Entre bitcoin et autoritarisme, la menace du « bukelismo » au Salvador

Autoproclamé « dictateur le plus cool du monde » ou encore « CEO du Salvador » sur son compte twitter1, le président Nayib Bukele a multiplié les assauts contre les institutions démocratiques et l’indépendance de la justice. Après s’être assuré sa mainmise sur le Parlement, le jeune chef d’Etat a décidé de faire du bitcoin la nouvelle devise de son pays sans véritables consultations populaires et législatives. Comment se dessine alors l’avenir de la démocratie au Salvador ?

Par Geoffrey Comte

L’irruption du « bukelismo»

En février 2019, Nayib Bukele remporte 53% des suffrages lors du premier tour de l’élection présidentielle au Salvador, raflant plus de votes que n’importe quel autre parti politique. A seulement 37 ans, le plus jeune président d’Amérique centrale assène le coup de grâce au bipartisme post-guerre civile, incarné par les socialistes du Front Farabundo Martí de libération nationale (FMLN) et son rival de droite l’Alliance républicaine nationaliste (ARENA). « Nous sommes en train de construire une véritable démocratie. […] Pendant des années, l’État a amplifié les problèmes du plus grand nombre afin de maintenir et d’accroître les avantages et les privilèges de quelques-uns. Il appelèrent cela une démocratie alors qu’il ne s’agissait que d’hypocrisie et de cynisme » a clamé le jeune chef d’État lors de son investiture en juin 20192. Adepte de l’économie de marché et porteur de valeurs progressistes, sa stratégie du météore lui procure une grande popularité et impose un nouveau style politique. Son cheval de campagne fut la lutte contre la corruption et l’immobilisme politique, ce qui l’amène à vertement critiquer le FMLN avant de le quitter en 20193. En créant son nouveau parti, Nuevas Ideas, Bukele s’attire les foudres du régime en place, le poussant à s’allier avec ARENA pour remporter sans difficulté la présidentielle. Malgré son écrasante victoire électorale, sa position d’outsider politique ne lui confère aucune majorité parlementaire, le point de départ des dérives autoritaires de son gouvernement.

Le bitcoin, un grand bond en avant ?

Le 7 septembre 2021, le Salvador légalise le bitcoin comme monnaie d’échange officielle pour se libérer des chaines des banques centrales et réduire le coût des transferts de fonds depuis l’étranger. « On estime [qu’ils] représentent environ un cinquième de son PIB, soit 6 milliards de dollars, et que les frais dépassent généralement 10 % » assure l’économiste David Tercero-Lucas dans un article de Latinoamérica 214. Argument central du président, les salvadoriens ne sont pourtant pas assurés d’obtenir un complément de revenus. La population adulte est très peu formée tandis que l’accès à internet reste rare. « Un autre facteur de risque inhérent à la conversion d’une crypto-monnaie comme le bitcoin en monnaie légale entre en jeu : son extrême volatilité. L’incertitude et la volatilité du taux de change d’une monnaie sont inversement proportionnelles à la stabilité économique d’un pays » prolonge-t-il. A court-terme, l’obligation d’accepter les paiements en bitcoin pourrait entrainer des vagues de spéculations pouvant pousser le secteur privé vers la banqueroute.

Democradura

Le Salvador est l’un des pays les plus violents au monde. Son taux annuel d’homicide était de 37,14 pour 100 000 habitants en 2019 et culmina à 105,23 en 2015. En déployant des milliers de militaires dans les villes les plus dangereuses, le Plan control territorial du nouveau président porta ses fruits entrainant une diminution de la violence. Pourtant, il fut accusé d’avoir négocié des réductions de peines avec les leaders criminels emprisonnés en échange d’un soutien électoral et de la réduction des homicides5. Un succès qui illustre le modus operandi du président salvadorien. Durant la négociation du 9 février 2020 pour un emprunt visant à améliorer l’équipement militaire anticartel, Nayib Bukele fait irruption dans l’Assemblée législative accompagné de soldats et policiers afin de faire approuver le financement. Sa justification fut surréaliste, proclamant que Dieu lui avait dit « Patience, patience, patience ! Le 28 février [2021], toutes ces canailles vont sortir par la porte extérieure et nous allons les éliminer démocratiquement ». Les élections législatives du 28 février ont donc ratifié un état de fait, le jeune président s’est bien saisi du Parlement monocaméral en obtenant 64 sièges sur 84 disponibles. Le 1er mai, les députés votent le remplacement des cinq juges de la chambre constitutionnelle et celle du procureur général du pays qui enquêtait sur les proches du président. Un véritable putsch. Dans un éditorial de Revista Factum, le journaliste salvadorien César Castro Fagoaga assure : « La révocation de la Chambre constitutionnelle de la Cour suprême de justice constitue non seulement un auto-coup d’État contre le pouvoir judiciaire mais consolide également la vocation dictatoriale de Bukele à gouverner avec un pouvoir absolu et sans aucune entité pour le contrôler ; la révocation du procureur général de la République trace la feuille de route de la persécution politique dans le pays »6. En septembre 2021, les membres nouvellement élus de cette chambre ont validé la possible réélection du président pour un second mandat d’affilé ce qui est normalement interdit dans la Constitution. Le mois suivant, une nouvelle loi obligerait les groupes dont les activités « répondent aux intérêts d’un étranger ou sont directement ou indirectement financés par lui » de s’identifier en tant qu’« agents étrangers »7. Actuellement en discussion, cette dernière pourrait conduire la journalisme et les ONG vers l’échafaud tout en confiant à la branche exécutive un contrôle accrue sur la société civile.

L’élan modernisateur de Nayib Bukele n’égale que la violence institutionnelle de ce jeune chef d’Etat persuadé de sa mission divine. Le Salvador serait devenu une « démocrature », soit une démocratie illibérale où les leaders sont élus mais l’indépendance de la justice subie les assauts du pouvoirs alors que les citoyens sont de facto exclus du système politique.

1 Bukele labels himself « dictator » of El Salvador, https://www.france24.com/en/live-news/20210920-bukele-labels-himself-dictator-of-el-salvador , 20 septembre 2021.

2 Alfa Producciones Tv Online, Nayib Bukele – Vean al mejor Presidente del mundo hablando, San Salvador, 2 juin 2021.

3 Angeline Montoya, « Au Salvador, Nayib Bukele, président populaire et populiste », Le Monde.fr, 19 juill. 2021p.

4 David Tercero-Lucas, Bitcoin en El Salvador ¿Política económica o marketing político?, https://latinoamerica21.com/es/bitcoin-en-el-salvador-politica-economica-o-marketing-politico/ , 19 septembre 2021.

5 Bukele Has Been Negotiating with MS-13 for a Reduction in Homicides and Electoral Support – ElFaro.net, https://elfaro.net/en/202009/el_salvador/24785/Bukele-Spent-A-Year-Negotiating-with-MS-13-for-a-Reduction-in-Homicides-and-Electoral-Support.htm.

6 César Castro Fagoaga, La democracia ha muerto en El Salvador, https://latinoamerica21.com/es/la-democracia-ha-muerto-en-el-salvador/ , 3 mai 2021.

7 Bukele to Control NGOs and Media Funding, https://elfaro.net/en/202111/el_salvador/25837/Bukele-to-Control-NGOs-and-Media-Funding.htm.