Engagée pour les droits des jeunes mères célibataires et des petites filles réduites au travail domestique, rencontre avec Meriem Othmani, présidente et fondatrice de l’association marocaine INSAF (Institution nationale de solidarité avec les femmes en détresse), faite chevalier de la légion d’honneur par le Président de la République Française en 2019. Révoltée face à l’inégalité, déterminée et éternellement optimiste, elle se bat depuis plus de 30 ans pour redonner un avenir à celles dont l’enfance a été volée.
Par Philipine Colle
D’une ferme aux sciences politiques
Meriem Othmani a grandi à Lyon. Sa sensibilité à la lutte contre l’injustice est née dans sa jeunesse alors qu’elle observait, depuis la vitrine du commerce tenu par ses parents, les nuées de jeunes travailleurs immigrés rejoindre un centre d’hébergement où ils vivaient péniblement. En 1960, sa famille quitte la France et devient propriétaire d’une ferme à Sidi Allal Bahraoui au Maroc. Un ancrage rural déterminant pour ses futurs combats. Sensibilisée à la situation des enfants des provinces rurales, c’est dans son expérience du monde agricole qu’elle trouve des solutions à la pauvreté endémique de ces familles.
Curieuse et désireuse de mieux comprendre la société et les ressorts qui lui permettrait de l’améliorer, elle fait des études de sciences politiques avant de devenir l’unique femme de sa promotion à réussir le concours d’entrée du prestigieux Institut supérieur de commerce et d’administration des entreprises de Casablanca. En 1971, elle devient la première femme cheffe d’entreprise au Maroc lorsqu’elle prend la tête d’une imprimerie qu’elle fait prospérer avant de fonder une entreprise de textile.
Premiers soutiens à l’éducation
Meriem Othmani s’engage dès les années 1980 en faveur de l’accès aux soins de santé et de l’instruction des enfants au sein de l’association l’Heure Joyeuse dont elle prendra, plus tard, la présidence. Face au manque de moyens criant, femme d’affaires aguerrie, elle met en place, pour la première fois au Maroc, un système de versements mensuels de dons permettant aux associations d’acquérir une certaine stabilité grâce à des financements pérennes. Elle noue des partenariats forts avec des associations villageoises et crée, avec l’appui du ministère de l’agriculture, les premières écoles rurales construites par les villageois eux-mêmes avec des matériaux locaux. Meriem Othmani poursuit ses actions en faveur de l’éducation et lance une opération de distribution de cartables remplis de fournitures et de livres scolaires auprès des enfants défavorisés du monde rural. 1000 puis 50 000 et finalement 100 000 cartables seront distribués.
Lutter contre l’exploitation et garantir la scolarisation des filles
En 1998, elle œuvre à la création d’un « Comité de soutien à la scolarisation de la fille rurale » avant de rejoindre l’ONG internationale Terre des hommes, engagée auprès des enfants. Un an après, Meriem Othmani fonde l’INSAF, pour lutter contre l’abandon des enfants nés hors mariage et porter secours aux mères célibataires. « Quand nous avons commencé à travailler avec les mères célibataires, nous avons constaté que 45% des mamans prises en charges étaient d’anciennes victimes du travail infantile. C’est ce qui nous a incité à concevoir un programme pour répondre à cette problématique » déclare-t-elle. Très vite, la mission de l’INSAF auprès des plus jeunes prend une dimension nouvelle ; au-delà de leur survie, c’est leur avenir qu’il faut maintenant garantir par la scolarisation et la lutte contre l’exploitation. « Nous ne pouvons pas accepter ces crimes dans notre pays. Nous ne devons pas permettre le sacrifice de ces enfants, sous prétexte que leurs parents sont pauvres. Ce sont nos enfants à tous. Les entendez-vous ? Elles crient leur souffrance, leur solitude et leur abandon. Aidez-les ! Protégez-les ! » assène-t-elle.
Le fléau des « petites bonnes »
Après avoir été déclarée association d’utilité publique, INSAF lance un premier projet de lutte contre le travail des enfants en 2002. L’année suivante, ce projet recevra la mention « spéciale » du prix des droits de l’Homme de la République Française. Au Maroc, l’exploitation des enfants touche principalement les « petites bonnes », de jeunes filles d’origine rurale retirées à leur famille pour s’occuper des tâches domestiques. Arrachées à l’enfance, privées d’affection et d’éducation, elles sont projetées dans un monde adulte brutal pour subvenir aux besoins de leur famille.
Pour lutter contre ce fléau, un travail d’investigation et de repérage sur le terrain où une véritable traite d’êtres humains se déroule, est nécessaire. Omar Saadoun, chef de projet pour l’association, a réussi à empêcher la « livraison » d’une jeune fille de 11 ans à une famille, chez qui, elle aurait été réduite au rang d’esclave, en repérant un café où des échanges d’employés de maison, adultes ou non, avaient lieu. L’association identifie localement les petites filles en danger et se bat pour les extraire du lieu de leur exploitation afin de les réinsérer par la formation. « Seule l’école peut permettre de se réaliser. Seule l’école peut permettre à un enfant de devenir un adulte conscient de ses droits et de ses devoirs. Tous les enfants du monde devraient être sur les bancs de l’école et devraient pouvoir apprendre à lire et à écrire » clame Meriem Othmani.
Des actions multiples
L’association déploie des programmes d’accompagnement sur 10 ans dans les trois provinces rurales de Chichaoua, Kalaat Sreghna et El Haouz. Grâce à des bourses mensuelles de 250 dirhams (2500 – 2700 euros), la prise en charge des frais de scolarité et d’hébergement, la fourniture de matériel et la mise en place d’un soutien scolaire, le programme permet le retour des petites filles dans leur famille et sur les bancs de l’école. Des centres de formation professionnelle agricole sont également impliqués pour apprendre à celles qui le souhaitent le maraichage, l’arboriculture, l’apiculture ou l’élevage. L’apprentissage d’un métier représente pour ces jeunes le passeport pour une vie active autonome et digne. « Au-delà de l’accompagnement scolaire, il est nécessaire de leur rendre le goût de la vie » ajoute Meriem Othmani. Dans le cadre d’un programme de reconstruction et de développement personnel, l’association a participé pour la deuxième fois en 2020 au Trail de Lalla Takerkoust. Les jeunes parrainées ont fait équipe avec des coureurs issus de lycées de Casablanca. Autonomisation, confiance et partage étaient au rendez-vous. Redonner une voix aux jeunes filles est la clé de la lutte contre leur asservissement.
Naïma a 7 ans lorsqu’elle est envoyée dans une famille où les coups et les sermons s’ajoutaient à la charge démoniaque de travail domestique « Dans mon village, la plupart des parents envoient leurs enfants travailler. Ils pensent que l’école ne sera jamais un tremplin pour un avenir meilleur et que la seule façon de s’en sortir est de travailler. Ils se trompent lourdement. Pendant ces 5 années, j’ai été une esclave qu’on a battue et maltraitée. On m’a volé mon enfance et mes rêves et on m’a propulsé dans un monde pour lequel je n’étais pas prête. Pour lequel aucune petite fille n’est prête »1.
C’est aussi par l’exemple et les rôles modèles que l’association entend faire changer les mentalités. « Une jeune femme éduquée reviendra dans son village avec une activité génératrice de revenus et pourvoyeuse de développement. » témoigne Meriem Othmani. L’association entretient alors une véritable chaîne de solidarité avec un effet vertueux depuis plus de 20 ans.
Une nouvelle loi qui fait peur
En 2016, une première victoire législative pour l’élimination du travail infantile est acquise suite à la promulgation de la loi 19-12 dont l’article 23 pénalise le recours à des enfants de moins de 16 ans. L’emploi de petites bonnes est désormais passible d’une amende allant de 25 000 à 30 000 dirhams et, en cas de récidive, d’une peine de prison d’un à trois mois. « Avec l’association, nous avons mis en exergue l’article 23 de cette loi car il nous permettait d’expliquer aux employeurs qu’ils devaient libérer les enfants retenus chez eux sous peine de lourdes sanctions ». La stratégie adoptée fut celle de la sensibilisation et de la menace pénale auprès des employeurs.
Une avancée majeure, nécessaire mais qui n’éradique pas pour autant le fléau. Interdit donc plus discret, le travail domestique existe toujours. « Aujourd’hui, nous ne savons pas quel impact réel a eu cette loi. Les petites bonnes sont devenues invisibles, les employeurs les cachent, nous ne les voyons plus dans les rues. Et pourtant, nous savons qu’elles sont là, souffrant en silence, enfermées dans les maisons, à la merci des employeurs… » déplore Meriem Othmani.
De premières victoires… mais un combat à poursuivre
En presque 20 ans, l’association a permis à 565 fillettes de retrouver leur enfance et le chemin de l’école. Le programme de maintien dans le système scolaire a permis à 36 jeunes femmes de devenir bachelières et à 50 autres de se présenter à l’examen du baccalauréat. Aujourd’hui, 17 jeunes femmes ayant bénéficié de l’accompagnement de l’INSAF poursuivent leur formation à l’université. Parmi elles, Naïma qui a repris l’école grâce aux aides financières de l’INSAF et vient d’intégrer les Beaux-arts de Casablanca.
« Nous pouvons dire que 99% des enfants vont à l’école et que de moins en moins de parents livrent leurs petites filles au travail malgré leurs conditions de vie difficiles. Mais mon combat, notre combat n’est pas terminé. Des enfants souffrent encore dans les maisons et j’espère avoir assez de force pour réussir à les libérer. Cette révolte face à ce relent d‘esclavage moderne ne m’a jamais quittée » affirme Meriem Othmani.
Le travail des enfants dans le monde a en effet, selon l’ONU, baissé de 38% ces dix dernières années. Néanmoins,152 millions d’enfants seraient toujours touchés et l’exacerbation de la pauvreté consécutive à la pandémie de la Covid-19 pourrait entraîner un retour en arrière dramatique.
Plus que jamais, des engagements forts doivent être pris afin d’éradiquer ce fléau. Alors que les objectifs de la feuille de route de la Haye sur les pires formes de travail n’ont pas été tenus en 2016, la proclamation de l’année 2021, Année internationale de l’élimination du travail des enfants doit être l’opportunité de faire drastiquement changer les choses pour atteindre enfin l’élimination du travail des enfants à l’horizon 2025.
1 Source : « Les petites bonnes, esclaves invisibles » Femme du Maroc, 2018.