caricatures pour enseigner, je te décapite. » Évidemment, l’assassinat de Samuel Paty, professeur yvelinois, en octobre 2020, résonne dans les paroles de Véronique Roger-Lacan. « Au vu des missions fondamentales de l’UNESCO, l’éducation et la liberté d’expression, il nous a semblé évident que les 193 États membres devaient se rassembler pour condamner un tel acte. Il n’en a rien été. Certains États membres ont exigé que soit inséré dans la déclaration que nous souhaitions adopter, un paragraphe sur le respect des symboles religieux. Sous-entendu, il l’avait bien cherché. Comment des personnes sensées être éduquées peuvent-elles tenir un tel raisonnement, et par une telle volonté, justifier une décapitation, alors que précisément notre droit prévoit que tout acte considéré comme incitant à la haine raciale ou comme un crime de haine peut être poursuivi et condamné ? »

Cet épisode est caractéristique de ce que Véronique Roger-Lacan estime être le combat du moment à l’UNESCO : « la promotion et la protection du multilatéralisme et des valeurs qui le fondent. Certains États membres utilisent ce concept de sujets dits “politiques” comme des sujets qui divisent, pour les rayer de l’ordre du jour, entérinant ainsi une tendance malheureuse et fâcheuse des autocraties à éliminer les droits de l’homme et les libertés fondamentales de l’agenda multilatéral. » Cette année, il a donc fallu lutter contre cette tendance tout en promouvant la continuité du multilatéralisme en ligne, pour que le coronavirus ne fasse pas complètement cesser le travail de l’institution. « On a été résilients, mais le virtuel n’est pas la panacée, et présente des écueils considérables desquels il faut se prémunir », prévient Véronique Roger-Lacan.

Aux futures générations de femmes aspirant à devenir, à leur tour, diplomates, l’ambassadrice conseille « d’apprendre des langues beaucoup de langues, de lire, d’être ambitieuses et généreuses à la fois, pas égocentriques ni narcissiques ». En tant que membre de l’association Femmes et diplomatie du ministère des Affaires étrangères, Véronique Roger-Lacan, qui dit n’avoir « jamais rencontré de difficulté en tant que femme » dans sa carrière, est marraine de jeunes collègues et lutte pour une meilleure égalité de traitement entre hommes et femmes. Elle concède : « Un grand défi pour une femme qui souhaite agir dans le domaine de la paix et de la sécurité internationales peut être celui, à un moment donné, de concilier vie familiale et vie professionnelle, notamment lorsqu’il s’agit d’élever des enfants en bas âge. J’ai fait de nombreuses concessions et renoncé à de nombreux postes mais je ne le regrette pas. Élever ses enfants, c’est une contribution à la paix et à la sécurité. »