Repenser l’architecture économique mondiale ?

La crise sanitaire alerte. Entre les menaces d’une famine à grande échelle et les symptômes d’une précarité exacerbée dans les régions fragilisées, les réponses apportées par les institutions financières ne font pas l’unanimité. L’aide humanitaire, à la réputation coûteuse, ne devrait-elle pas être repensée ? Dans un système où les financements et les investissements semblent être la réponse à tous les maux, il semblerait que les solutions les plus simples puissent aussi être les plus durables.

Par Estelle Alexandre

Les failles d’une architecture économique

La COVID-19 expose des dommages survenant après des décennies de dépendance des économies fragilisées à des acteurs privés et des politiques d’austérité promues par le FMI et la Banque Mondiale. Pour Maria Jose Romero, responsable des politiques d’Eurodad sur le financement public privé et les institutions de financement du développement « la stratégie de la Banque Mondiale est d’appeler à des investissements du secteur privé dans l’illusion que cet appel à investissement pourra combler les besoins. C’est une stratégie qui peut marcher en réponse à la pandémie mais certainement pas sur le long terme pour aider les secteurs en réel besoin »1 . En 2009, lors du Sommet de Londres, le FMI et la Banque Mondiale voient leur budget augmenter de 1000 milliards de dollars supplémentaires et en 2012 lors du Sommet de Los Cabos, ce seront 456 milliards de dollars supplémentaires pour le FMI. Des mesures conjoncturelles pour stabiliser les finances des États en difficulté mais qui ne contribuent en rien à leur développement, « les prêts faits au Mali n’ont eu aucun impact sur son développement ou sa sortie de crise » confirme Olivier Vallée, économiste et consultant international. Ainsi, pourrait-on prévoir que le don de 25,8 millions de dollars venant de l’Association Internationale de Développement approuvé par la Banque Mondiale le 10 avril 20202 ne verrait aucun impact de long terme. « Ce que recherchent les prêteurs c’est d’avoir une garantie sur leur prêt, même si le pays n’est pas solvable » explique l’économiste. Le problème ne concerne pas uniquement l’injection d’argent dans des économies fragiles, il concerne tout autant des investissements dans des entreprises européennes qui mènent des projets à l’étranger, « l’AFD préfère prêter à Veolia plutôt qu’aux start-up sénégalaises ou des alternatives locales » affirme Olivier Vallée. Ce modèle est amené à changer : le partenariat entre l’Agence Française de Développement et l’Agence du Développement du Digital permet la mise en place de « start-up d’État » au sein de l’administration marocaine. Le hackaton organisé le 17 décembre 2020 a permis de désigner deux lauréats qui bénéficieront en 2021, d’un accompagnement personnalisé pour promouvoir un service public innovant3. Un évènement faisant suite à un soutien de l’AFD pour les projets numériques. En 2018, elle soutenait déjà l’écosystème innovant africain. « Pour passer à l’échelle supérieure, les acteurs du numérique ont besoin d’être intégrés dans des écosystèmes porteurs comme Digital Africa »4indique Rémy Rioux, directeur général de l’AFD.

Solutions de court-terme et gestion des dettes extérieures

La question de la suppression des dettes est devenue populaire dans les débats multilatéraux. Pourtant, ce qui aurait pu être l’ultime solution n’en est finalement pas même une ébauche, « avec la suppression des dettes, les bons gestionnaires seront pénalisés et on se retrouvera de nouveau face à des États endettés. Ce n’est pas la solution » indique François Gaulme. D’un point de vue économique, cette suppression n’est pas envisageable, on parlera avant tout de suppression de service de la dette (DSSI), qui a d’ailleurs pu être accordée aux pays les plus pauvres en avril 2020. Une suspension partielle de la dette de 77 États valant 14 milliards de dollars sur une dette totalisant 32 milliards de dollars. Cependant, si ce service de suspension de dette est possible pour les créanciers publics comme l’AFD, il reste compliqué d’obtenir la coopération de créanciers privés, ou d’arriver à un accord unanime au sein du G20, « même sur une question brève comme la suspension des dettes, on ne trouve pas de solution, c’est une limite du multilatéralisme » constate Olivier Vallée. Une limite qui a longtemps gelé toute solution alternative à l’injection massive d’argent dans des économies déficitaires, dans une situation où une grande partie des créanciers sont privés ou ne font pas partie du Club de Paris, à l’instar de la Chine. Pourtant en novembre 2020, de nombreux changements opèrent dans cette gestion de dettes, où la Chine, principale créancière, accepte de se rallier aux décisions du Club de Paris. La China Development Bank, créancier commercial, se plie finalement à la DSSI tout en poursuivant des négociations sur la question des dettes souveraines de nature commerciale pour les pays touchés par la COVID-19. Elle accorde une suspension totale de 748 millions de dollars5. Une étape importante pour les économies concernées lorsqu’en 2018 plus de 45% de la dette extérieure des pays en développement à faible revenu était détenue par des investisseurs privés et environ 30% par des pays non-membre du Club de Paris. La dette envers les banques régionales de développement et les banques multilatérales de développement s’élèvent respectivement à environ 15% et 20%6. Il ne faut donc pas uniquement compter sur leur coopération pour l’amélioration des budgets des pays pauvres, ayant eux-mêmes des intérêts bien distincts. Les acteurs privés, notamment les sociétés de Hedge Funds, devraient également être impliquées dans ces efforts. Blackrock ainsi que les sociétés Rotschild et Lazard sont créanciers de projets à l’international au même titre que les banques publiques. « On a tendance à tout laisser faire à la Chine en oubliant que d’autres acteurs ont une forte responsabilité dans la dette, dont il faudrait également prendre les intérêts en compte » signale Olivier Vallée. « Trois entités voudraient que la Chine fasse un effort dans le paiement de la dette de ses chantiers en Afrique, mais elle ne peut pas renoncer à cet effort substantiel ».

Penser le développement pour influencer l’économie

Penser le développement en se concentrant uniquement sur des facteurs économiques est une erreur.

Pour Antoine Bertout, directeur du développement international de Famoco, les Nations Unies pourraient être la solution idéale.« Elle agit comme un véritable incubateur à projets depuis 3-4 ans. Elle a adopté un nouveau mode de fonctionnement qui lui permet un gain de temps énorme en s’engageant auprès des start-up et en favorisant les solutions multi-acteurs pour éviter les monopoles ». Les plateformes comme UN Global Compact permettent de se rapprocher de start-up autour de valeurs communes et de principes communs, notamment autour des Objectifs de Développement Durable.

  • Avec l’ancien modèle de l’aide humanitaire, le tissu économique, composé des marchands, des agriculteurs et des marchés n’avait plus rien à vendre, puisque la distribution était gratuite. Tous ces acteurs qui auraient pu permettre à l’économie de repartir, devenaient finalement eux-mêmes des bénéficiaires puisqu’ils n’avaient plus de travail. » L’introduction de la technologie Famoco a permis de s’appuyer sur ces réseaux afin que les bénéficiaires s’approvisionnent directement dans ce maillage de marchands, d’agriculteurs et de marchés en échange d’une vérification d’authentification entre un bénéficiaire de l’ONU et le marchand grâce à une carte avec un certain montant de coupons. « Ces marchands, autrefois concurrencés par l’ONU, se voient maintenant équipés par l’organisation internationale en terminaux de paiement pour reconnaître les bénéficiaires, lire leurs coupons et valider les transactions ». Un service fourni depuis 2016 auprès de 25 millions de personnes dans 45 pays, qui a permis de créer un réseau constitué de 25 000 points de distribution, sur lequel l’ONU s’appuie pour contrôler le prix des denrées, ou contrôler la fraude. Un système que l’ONU souhaiterait décliner au secteur de la santé pour les aides médicales. « On a travaillé en quelques semaines avec des médecins à repenser l’interaction bénéficiaire / médecin autour de ces mêmes cartes et terminaux, qui se voient simplement reconfigurés en mode médical et protection sociale ».

En numérisant un programme lourd et couteux, il y a eu un gain de temps et d’argent certain. La part de la population aidée et la réduction des coût s’élèvent toutes deux à 25% : « Il y a un effet de levier énorme et un réel retour sur investissement pour l’ONU quand elle digitalise ces programmes, qui étaient autrefois risqués et assez chers ». En conservant un réseau et un écosystème préexistant, l’ONU et Famoco renforcent la confiance en s’appuyant sur des technologies et des marchands locaux, « c’est aussi dans notre intérêt de mettre en place des partenariats avec eux ». Les métadonnées générées par ces technologies, en plus de bénéficier d’une protection avancée pour éviter toute exploitation en situation de conflit, sont centralisées par l’ONU. Elles facilitent la conception de modèles d’intelligence artificielle pour l’étude des populations en difficulté lorsqu’aucune transaction n’a été effectuée, tout en permettant de comprendre l’impact du déploiement de ces technologies.

Il y a encore beaucoup à faire du côté de l’ONU en termes de procédures et d’innovation, mais le progrès est en bonne voie : « les entreprises déjà partenaires cherchent, avec elle, à ouvrir le portefeuille de service en intégrant des entreprises locales et d’autres partenaires pour fluidifier les procédures, faciliter l’accès aux contrats et attirer de nouveaux projets ».

Antoine Bertout alerte sur un système financier beaucoup trop avide en projets coûteux et souligne les lourdeurs d’un système qu’il est possible de faire évoluer au profit des populations. Il appelle à renforcer le dialogue entre les différents acteurs pour accélérer les processus et à s’intéresser à des projets de développement de plus petites échelles « car un projet à 100 000 euros habilement mené dans une région peut avoir un impact durable ».

Des changements structurels intelligents sont possibles. Les Nations Unies semblent prendre la voie de l’innovation et de la coopération multisectorielle, qui sont autant de changements attendus du côté des institutions financières et des groupes de réflexion multilatéraux.

Un besoin urgent de solutions systémiques pour réparer l’architecture économique mondiale afin de garantir l’espace fiscal et politique est nécessaire à une transition décoloniale, féministe et juste pour les personnes et la planète. « Nous devons assurer la démocratisation de la gouvernance économique mondiale, en ouvrant le droit de décision à tous les pays plutôt qu’à ceux qui concentrent le pouvoir ou les ressources uniquement. » rappelait le Forum de la Paix de Paris en novembre dernier.

1 Forum pour la Paix de Paris, novembre 2020

2 https://www.banquemondiale.org/fr/news/press-release/2020/04/10/mali-to-receive-25-8-million-for-covid-19-response

3 https://www.afd.fr/fr/actualites/communique-de-presse/maroc-l-add-et-l-afd-lancent-un-programme-de-start-up-d-etat?origin=/fr/actualites/communique-de-presse

4 https://www.afd.fr/fr/actualites/communique-de-presse/lancement-officiel-de-digital-africa-une-initiative-ambitieuse-au-service-de-lecosysteme-innovant-africain

5 http://www.cdb.com.cn/English/xwzx_715/khdt/202011/t20201104_7894.html

6 https://blogs.worldbank.org/fr/opendata/dernieres-statistiques-sur-la-dette-internationale-la-dette-exterieure-des-pays-revenu