L’éducation au numérique, une urgence pour construire demain

« Nous recommandons que d’ici 2030, chaque adulte ait un accès abordable aux réseaux numériques. Ceci serait un moyen de contribuer grandement à la réalisation des Objectifs de développement durable » souligne le rapport publié par les Nations Unies en 2019. Or, si la massification de l’accès au numérique est un progrès nécessaire, il n’est pas suffisant sans le développement de l’éducation et de la formation.

Par Philipine Colle

Alors que 17% des Français de plus de 15 ans seraient victimes d’illectronisme1, l’usage du numérique et la production extensive de données imposent de nouveaux défis et des enjeux tant de sécurité que de citoyenneté. Un sujet au cœur des préoccupations européennes, comme l’affirme, Mariya Gabriel, commissaire à linnovation, à la recherche, à la culture, à l’éducation et à la jeunesse, « Avec le plan d’action européen pour l’éducation numérique, nous plaçons l’éducation numérique au centre du paysage éducatif européen, en promouvant la culture numérique pour lutter contre la désinformation en ligne, en soutenant les éducateurs et les enseignants et en garantissant un apprentissage en ligne de qualité ».

Le numérique, entre opportunité et danger

« La cybersécurité doit être l’affaire de tous et pour que cela soit le cas, un vrai travail de sensibilisation sociétale doit être mené notamment auprès des plus jeunes » explique Jean Larroumets, présidentfondateur dEGERIE et président du Clusir Toulon. Si le travail de compréhension de la menace concerne toutes les générations, la sensibilisation des enfants semble être un enjeu prioritaire. En effet, ils sont présents massivement sur l’espace numérique et ce de plus en plus jeune. Selon l’UNICEF, près d’un internaute sur trois dans le monde est un enfant ou un adolescent de moins de 18 ans. 7 ans serait l’âge moyen de la première connexion aux réseaux numériques et, dans les pays à connectivité élevée, les moins de 15 ans sont plus susceptibles d’utiliser internet que les adultes de plus de 25 ans2. Les enfants du 21e siècle vivent une vie numérique et physique intrinsèquement mêlée, sans aucune frontière, et avec une intuitivité parfois déconcertante… Cela exige donc de penser une éducation sur les opportunités du numérique qui pourrait bien guider leur avenir, mais aussi sur les règles et les dangers auxquels ils peuvent être exposés pour qu’ils deviennent véritablement maîtres de leur destin.

Aujourd’hui, ils restent peu conscients des menaces initiées par des cybercriminels à l’imagination sans limite et aux méthodes évolutives, dont ils sont la cible pourtant privilégiée. « Pour adresser des enfants ou adolescents, les attaquants développent des subterfuges en masquant les malwares dans des jeux gratuits pour inciter à cliquer sur les liens », alerte Florian Bonnet, Directeur du Product Management chez Stormshield. Selon l’association e-enfance, 2 à 3 enfants par classe auraient déjà été victimes de cybercriminalité ou de cyberharcèlement. Le développement d’outils de prévention semble plus que jamais urgent.

Apprivoiser le monde numérique

La Commission européenne s’est engagée dans une approche holistique de la protection des plus jeunes internautes en s’associant aux États membres, opérateurs de téléphonie mobile, et géants des réseaux sociaux. Elle promeut l’adaptation des stratégies de sensibilisation, notamment via la mise en place d’un MOOC visant à former les enseignants à l’accompagnement des jeunes. Des initiatives ludiques et adaptées à l’âge du public existent d’ores et déjà. En Finlande, les élèves du primaire ont accès à Spoofy, un jeu gratuit qui les plonge dans la peau d’un super-héros qui fait face aux situations de danger auxquelles ils sont confrontés quotidiennement. Les enfants découvrent alors les enjeux liés au secret des mots de passe et aux traces numériques qu’ils laissent. De tels outils pédagogiques se développent aussi en France sous la forme, par exemple, du kit « 1,2,3 Cyber ! », conçu par le cabinet de conseil Wavestone pour lutter contre le cyber harcèlement chez les adolescents. Mais les enjeux sont tels que « pour que l’ensemble des enfants soit sensibilisé, l’initiative doit être prise au niveau de l’État. Les entreprises peuvent, ensuite, accompagner les pouvoirs publics sur ces sujets pour identifier les menaces et les messages à diffuser dans les écoles » souligne Jean Larroumets, favorable à l’instauration de séances d’éducation au numérique dans les cursus primaires. Porté par Laeticia Avia, Députée de la 8e circonscription de Paris, dans le cadre de la lutte contre la haine en ligne, un « permis internet » à destination des collégiens sera mis en œuvre au cours de l’année avant d’être généralisé à tous les collégiens à la rentrée de septembre 2021. Ce permis attestera du suivi, dans le cadre scolaire, d’une sensibilisation au bon usage des outils numériques et des réseaux sociaux, aux dérives et risques liés notamment aux contenus haineux et illicites.

Si les solutions doivent s’adapter à l’âge, elles doivent également être connectées à l’univers des jeunes. « Il est nécessaire que les jeunes sentent que les messages leur sont directement adressés » explique Kamal Touré, Cybercrime Project Coordinator à lOffice des Nations unies contre les drogues et le crime. « Ainsi, au Sénégal des spots radiophoniques ont été diffusés en langue locale » illustre-t-il. En France, des messages de prévention reprenant les codes des vlogs ont été transmis par des youtubeurs comme David Lafarge, spécialiste des Pokémon ou Une P’tite Jajoux, une jeune fille de 12 ans qui réalise des vidéos lifestyle, dans le cadre de la campagne #FaisGaffe!.

Secteur dynamique cherche talents désespérément

« Dans le contexte actuel et en raison d’une inertie générationnelle, il y a une pénurie de candidats malgré un besoin des entreprises croissant » observe Jean Larroumets. Un constat confirmé par les chiffres du Conseil d’orientation pour l’emploi : près de 80 000 emplois dans les technologies du numérique n’ont pas été pourvus, faute de profils adaptés, fin 2018. Ces nouveaux métiers représentent des bassins d’emploi considérables : entre 170 000 et 212 000 postes seront à pourvoir, en France, d’ici 2022. « Nous sommes dans un domaine sous tension, les besoins sont exponentiels et les jeunes qui s’y engagent entrent dans un secteur très attractif, à la fois par son potentiel de débouchés conséquents mais aussi car ces métiers font sens. Trouver des failles, parer les attaques, protéger les données et défendre. Ils sont des métiers utiles » déclare Loïc Louër, responsable des relations entreprises de l’École Nationale Supérieure d’Ingénieurs de Bretagne-Sud (ENSIBS).

Face à la pénurie, il est donc essentiel de rendre cette filière d’avenir plus attractive auprès de nouveaux profils. L’école 42 se veut un modèle à suivre : accessible sans condition de diplôme ni âge, elle permet l’extension des viviers de talents à des profils considérés par le passé comme atypiques. Elle s’attache ainsi à valoriser la diversité sous toutes ses formes, et séduit de plus en plus de femmes, jusqu’alors absentes de cette filière : « Les femmes se mettent au code plus tardivement. Lors de notre dernière sélection, 70% des candidats étaient des candidates sur la tranche 35-40 ans ! » s’enthousiasme Sophie Vigier, directrice de l’école 42 où des référents mixité ont été nommés et où une association, #include, s’attache à lutter contre toute forme de discrimination.

Emergence de formations différenciées

Les besoins sont divers et les formations s’adaptent. « Les industriels nous ont fait part de leurs besoins lors du Conseil de perfectionnement de la formation. Une fois lancée, en septembre prochain, près de la moitié des intervenants seront issus de l’écosystème numérique régional. Cela nous permet de toujours coller aux besoins réels et d’accroître l’insertion professionnelle des étudiants en alternance qui peuvent être recrutés directement par les formateurs » explique Loic Louër. La proximité avec le monde de l’entreprise est la philosophie de cette formation d’ingénierie Cybersécurité du logiciel qui vise à apporter des compétences hybrides et une polyvalence en data science et cybersécurité dont les entreprises ont besoin.

Un constat partagé par Nicolas Sabben, responsable du MSc Cybersecurity and Defense management à l’EMLyon. « Il est important d’encourager des formations qui ne soient pas mono-disciplinaires pour développer chez les étudiants des visions globales de la cyber et leur éviter d’occulter certaines menaces ou potentielles ripostes par manque d’anticipation et de compréhension stratégique ». Destiné à des profils techniques ou non, des cours en Cybersecurity & ISS standards se mêlent ainsi à des enseignements en géopolitique dans ce programme dont l’ambition est de former des cadres qui pourront porter la cyber au niveau stratégique des organisations et l’inclure dans un paysage globale de performances. Michel Van Den Berghe, CEO d’Orange Cyberdéfense l’affirme « il ne suffit plus de contrer les attaques, il est nécessaire d’analyser et de comprendre l’origine des menaces. Des profils maîtrisant la géopolitique, la sociologie, les comportements comme les mathématiques sont donc essentiels et complémentaires pour aborder les défis cyber de demain ».

Par ailleurs, le développement de formations plus courtes, allant de Bac à Bac + 2 telles que celles développées par la Fédération Française de cybersécurité sont nécessaires pour toucher un public plus large et créer des passerelles de reconversion professionnelle. « Dès janvier, nous avons débuté les travaux pour la mise en place de formations à la cybersécurité pour les non informaticiens. En parallèle, des formations au nouveau métier d’Assistant Cyber sont en cours de déploiement avec un objectif de 20 000 personnes formées d’ici à 5 ans » déclare David Ofer, Président de la FFCybersécurité.

Former au monde de demain

Ceux qui pensent les formations d’aujourd’hui doivent aussi se projeter dans le monde d’après. La digitalisation massive des activités économiques et le développement de technologies telles que l’intelligence artificielle ou l’informatique quantique, vont bouleverser le marché du travail. Selon l’organisation Institute for the future, 85% des métiers qui existeront en 2030 n’existent pas encore. Ainsi, des ingénieurs en programmation linguistique, des Chatbot Master, et des contrôleurs éthiques attentifs aux biais sexistes ou racistes seront recherchés par les entreprises qui auront recours plus massivement à des intelligences conversationnelles.

« Demain, les menaces cyber vont continuer de s’accroître tout autant que les formidables opportunités engendrées par le numérique. Alors préparons-nous, équipons-nous, mais surtout cultivons-nous au numérique. Eduquons et formons pour faire émerger un numérique responsable et sûr » appelle Jean Larroumets.

2 Source : UNICEF Les enfants dans un monde numérique, 2017.